Monochrome d’Yves Klein

14 mai 2010 1 Par Caroline Sarroul

 Yves Klein, Monochrome bleu (Monochrome Blue) (IKB 3), 1960
199 x 153 cm

Yves Klein s’explique dans Le Manifeste de l’hôtel Chelsea  en 1961

« Attendu que j’ai peint des monochromes pendant quinze ans,
Attendu que j’ai créé des états de peinture immatérielle,
Attendu que j’ai manipulé les forces du vide,
Attendu que j’ai sculpté le feu et l’eau et que, du feu et de l’eau, j’ai tiré des peintures,
Attendu que je me suis servi de pinceaux vivants pour peindre, en d’autres termes du corps nu de modèles vivants enduits de peinture, ces pinceaux vivants étant constamment placés sous mes ordres, du genre : « un petit peu à droite ; et maintenant vers la gauche ; de nouveau un peu à droite », etc. Pour ma part, j’avais résolu le problème du détachement en me maintenant à une distance définie et obligatoire de la surface à peindre,
Attendu que j’ai inventé l’architecture et l’urbanisme de l’air – bien sûr, cette nouvelle conception transcende le sens traditionnel des termes « architecture » et « urbanisme », mon but, à l’origine, étant de renouer avec la légende du paradis perdu. Ce projet a été appliqué à la surface habitable de la Terre par la climatisation des grandes étendues géographiques, à travers un contrôle absolu des situations thermiques et atmosphériques, dans ce qui les relie à notre condition d’êtres morphologiques et psychiques,
Attendu que j’ai proposé une nouvelle conception de la musique avec ma « symphonie monoton »,
Attendu que parmi d’autres aventures sans nombre, j’ai recueilli le précipité d’un théâtre du vide,

Je n’aurais jamais cru, il y a quinze ans, à l’époque de mes premières tentatives, qu’il m’arriverait un jour brusquement, d’éprouver le besoin de me justifier – la nécessité de satisfaire votre désir de savoir les pourquoi et les comment de tout ce qui s’est passé, et les pourquoi et les comment de ce qui est encore plus dangereux pour moi, à savoir l’influence de mon art sur les jeunes générations d’artistes à travers le monde d’aujourd’hui. Je suis gêné d’entendre dire qu’un certain nombre d’entre eux pensent que je représente un danger pour l’avenir de l’art – que je suis l’un de ces produits désastreux et nocifs de notre époque qu’il est indispensable d’écraser et de détruire complètement avant que les progrès du mal aient pu s’étendre. Je suis désolé d’avoir à leur apprendre que telles n’étaient pas mes intentions ; et d’avoir à déclarer avec plaisir, à l’intention de ceux qui ne croient pas au destin d’une multiplicité de nouvelles possibilités que ma démarche laisse entrevoir : « Attention ! » Aucune cristallisation de ce genre ne s’est encore produite ; je suis incapable de me prononcer sur ce qui se passera après. Tout ce que je peux dire c’est qu’aujourd’hui je ne me sens plus aussi effrayé qu’autrefois de me trouver face au souvenir du futur. Un artiste se sent toujours un peu gêné quand on lui demande de s’expliquer sur son œuvre. Ses ouvrages devraient parler par eux-mêmes, particulièrement quand il s’agit d’ouvrages de valeur. Par conséquent que dois-je faire ? Faut-il que je m’arrête ?
Non ! Car ce que j’appelle l’ »indéfinissable sensibilité picturale » interdit absolument, et précisément, cette solution personnelle.

Alors…

Alors je pense à ces mots qu’une inspiration soudaine me fit écrire un soir : « l’artiste futur ne serait-il pas celui qui, à travers le silence, mais éternellement, exprimerait une immense peinture à laquelle manquerait toute notion de dimension ?  »

Les visiteurs des galeries – toujours les mêmes, et comme tout le monde – porteraient avec eux cette immense peinture, dans leur mémoire (une mémoire qui ne dériverait pas du tout du passé mais qui serait à elle seule la connaissance d’une possibilité d’accroître indéfiniment l’incommensurable à l’intérieur de la sensibilité humaine de l’indéfinissable). Il est toujours nécessaire de créer et de recréer dans une incessante fluidité physique en sorte de recevoir cette grâce qui permet une réelle créativité du vide.

De la même manière que je créai une « Symphonie monoton » en 1947, composée de deux parties – un énorme son continu suivi d’un silence aussi énorme et étendu, pourvu d’une dimension illimitée –, je vais tenter aujourd’hui de faire défiler devant vous un tableau écrit de ce qu’est la courte histoire de mon art, ce qui sera suivi naturellement, à la fin de mon exposé, d’un pur silence affectif.
Mon exposé se terminera par la création d’un irrésistible silence « a posteriori », dont l’existence dans notre espace commun qui n’est autre, après tout, que l’espace d’un seul être vivant, est immunisée contre les qualités destructrices du bruit physique.
Cela dépend beaucoup du succès de mon tableau écrit dans sa phase technique et audible initiale. C’est alors seulement que l’extraordinaire silence « a posteriori », au milieu du bruit aussi bien que dans la cellule du silence physique, engendrera une nouvelle et unique zone de sensibilité picturale de l’immatériel.

Ayant aujourd’hui atteint ce point de l’espace et de la connaissance, je me propose de me ceindre les reins, puis de reculer quelques pas, rétrospectivement, sur le plongeoir de mon évolution. À la manière d’un champion olympique de plongeon, dans la plus classique technique du sport, je dois me préparer à faire le plongeon dans le futur d’aujourd’hui en reculant tout d’abord avec la plus extrême prudence, sans jamais perdre de vue cette limite consciemment atteinte aujourd’hui – l’immatérialisation de l’art.

Quel est le but de ce voyage rétrospectif dans le temps ? Simplement je voudrais éviter que vous ou moi nous ne tombions au pouvoir de ce phénomène des rêves qui décrit les sentiments et les paysages qui seraient provoqués par notre brusque atterrissage dans le passé. Ce passé qui est précisément le passé psychologique, l’anti-espace, que j’ai abandonné derrière moi au cours des aventures vécues depuis quinze ans.

[…]

Quoique cela puisse paraître étrange, souvenez-vous que j’étais parfaitement conscient du fait que je n’éprouvais nullement ce vertige ressenti par tous mes prédécesseurs quand ils se sont trouvés face à face avec le vide absolu qui est tout naturellement le véritable espace pictural. Mais à prendre conscience d’une telle chose, combien de temps serais-je encore en sécurité ?

Il y a de cela des années, l’artiste allait tout droit à son sujet, il travaillait à l’extérieur, dans la campagne, et il avait les pieds sur la terre – salutairement.

La peinture ne me paraissait plus devoir être fonctionnellement reliée au regard lorsque, au cours de ma période monochrome bleue de 1957, je pris conscience de ce que j’ai appelé la sensibilité picturale. Cette sensibilité picturale existe au-delà de nous et pourtant elle appartient encore à notre sphère. Nous ne détenons aucun droit de possession sur la vie elle-même. C’est seulement par l’intermédiaire de notre prise de possession de la sensibilité que nous pouvons acheter la vie. La sensibilité qui nous permet de poursuivre la vie au niveau de ses manifestations matérielles de base, dans les échanges et le troc qui sont l’univers de l’espace, de la totalité immense de la nature.

L’imagination est le véhicule de la sensibilité ! Transportés par l’imagination (efficace) nous touchons à la vie, à cette vie même qui est l’art absolu lui-même. L’absolu, ce que les mortels appellent avec un délicieux vertige la somme de l’art, se matérialise instantanément. Il fait son apparition dans le monde tangible, alors que je demeure à un endroit géométriquement fixé, dans le sillage de déplacements volumétriques extraordinaires, avec une vitesse statique et vertigineuse.

L’explication des conditions qui m’ont mené à la sensibilité picturale se trouve dans la force intrinsèque des monochromes de ma période bleue de 1957. Cette période de monochromes bleus était le fruit de ma recherche de l’indéfinissable en peinture que le maître Delacroix était déjà capable de signaler en son temps.

De 1946 à 1956, mes expériences monochromes effectuées avec d’autres couleurs que le bleu ne me firent jamais perdre de vue la vérité fondamentale de notre temps, c’est-à-dire que la forme n’est désormais plus une simple valeur linéaire mais une valeur d’imprégnation. Alors que j’étais encore un adolescent, en 1946, j’allais signer mon nom de l’autre côté du ciel durant un fantastique voyage « réalistico-imaginaire ». Ce jour-là, alors que j’étais étendu sur la plage de Nice, je me mis à éprouver de la haine pour les oiseaux qui volaient de-ci de-là dans mon beau ciel bleu sans nuage, parce qu’ils essayaient de faire des trous dans la plus belle et la plus grande de mes œuvres.

Il faut détruire les oiseaux jusqu’au dernier.

Alors, nous, les humains, auront acquis le droit d’évoluer en pleine liberté, sans aucune des entraves physiques ou spirituelles.

Ni les missiles, ni les fusées, ni les spoutniks ne feront de l’homme le « conquistador » de l’espace. Ces moyens-là ne relèvent que de la fantasmagorie des savants d’aujourd’hui qui sont toujours animés de l’esprit romantique et sentimental qui était celui du XIXe siècle. L’homme ne parviendra à prendre possession de l’espace qu’à travers les forces terrifiantes, quoiqu’empreintes de paix, de la sensibilité. Il ne pourra vraiment conquérir l’espace – ce qui est certainement son plus cher désir qu’après avoir réalisé l’imprégnation de l’espace par sa propre sensibilité. La sensibilité de l’homme est toute puissante sur la réalité immatérielle. Sa sensibilité peut même lire dans la mémoire de la nature, qu’il s’agisse du passé, du présent ou du futur ! C’est là notre véritable capacité d’action extra-dimensionnelle !

Et si besoin est, voici quelques preuves de ce que j’avance :

Dante, dans La Divine Comédie, a décrit avec une précision absolue ce qu’aucun voyageur de son temps n’avait pu raisonnablement découvrir, la constellation, invisible depuis l’hémisphère Nord, connue sous le nom de Croix du Sud ; Jonathan Swift, dans son Voyage à Laputa, donna les distances et les périodes de rotation de deux satellites de Mars alors complètement inconnus. Quand l’astronome américain Asaph Hall les découvrit en 1877, il réalisa que les mesures étaient les mêmes que celles de Swift. Saisi de panique, il les nomma Phobos et Deimos, « Peur » et « Terreur »! Avec ces deux mots – « Peur » et « Terreur » – je me retrouve devant vous, en cette année 1946, prêt à plonger dans le vide.

Longue vie à l’immatériel !

Et maintenant,
Je vous remercie de votre aimable attention. »

Hôtel Chelsea, New York 1961