Le vivant : l’animal ou de notre rapport à ces êtres sensibles

8 mai 2011 0 Par Caroline Sarroul

                            « On a commencé par couper l’homme de la nature, et par le constituer en règne souverain ; on a cru ainsi effacer le plus irrécusable, à savoir qu’il est d’abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné le champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire, l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d’un humanisme, corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion ». 

Lévi-Strauss, J.J Rousseau, fondateur des sciences de l’homme  (1962) 

regardez ici Elisabeth de Fontenay : http://videos.arte.tv/fr/videos/philosophie_animal-3841376.html

« Sous les religions mahométane et hindoue, les intérêts du reste de la création animale semblent avoir rencontré une certaine attention. Pourquoi [leurs intérêts] ne sont-ils pas, universellement, tout autant que ceux des créatures humaines, considérés en fonction des différences de degré de sensibilité ? Parce que les lois existantes sont le travail de la crainte mutuelle ; et les animaux les moins rationnels n’ont pas disposé des mêmes moyens que l’homme pour tirer parti de ce sentiment. Pourquoi [leurs intérêts] ne devraient-ils pas [être considérés] ? On n’en peut donner aucune raison. Si le fait d’être mangé était tout, il y a une très bonne raison pour laquelle il devrait nous être permis de les manger autant qu’il nous plait : nous nous en trouvons mieux ; et ils ne s’en trouvent jamais pire. Ils n’ont aucune de ces très longues anticipations de misère future que nous avons. La mort qu’ils subissent de nos mains est ordinairement, et sera peut être toujours, une mort plus rapide, et de ce fait moins douloureuse, que celle qui les attendrait dans le cours inévitable de la nature. Si le fait d’être tué était tout, il y a une très bonne raison pour laquelle il devrait nous être permis de tuer ceux qui nous attaquent : nous nous en trouverions pire pour qu’ils puissent vivre, et ils ne s’en trouvent jamais pire d’être morts. Mais n’y a-t-il aucune raison pour laquelle il nous serait permis de les mettre au supplice ? Pas que je sache. N’y en a-t-il aucune pour laquelle il ne devrait pas nous être permis de les mettre au supplice? Oui, plusieurs. Autrefois, et j’ai peine à dire qu’en de nombreux endroits cela ne fait pas encore partie du passé, la majeure partie des espèces, rangée sous la dénomination d’esclaves, étaient traitées par la loi exactement sur le même pied que, aujourd’hui encore, en Angleterre par exemple, les races inférieures d’animaux. « Le jour viendra peut-être où il sera possible au reste de la création animale d’acquérir ces droits qui n’auraient jamais pu lui être refusés sinon par la main de la tyrannie. Les français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est nullement une raison pour laquelle un être humain devrait être abandonné sans recours au caprice d’un tourmenteur. Il est possible qu’on reconnaisse un jour que le nombre de jambes, la pilosité de la peau, ou la terminaison de l’os sacrum, sont des raisons tout aussi insuffisantes d’abandonner un être sensible au même destin. Quel autre [critère] devrait tracer la ligne infranchissable? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la faculté de discourir ? Mais un cheval ou un chien adulte est, au-delà de toute comparaison, un animal plus raisonnable, mais aussi plus susceptible de relations sociales qu’un nourrisson d’un jour ou d’une semaine, ou même d’un mois. Mais supposons que la situation ait été différente, qu’en résulterait-il ? La question n’est pas « peuvent-ils raisonner? », ni « peuvent-ils parler ? », mais « peuvent-ils souffrir? ».               

BENTHAM, 18ème siècle

« Dans une montre une partie est l’instrument du mouvement des autres, mais un rouage n’est pas la cause efficiente de la production d’un autre rouage ; une partie est certes là  pour une autre, mais elle n’est pas là par cette autre partie. C’est pourquoi la cause productrice de celles-ci et de leur forme n’est pas contenue dans la nature (de cette matière), mais en dehors d’elle dans un être, qui, d’après des Idées, peut réaliser un tout possible par sa causalité. C’est pourquoi aussi dans une montre un rouage ne peut en produire un autre et encore moins une montre d’autres montres, en utilisant pour cela  d’autres matières ; c’est pourquoi elle ne remplace pas d’elle-même les parties, qui lui ont été ôtées, ni ne corrige leurs défauts dans la première formation par l’intervention des autres parties, ni ne se répare elle-même, lorsqu’elle est déréglée : or tout cela nous pouvons en revanche l’attendre de la nature organisée. Un être organisé n’est pas simplement une machine, car la machine possède uniquement une force motrice ; mais l’être organisé possède en soi une force formatrice qu’il communique aux matériaux qui n’en disposent pas (il les organise) : il s’agit ainsi d’une force formatrice qui se propage et qui ne peut pas être expliquée par le simple pouvoir du mouvement (le mécanisme). »

Kant, Critique de la faculté de juger (1790)

« Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l’agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu’une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu’il est à un arbre de produire des fruits. »

Descartes, XVII et sa théorie des animaux machines,

 approfondissez ici :

 

  • avec ce tableau comparatif entre une organisme vivant et une oeuvre d’art, puisque  William Wegmag ( 1948-   ) fait des chiens le thème central de ses oeuvres d’art, de ses photographiesone set, 1994
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Points communs divergences Spécificité de l’un et de l’autre
 Unicité et individualité :Un organisme vivant est une unité distincte des autres, unique et indivisible, malgré l’invariance des espèces par principe d’invariance reproductive. Ce principe est l’un  des 3 principes qui,  selon J. Monod( généticien et Nobel de médecine en 1965) caractérisent un organisme vivant.    
Totalité et Finalité interne :Dans une œuvre d’art comme dans un organisme, rien ne manque et rien n’existe en vain. Chacune des parties d’un organisme vivant a une fonction et participe à la perpétuation du tout.Principe de la téléonomie, ( 2ème principe) D’où limite de la connaissance qui analyse, dissèque.

 

Cette finalité interne (et externe)  est ce qui amène à penser une intention à l’origine du vivant, c’est comme si la fin a réalisé était à l’origine de l’organe ou du métabolisme, d’où l’idée d’une intelligence créatrice, d’un rejet du hasard et de l’affirmation d’unDieu-artiste créateur, qui aurait même un sens de l’esthétique, puisqu’il a soigné les apparences (symétrie, harmonie) mais négligé ce qui échappe au regard ( dissymétrie interne, beauté des viscères ? d’un foie ?). 

 Finalité interne  + Finalité externe pour l’organisme – si on le pense comme maillon d’une chaîne alimentaire ou d’un écosystème– si on le pense en lui-même, l’organisme a pour fonction de se perpétuer, de perpétuer l’espèce. L’œuvre d’art elle n’existe que pour elle-même, l’art pour l’art, elle est à elle-même sa propre fin.La belle œuvre est celle chez qui l’esprit et les sens perçoivent une « finalité sans fin », finalité interne sans finalité externe en somme.Cette organisation interne est ce qui fait qu’on a longtemps pensé le vivant sur un modèle mécaniste. C’est Descartes avec sa théorie des « animaux-machines » qui en est le plus clair représentant. Ce qui lui permet :– de purger la biologie du vitalisme en réduisant le vivant à de la matière, réductible à son tour à des termes mathématiques et physiques ( forces, mouvements ;…)– de réduire le vivant et à la nature à un moyen pour l’homme et à hisser l’homme au dessus de la nature par son âme, qui peut légitimement être alors « comme  maître et possesseur de la nature », qui n’est qu’une somme de « machines de terre sans âme »
Beauté :On peut trouver de la beauté dans l’art comme dans la nature, et donc les organismes vivants.Ils répondent aux critères de convenance de Platon (formelle, fonctionnelle et matérielle) , ils peuvent être modèles de beauté ( section d’or dans la nature, harmonie dans la nature, homme de Vitruve)Pour Kant, la beauté naturelle comme beauté libre ( gratuite, elle ne répond pas à une exigence vitale) est supérieure à la beauté artistique qui n’est qu’adhérente ( l’œuvre étant l’expression d’une intention perceptible). Il s’oppose sur ce point à Hegel qui associe la beauté à l’expression de l’Esprit et à Oscar Wilde pour qui la nature est an-esthétique et que c’est parce qu’on la regarde au travers de l’art qu’elle devient belle à nos yeux éduqués par l’art  Relations avec le milieuL’organisme vivant est en relation constante avec un milieu extérieur où il prend les substances nécessaires  à assimiler pour exister et se développer, auquel il s’adapte et qui a  donc un impact sur lui en retour    ( Darwin)  Une œuvre d’art n’est pas dépendante du milieu extérieur : elle est autonome, elle est qu’il y ait ou non spectateur. L’œuvre est close sur elle-même.Pas d’action du milieu sur l’œuvre d’art sauf dans l’art interactif contemporain où le spectateur parachève par une intervention l’œuvre.
   Principe de la morphogénèse autonome ( 3ème principe)Un organisme a une forme et une croissance régie par une programmation interne. Les manifestations de cette morphogénèse sont l’auto-formation, l’auto-régulation ( ex. polyvalence des organes) et l’auto-réparation ( cicatrisation, « force médicatrice » que le médecin se devait seulement d’accompagner selon HIPPOCRATE au Vème siècle avant J.C. Médecine expectative face à une nature qui « sans instruction et sans savoir fait ce qui convient »).Kant opposait déjà cette FORCE FORMATRICE à Descartes en montrant la différence entre une montre et un organisme vivant et par là les limites du modèle mécaniste.Un organisme vivant n’est pas seulement une machine complexe ; il y a « un écart ontologique » ( de nature et non pas de degré !) entre un organisme vivant et une machine aussi sophistiquée soit-elle ! La vie est autre chose qu’un simple assemblage de pièces. Elle n’est pas addition, mais synthèse, unité.  Une œuvre d’art n’évolue pas par elle-même, elle est achevée. Elle ne s’auto-restaure pas. Cette morphogénèse avec la reproduction est aussi ce qui distingue le vivant de la machine, qui n’a qu’une autonomie très limitée malgré sa complexité qui peut égaler celle d’un organisme vivant. MaisCe principe ajouté au principe de totalité fait qu’on ne peut pas associer l’ablation d’un organe à la simple suppression d’une pièce dans une machine, l’organisme moins un organe n’est pas le même organisme qu’au départ moins un organe.C’est seulement chez les vivants qu’il ya  des monstres qui sont des exemples de cette « tentative dans tous les sens de vivre », venant  du fait, selon Canguilhem qu’ « un organisme a plus de latitude d’action qu’une machine, il a moins de finalité et plus de potentialité »

Ce qui distingue un organisme vivant d’une œuvre d’art, c’est que l’un vit, l’autre est ; l’un est animé, l’autre est inanimée. Une œuvre d’art reste une chose parmi les choses.

 « C’est pourquoi l’organisme est un véritable miracle et ne peut se comparer à aucune œuvre humaine fabriquée à la lumière de la lampe de la connaissance » selon Schopenhauer.   Le rapport au temps :Ce qui caractérise aussi le vivant, c’est aussi l’horloge biologique.Bichat (médecin 18ème) disait : « La vie est la somme totale des fonctions qui résistent à la mort. ». On peut même dira que la mort n’est pas extérieure au vivant, mais intestine (mort des cellules chaque jour), la vie est suspendue à chaque systole et diastole.

Elle est en un sens un miracle permanent !

 L’œuvre d’art est périssable quand elle est faite de matière, mais cette « mort » lui vient du dehors.Echappant à l’usage et à la consommation, elle est par essence faite pour l’éternité et répond à un refus du temps, de son irréversibilité (l’art immortalise) et son cours inéluctable ( l’art échappe au temps, à sa corruption, répond à un désir d’immortalité et abolit le temps en suspendant son cours le temps de sa contemplation).Elle est hors « du processus vital » alors que l’organisme vivant y est au cœur.

 

« La vie se présente à nous comme une certaine évolution dans le temps et comme une certaine complication dans l’espace. Considérée dans le temps, elle est le progrès continu d’un être qui vieillit sans cesse : c’est-à-dire qu’elle ne revient jamais en arrière et ne se répète jamais. Envisagée dans l’espace, elle étale à nos yeux des éléments coexistants si intimement solidaires entre eux, si exclusivement faits les uns pour les autres qu’aucun d’eux ne pourrait appartenir en même temps à deux organismes différents : chaque être vivant est un système clos de phénomènes, incapable d’interférer avec d’autres systèmes. Changement continu, irréversibilité des phénomènes, individualité parfaite d’une série enfermée en elle-même, voilà les caractères extérieurs ( réels ou apparents, peu importe) qui distinguent le vivant du simple mécanique »

Bergson, Le rire, chap.II