Y a-t-il des désirs naturels?

18 mars 2012 0 Par Caroline Sarroul

(1) Est naturel, ce qui vient de la nature et reste conforme à son ordre. Est naturel ce qui n’existe pas par l’homme et n’a pas été modifié par lui. Si les besoins sont naturels en tant qu’exigences liées au processus vitales, les désirs semblent eux au-delà du besoin et donc non nécessaires. En ce sens tout désir semble non naturel. (2) Mais l’homme est un être à part dans la nature, caractérisé par une dotation naturelle incomplète qui l’a contraint à développer la culture,  à ne pas pouvoir se contenter de ce qui est et à nier la nature en lui et autour de lui. Chez l’homme, être prométhéen,  la nature est prédisposition à la culture et sa nature, son essence, ce qui le fait homme en se  distinguant des autres vivants,  ne saurait se réduire à la nature en lui. Si l’animal n’a que des besoins, l’homme ne peut se contenter de la satisfaction de ses besoins, il serait donc   par essence  être de désirs,  comme le soutient Spinoza. (3)Aussi on peut se demander s’il n’y aurait pas finalement des désirs naturels ? (4) Quelle est la place du désir en l’homme, est-ce ce qui l’éloigne du nécessaire ou ce qui le rapproche de sa propre nécessité ? Nous nous demanderons donc si le seul désir naturel n’est pas le besoin, si les besoins de l’homme se réduisent pour autant aux besoins vitaux et  même si le désir peut être naturel, si chaque désir l’est pour autant.

 

I. il n’y a pas de désirs naturels, car le désir se distingue du besoin

  1. si on réduit le naturel à ce qui nous est vital, dans ce cas seuls les besoins primaires, physiologiques sont naturels.
  2. avoir besoin et désirer sont deux choses différentes : nous ne désirons pas toujours ce dont nous avons besoin. Le besoin de manger ne fait pour autant que je désire manger. J’ai parfois d’autres désirs plus pressants, plus motivants qui me font ignorer les appels du ventre. L’exemple est encore plus clair avec le besoin de travailler. En tant qu’homme, je suis obligé de produire mes moyens de survie, mais ce n’est pas pour cela que je désire travailler. Face au besoin « si je ne suis pas maître du manque,[mais] je peux le repousser comme raison d’agir » et c’est même « dans cette épreuve que l’homme peut montrer son humanité » « il peut choisir entre sa faim et autre chose », selon Paul Ricœur.
  3. si le besoin relève de la nature, le désir lui est dans et par la culture (et la nature s’oppose à la culture) : le désir est mimétique ( René Girard), il est désir de reconnaissance qui naît selon Rousseau avec l’amour propre ( la satisfaction des besoins est simplement amour de soi, instinct de conservation) , fruit de la vie en société et de la comparaison avec les autres, « fureur de se distinguer »)

TR : Mais, comme le suggère Epicure, lorsqu’il définit la nature des désirs naturels et nécessaires qu’on peut donc assimiler aux besoins, ils ne se réduisent pas à ce qui est nécessaire à la vie ; il y inclut également ce qui est nécessaire au bonheur  comme  paix de l’âme). Chez Epicure, avoir un ami est tout aussi nécessaire que de l’eau pour se désaltérer et quelques olives pour se rassasier. Aussi on peut se demander si nos désirs naturels se réduisent  nos besoins vitaux?

II. Il n’y a que des désirs naturels, car l’essence de l’homme est le désir

  1. Le naturel, c’est ce qui s’accorde avec ma nature, c’est ce que Spinoza appelle l’utile propre. Et comme par nature,

– Je suis corps et âme, donc il y a des besoins de l’âme comme il y a des besoins du corps. Les nourritures spirituelles sont tout aussi nécessaires, même si on ne meurt pas d’ignorance, d’absence d’émotion esthétique (« l’art » comme « pain quotidien de l’âme » selon Kandinsky).

 – je suis un être de manque, victime d’un manque à être, « un manque ontologique » que je me dois impérieusement de combler en désirant, à travers mes désirs. (Platon et le mythe de l’androgyne)

– Je suis un être de « désir » car conscient et libre, donc capable de dépasser ce qui est, de me représenter ce qui n’est pas comme objet de satisfaction, de ressentir des manques. Dans ce cas, un désir est naturel et donc un « vrai » besoin. Je suis animé comme tout ce qui existe de cet « effort pour persévérer dans son être » selon Spinoza. Il est donc nécessaire de désirer, car je ne peux pas ne pas désirer, et j’ai besoin de parvenir à satisfaction, l’homme ne voulant pas seulement vivre mais vivre bien, avec joie. Il cherche d’ailleurs naturellement le plaisir, la joie et fuit la douleur, la tristesse.

Maslow en 1954 établit une pyramide hiérarchisée des besoins  qui souligne que les besoins de l’homme sont loin de se réduire aux besoins primaires, vitaux. Selon lui, les besoins humains peuvent être hiérarchisés en cinq niveaux que l’on peut représenter par une pyramide. En partant de la base de la pyramide, se superposent :

-les besoins physiologiques de maintien de la vie (faim, soif, sommeil, sexualité)

-les besoins psychologiques de sécurité (stabilité familiale et professionnelle, emploi, protection physique et psychologique )

-les besoins sociaux d’affectivité (être reconnu tel que l’on est, avoir des amis), d’estime de la part des autres (reconnu pour sa valeur) et d’appartenance.

-les besoins d’estime de soi-même (sentiment d’être utile et d’avoir de la valeur)

-les besoins de réalisation de soi : besoins de compréhension cognitive (développer ses connaissances, résoudre des problèmes complexes) besoins esthétiques (créer de la beauté,..) avoir une vie intérieure, développer ses valeurs.Tant qu’un besoin n’est pas satisfait, il constitue une source de motivation. A partir du moment où il est satisfait, c’est le besoin du niveau supérieur qui apparaîtra comme une nouvelle source de motivation

  1. si le naturel s’oppose au culturel, chez l’homme il est difficile de faire la part entre naturel et culturel, car l’homme est par nature, un être de culture et c’est dans et par la culture qu’il constitue sa nature.

TR : Mais si tout désir est naturel, comme le souligne Rousseau, l’homme est le seul être perfectible, donc  le seul qui soit aussi capable de ne pas être ce qu’il devrait être. Ainsi si nous sommes par nature des êtres de désir, si nous nous définissons par nos désirs, ne pouvons –nous pas aussi nous perdre dans des désirs contraires à notre nature ?

 

III. si tout désir  est naturel, dans le sens où il découle de ma nature, parfois je peux me tromper d’objet, me créer de fausses privations en quelque sorte.

  1. C’est ce qu’explique Spinoza en disant que ces errances du désir au départ sans objet précis (effort pour persévérer dans l’être, élan vital) viennent du fait:

-qu’on cherche au dehors ce qui est de l’ordre du dedans ( par mimétisme, je désire ce que l’autre désire sans savoir si cela me correspond ; par ignorance de moi-même, je crois avoir besoin de cela ; par conditionnement, on me fait croire que j’ai besoin de cela pour me le vendre, me faire consommer ; parce que je n’ai pas pris conscience de ce que sont les vrais objets du désir, comme je peux me tromper sur les réels besoins de mon corps.)

-quand on est victime de notre imagination et de notre ignorance et qu’on se représente inadéquatement les choses d’où la nécessité d’utiliser la raison comme guide.

  1. C’est aussi le cas quand on substitue aux objets absolus du désir , des choses relatives, purement matérielles, ( cf. échelle des beautés de Platon ) , quand on vit dans une société qui privilégie le paraître, l’avoir à l’être,( Rousseau et la fureur de se distinguer) ou qui bride les individus , les empêchant de prendre conscience d’eux-mêmes, de devenir ce qu’ils sont ( Nietzsche) , quand on voit le désir non pas comme réalisation de soi, mais comme fuite de soi ( divertissement de Pascal)
  2. Distinction épicurienne entre désirs naturels et nécessaires et désirs ni naturels ni nécessaires.