QUE FAIRE DE NOS DESIRS?

22 décembre 2010 0 Par Caroline Sarroul

oil painting - Anna Halldin-Maule

 

 

Alors si  on ne peut pas, on ne doit  pas rejeter le désir (qui est puissance et force créatrice), au nom de la raison ( car s’il peut être rationnel de renoncer à certains désirs pour les frustrations qu’ils peuvent générer et la voie du mal qu’ils peuvent indiquer; il serait déraisonnable de renoncer à tout désir, au désir), alors

  que faire de nos désirs?

  • Eh bien! Ce que nous en faisons, non?  C’est-à-dire que si nos besoins sont communs, imposés par le processus vital, la condition humaine, nos désirs sont, eux, libres. Nous désirons ce qui nous plaît et c’est d’ailleurs par nos désirs que nous pensons nous distinguer les uns des autres. Je suis ce à quoi j’aspire, non pas ce que je suis là, mais ce vers quoi je tends!! Et si on peut me rappeler parfois mes besoins et si je peux  l’accepter, je  ne souffrirais pas qu’on m’impose ce que je dois désirer, autant me dire que je dois être ceci plutôt que cela.  On n’accepte rarement que l’autre commente nos désirs, sauf s’ ils nous apparaissent déjà quelque peu erronés. ET  puis nous avons vu où  « les marchands de bonheur », les grandes utopies pouvaient conduire les peuples et les hommes : au totalitarisme ( nazisme et communisme). Alors mes désirs, c’est ma chasse gardée.

Pourtant quand on se regarde les uns les autres désirer, on peut se rendre compte, qu’à quelques détails prés, nous poursuivons  finalement plus ou moins les mêmes fins, des  fins communes, imposées ( même si le « plaisir » ou le divertissement  masque la contrainte!! ) par notre société (démocratique), ses valeurs et représentations.

 Il y aurait en quelque sorte une route commune du bonheur  cachée derrière nos désirs imposée

  1. par l’impératif de se réaliser et de réussir sa vie ( normal quand l’individu est mis au coeur du système, qu’il y a droit au bonheur, consécration du sujet comme libre de penser et de juger, culte de l’enfant roi, triomphe de la toute-puissance infantile et que l’égalitarisme est de rigueur: je peux tout être , tu n’as pas à être plus que moi!). Le repli sur soi entraîne une exacerbation  du soi, une véritable idéologie de l’épanouissement de soi selon Charles Taylor.
  2. par « un industrialisme mal dirigé  » comme le dit Bergson qui promeut des loisirs standardisés et nous invite à voir dans « un matérialisme honnête » pour reprendre l’expression de Tocqueville en 1835, le lieu du bonheur. Comment ne pas emplir son âme de ces « petits et vulgaires plaisirs » si bien présentés et valorisés?
  3. par un monde sans transcendance, sans tradition, sans utopie condamné à l’immanence, au présent, à l’actuel:  tout est là, il faut donc en jouir ici et maintenant, car il n’y a rien d’autres ni au-dessus, ni devant, ni derrière. Sacralisation de l’immédiat, de l’éphémère et du matérialisme.
  • mais la poursuite de ce bonheur
  1.  menace notre liberté politique: repliés sur la sphère privée, nous oublions l’espace publique et la chose publique et attendons de l’Etat qu’il se charge de tout
  2. nous condamme à être sans repos, ces plaisirs ont un coût et il faut pour eux perdre sa vie à la gagner; ils nous condamnent à travailler sans relâche, à l’agitation qui en même temps nous divertit de notre vide intérieur et de notre finitude.
  3. nous condamne aux tonneaux des Danaïdes par absence de tempérance mais aussi parce que nous sommes là sur la piste du mauvais infini et que si ces plaisirs peuvent nous distraire, ils ne peuvent nous satisfaire:

         * soit parce que les désirs qui y mènent ne sont pour nous que mimétiques et périphériques. Il ne faut pas désirer une chose parce qu’elle est représentée comme bonne mais c’est parce que nous la désirons qu’elle est bonne pour nous. Définition de l’utile propre pour Spinoza :  » Personne n’omet d’appéter ce qui lui utile ou de conserver son être, sinon vaincu par des forces extérieures et contraires à sa nature » . Ce qui invite à une connaissance de soi, du monde et à une compréhension de sa propre nécessité.

        * soit parce que comme le suggère l’utilitariste Stuart Mill, nous pouvons avoir « des aspirations plus élevées » et ne pas s’en satisfaire. Il invite à bien distinguer bonheur et satisfaction et que si ceux qui ont des aspirations d’ordre inférieur sont plus aisèment heureux, ceux qui en ont d’ordre supérieur peuvent supporter un bonheur imparfait sans jalousie ni envie et en être plus satisfaits. « Il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait »

  • Dès lors nous devrions peut-être nous replonger dans la lecture des Anciens pour voir ce qu’ils faisaient de leurs désirs!   

On peut tirer de cette lecture deux conseils précieux

  1. 1er conseil: la culture peut dénaturer, éloigner de l’ordre et de la mesure du Monde ( cosmos- tout ordonné) ,  il convient de retrouver la mesure de la Nature, d’en revenir à des désirs naturels et nécessaires ( au corps, à l’âme) . C’est le précepte de lEpicurisme qui fait pourtant du plaisir, de l’état de plaisir , le but de l’existence. En excluant les désirs non naturels ( contre nature ( impossible) ou né de la culture ( argent, pouvoir, réputation) , pour leur caractère illimité et insatisfaisant ), ils prétendent pouvoir parvenir à l’ATARAXIE ( paix de l’âme) et l’APONIE ( absence de souffrance dans le cours). Le théâtral Diogène le cynique en menant une vie de chien ( kuon) revendique le  même retour à la Nature pour dénoncer les errances et illusions de la culture). Même stratégie, chez les Stoïciens, ces philosophes du Portique ( la stoa), qui, associant à la différence des épicuriens vus comme des « pourceaux » , le plaisir au vice, en appelent à une vie de vertu en accord avec l’ordre de la Nature et donc la volonté de Dieu.
  2. 2ème conseil: élever le désir vers des objets dignes de lui et de son élan.  Aristote comparant les différents genres de vie ( celle de l’homme du plaisir – vie bestiale- , des affaires- argent , un moyen pas une fin- , de la vie publique- quête des honneurs-, du jeu ) en arrive à la conclusion que seule la vie du contemplatif, l’activité théorétique  peut procurer un état de plénitude et une véritable satisfaction. Dans l’Ethique à Nicomaque, au livre X,  il note que si « chaque espèce animale a son plaisir propre, tout comme elle a une fonction propre, à savoir le plaisir qui correspond à son activité. (Et à considérer chacune des espèces animales, on ne saurait manquer d’en être frappé : cheval, chien et homme ont des plaisirs différents comme le dit HÉRACLITE, un âne préférera la paille à l’or, car la nourriture est pour des ânes une chose plus agréable que l’or.) », que si  « les êtres spécifiquement différents ont aussi des plaisirs spécifiquement distincts », si  « on s’attendrait à ce que les plaisirs des êtres spécifiquement identiques fussent eux-mêmes identiques »,  « en fait, les plaisirs accusent une extrême diversité, tout au moins chez l’homme : les mêmes choses charment certaines personnes et affligent les autres, et ce qui pour les uns est pénible et haïssable est pour les autres agréable et attrayant », cette vie contemplative offre différents avantages:

« En effet, en premier lieu, cette activité est la plus haute, puisque l’intellect est la meilleure partie de nous-mêmes et qu’aussi les objets sur lesquels porte l’intellect sont les plus hauts de tous les objets connaissables Ensuite elle est la plus continue car nous sommes capables de nous livrer à la contemplation d’une manière plus continue qu’en accomplissant n’importe quelle action. Nous pensons encore que du plaisir doit être mélangé au bonheur ; or l’activité selon la sagesse est, tout le monde le reconnaît, la plus plaisante des activités conformes à la vertu ; de toute façon, on admet que la philosophie renferme de merveilleux plaisirs sous le rapport de la pureté et de la stabilité, et il est normal que la joie de connaître soit une occupation plus agréable que la poursuite du savoir. De plus, ce qu’on appelle la pleine suffisance appartiendra au plus haut point à l’activité de contemplation car s’il est vrai qu’un homme sage, un homme juste, ou tout autre possédant une autre vertu, ont besoin des choses nécessaires à la vie, cependant, une fois suffisamment pourvu des biens de ce genre, tandis que l’homme juste a encore besoin de ses semblables, envers lesquels ou avec l’aide desquels il agira avec justice (et il en est encore de même pour l’homme tempéré, l’homme courageux et chacun des autres), l’homme sage, au contraire, fût-il laissé à lui-même, garde la capacité de contempler, et il est même d’autant plus sage qu’il contemple dans cet état davantage Sans doute est-il préférable pour lui d’avoir des collaborateurs mais il n’en est pas moins l’homme qui se suffit le plus pleinement à lui-même. Et cette activité paraîtra la seule à être aimée pour elle-même : elle ne produit, en effet, rien en dehors de l’acte même de contempler, alors que des activités pratiques nous retirons un avantage plus ou moins considérable à part de l’action elle-même. De plus, le bonheur semble consister dans le loisir car nous ne nous adonnons à une vie active qu’en vue d’atteindre le loisir, et ne faisons la guerre qu’afin de vivre en paix. Or l’activité des vertus pratiques s’exerce dans la sphère de la politique ou de la guerre ; mais les actions qui s’y rapportent paraissent bien être étrangères à toute idée de loisir, et, dans le domaine de la guerre elles revêtent même entièrement ce caractère, puisque personne ne choisit de faire la guerre pour la guerre, ni ne prépare délibérément une guerre : on passerait pour un buveur de sang accompli, si de ses propres amis on se faisait des ennemis en vue de susciter des batailles et des tueries. Et l’activité de l’homme d’État est, elle aussi, étrangère au loisir, et, en dehors de l’administration proprement dite des intérêts de la cité, elle s’assure la possession du pouvoir et des honneurs, ou du moins le bonheur pour l’homme d’État lui-même et pour ses concitoyens, bonheur qui est différent de l’activité politique, et qu’en fait nous recherchons Ouvertement Comme constituant un avantage distincte. Si dès lors parmi les actions conformes à la vertu, les actions relevant de l’art politique ou de la guerre viennent en tête par leur noblesse et leur grandeur, et sont cependant étrangères au loisir et dirigées vers une fin distincte et ne sont pas désirables par elles-mêmes ; si, d’autre part, l’activité de l’intellect, activité contemplative, paraît bien à la fois l’emporter sous le rapport du sérieux et n’aspirer à aucune autre fin qu’elle-même, et posséder un plaisir achevé qui lui est propre (et qui accroît au surplus son activité) si enfin la pleine suffisance, la vie de loisir, l’absence de fatigue (dans les limites de l’humaine nature), et tous les autres caractères qu’on attribue à l’homme jouissant de la félicité, sont les manifestations rattachées à cette activité : il en résulte que c’est cette dernière qui sera le parfait bonheur de l’homme, — quand elle est prolongée pendant une vie complète puisque aucun des éléments du bonheur ne doit être inachevé. » Livre X, chap. 8

Platon  soutient la même idée, semblant dès lors condamné le désir plutôt pour ses errances qu’en lui-même en montrant que le désir n’atteint son objet qu’au terme d’un parcours initiatique: la longue ascension sur l’échelle des beautés où le désir en se spiritiualisant atteint enfin ce à quoi il a toujours aspiré mais qu’il cherchait confusément au mauvais endroit.

 

Ces conseils ne sont que des conseils,

  • car si les sagesses antiques prônent en somme de « tâcher de changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde », non seulement la tâche est ardue ( le sage reste un homme à part, au-dessus de l’humanité et peut-être de ses possibilités) mais c’est aussi parce que les hommes ne sont pas contentés de ce qui est , que l’humanité poussée par la force de ses désirs a progressé, a évolué.
  • s’inspirer des anciens ne signifie pas pour autant renoncer à tous les progrés; comme le dit Bergson, il ne s’agit pas d’en revenir à l’outil mais plutôt de se rappeler qu’après avoir agrandi nos corps ( avec nos techniques et nos machines) il ne faut pas négliger notre âme et ne pas confondre superflu et essentiel.Il y a de faux et de vrais besoins. Le corps agrandi attend « un supplément d »âme », pour que l’âme soit à la mesure de l’étendue du corps, et ne soit pas ballotée en lui , créant ainsi un vague à l’âme certain. Malaise dans la civilisation de l’abandonce et des prouesses techniques. Un malaise d’autant plus insupportable que tout semble possible, même éradiquer le mal-être et la souffrance, encore plus dénués de sens dans un monde sans transcendance, sans salut, sans mystique. Si la mystique a eu besoin du levier de l’outil pour  permettre à l’âme de se libérer du processus vital et de ses nécessités, des appels du ventre pour répondre à ses besoins, la mécanique exigerait à présent une mystique.
  •  chacun ne peut être heureux que s’il décide librement de ses désirs et donc de son bonheur. Mais être libre est-ce pour autant faire n’importe quoi de ses désirs?