La vie en communauté met-elle en péril la personnalité de chacun ?

5 mai 2010 0 Par Caroline Sarroul

(présupposés : la personnalité est constituée indépendamment de la vie en communauté, qui pourrait  ensuite la menacer et cette personnalité peut être menacée). La personnalité, c’est ce qui me définit comme individu , totalité indivisible, un et permanent dans le temps ( ensemble de caractéristiques physiques, psychologiques, comportementales innées et acquises auxquelles je m’identifie et dans lesquelles je me reconnais) et ce qui me distingue des autres ( un et unique). Le mot personnalité vient du latin « persona » , le masque du théâtre antique qui permet aux spectateur  de prévoir le comportement, d’ identifier la psychologie du personnage incarné par l’acteur ( contrainte : un seul masque à la fois, pas plus de 12 successivement)

I. « Et tout d’abord toute société exige nécessairement un accommodement réciproque, une volonté d’harmonie : aussi, plus elle est nombreuse, plus elle devient fade. / On ne peut être vraiment soi qu’aussi longtemps qu’on est seul ; qui n’aime donc pas la solitude n’aime pas la liberté, car on n’est libre qu’étant seul … » Schopenhauer

La vie en communauté présuppose « un accommodement réciproque », c’est-à-dire

– que chacun sacrifie dans ce qu’il est individuellement, ses particularités qui pourraient ne pas s’accorder avec celles des autres (on pourrait faire ici un parallèle avec l’intégrale qui permet de construire la volonté générale chez Rousseau). Il ne reste alors de la personnalité que ce qui est semblable à l’autre, dans cette uniformisation,  le différent disparaît ; or, c’est en se distinguant qu’on se définit. Pour Bergson, ce qui menace notre liberté ( qui n’est que le fait d’être en accord avec soi, même si nous n’avons pas choisi totalement ce que nous sommes), c’est « le courant de la vie sociale ».

– à cause de ses particularités, la vie en commun ne peut se faire sans un ordre, des lois (religieuse, étatique, traditionnelle définissant le permis et l’interdit) or les lois s’opposent à la liberté (l’indépendance) et à la satisfaction de certains désirs ou pulsions ; or, c’est par nos désirs que nous nous définissons, la raison étant ce que nous avons en commun. La vie en société nous fait aussi entrer dans le désir mimétique qui fait que nous désirons finalement la même chose ou dans une même « fureur de se distinguer » selon Rousseau ou dans un même désir de reconnaissance (Hegel) qui fait que nous sommes prêts parfois à nous renier et changer pour être accepté, reconnu, non exclu.

– la vie en commun présuppose dès lors aussi un jeu social, une « comédie »  pour ne pas heurter les uns et les autres et on peut finir par se perdre soi-même dans ce jeu en s’y identifiant.

D’où une insociabilité défensive de l’homme, qui menace sans cesse l’ordre social et l’oblige à se renforcer. Pourtant l’homme se caractérise aussi par une sociabilité naturelle, il ne peut survivre seul et vit mieux avec les autres (division du travail, métaphore de l’arbre et de la forêt, Kant). C’est ce sentiment contradictoire que Kant appelle l’ « insociabilité sociabilité des hommes » mais  ne peut-il pas laisser penser que l’harmonie peut être pensée autrement que sous la forme d’un son monocorde ?

II. La vie en communauté ( = vie en troupeau) existe

– parce que bien qu’étant différents nous avons des intérêts en commun : sécurité, égalité, liberté… (donc en les défendant, on défend une partie de soi, donc on ne nie pas sa personnalité). ET une véritable vie en communauté est non pas une simple vie côte à côte contrainte (communauté illusoire) présuppose que chacun se reconnaisse dans l’organisation sociale d’où l’idée du contrat social de Rousseau.

– et parce que chacun est différent : c’est pour conjuguer les talents différents des uns et des autres que nous nous sommes réunis, chacun ne pouvant pas seul répondre à tous ses besoins et désirs

– et parce que chacun a besoin des autres pour se construire soi-même : processus de la construction de soi par identification et opposition à l’autre.

Mais  si on se construit au milieu des autres, peut-on alors dire que la vie en communauté peut mettre en péril notre personnalité ?

III. Que la vie en communauté puisse mettre en péril notre personnalité présupposerait :

– que celle-ci se constitue indépendamment de la société et des autres : or on peut montrer que sans toi, je ne peux être moi. ( le rapport à l’autre, le regard des autres selon Sartre qui nous oblige à prendre conscience de ce que nous sommes en nous obligeant à nous juger)

– que notre personnalité est quelque chose de défini et figé et qu’on ne peut y intégrer ce que les autres nous amènent ou qu’on ne peut changer. Or la personnalité est en construction permanente, remaniements incessants, ce qui ne nous empêche pas d’avoir un sentiment d’unité, de permanence et de cohérence.

que nous savons très clairement qui nous sommes pour avoir ensuite le sentiment d’être en péril  or on peut montrer les limites de la connaissance de soi

que la vie en communauté nous coûte à tous de la même manière : ce que conteste Schopenhauer en disant que « toute société a pour compagne inséparable la contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d’autant plus cher que la propre individualité est plus marquante / Par conséquent, chacun fuira, supportera ou chérira la solitude en proportion exacte de la valeur de son propre moi. Car c’est là que le mesquin sent toute sa mesquinerie et le grand esprit toute sa grandeur ; bref, chacun s’y pèse à sa vraie valeur. »

C’est ce que confirme sa comparaison des hommes avec des porcs-épics :

« Par une froide journée d’hiver, un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’éloigner les uns des autres. Quand le besoin de se chauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de façon qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux souffrances, jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendit la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur propre intérieur, pousse les hommes les uns vers les autres; mais leurs nombreuses qualités repoussantes et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières. En Angleterre, on crie à celui qui ne se tient pas à distance : Keep your distance! – Par ce moyen, le besoin de chauffage mutuel n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais en revanche on ne ressent pas la blessure des piquants. – Celui-là cependant qui possède beaucoup de calorique propre préfère rester en dehors de la société pour n’éprouver ni ne causer de peine. »