La division du travail sépare-t-elle les hommes?

17 mai 2012 0 Par Caroline Sarroul

La division du travail sépare-t-elle les hommes ?

 INTRO : La division du travail est le fait d’une répartition des tâches, du travail. Les uns produisent, assument ceci, les autres cela. La division du travail est au départ naturelle, les hommes ne peuvent seuls satisfaire tous leurs besoins, il est en ce sens profitable à chacun que chacun se spécialise dans un domaine, dans une production et cela semble logiquement créer des liens d’échanges, d’interdépendance qui par définition rapprochent les hommes. Mais, la division du travail horizontale a toujours aussi créé des corporations, et la division verticale, des classes sociales qui vont ensuite revendiquer leur intérêts particuliers, avoir leur représentation de l’économie,du travail  et du monde, d’où une division de la société aussi bien économique que sociale, culturelle, idéologique même. Cela semble plutôt séparer les hommes que les réunir. Aussi on peut se demander si la division du travail sépare ou non  les hommes. Poser ce sujet, c’est aussi présupposer que le monde du travail détermine en partie la société et qu’avant cette division, les hommes seraient déjà unis. C’est donc du problème de la place du travail dans les rapports humains que nous allons traiter en nous demandant si la division n’est pas le signe d’une interdépendance et par là d’un lien, si pour autant ce lien ne peut pas être compromis par certaines formes de division du travail et si enfin sans ces divisions du  travail les hommes seraient pour autant plus unis, proches.

   I.  Si le travail implique la possession continue de la nature, face à la multitude de ses besoins, la parcimonie de la nature, l’homme (prométhéen) ne peut  répondre, seul, à l’ensemble de ses besoins. D’où l’idée d’une coopération nécessaire des hommes dans le travail et d’une division/spécialisation du travail ( de l’œuvre).

   S’inspirant de la théorie darwinienne de la sélection naturelle, Durkheim analyse la tendance à la spécialisation des fonctions dans le cadre d’une étude plus large visant à établir une loi d’évolution des sociétés et à décrire un processus de transformation des modes de solidarité sociale. Il distingue ainsi une solidarité mécanique et une solidarité organique : « La première n’est possible que dans la mesure où la personnalité individuelle est absorbée dans la personnalité collective ; la seconde n’est possible que si chacun a une sphère d’action qui lui est propre, par conséquent une personnalité ». Autrement dit, la solidarité mécanique désigne une solidarité par similitude, où les individus se ressemblent comme les rouages d’une machine, caractéristique des sociétés archaïques (individus semblables les uns aux autres, obéissants aux mêmes croyances, aux mêmes valeurs, liés par le sang (famille), par le voisinage, le sol et le spirituel, la religion.); la solidarité organique se caractérise par une différenciation des individus et une spécialisation des fonctions.

    Par solidarité, Durkheim n’entend pas la simple entraide volontaire, mais le lien unissant les individus, la relation d’interdépendance qui fait de l’individu le maillon d’une chaîne. A la solidarité archaïque s’oppose donc la solidarité moderne qualifiée d’organique en ce que chaque individu participe de la vie de l’organisme social. Chacun joue son rôle spécifique, personnalise son action, prend des initiatives personnelles et cette action, pourtant spécialisée et différenciée, participe du mouvement du tout social. Aussi Durkheim écrit-il : « l’individualité du tout s’accroît en même temps que celle des parties ; la société devient plus capable de se mouvoir avec ensemble, en même temps que chacun de ses éléments a plus de mouvements propres ». Plus le travail est divisé et plus chacun dépend du tout, de la société ; plus l’action de chacun est spécialisée et plus elle est personnelle. Ainsi, par la division et la spécialisation du travail, chaque individu trouve, en droit, sa place dans le tout social : cohabitant dans un espace qui se restreint progressivement, les individus ne survivent pas en s’éliminant, mais en se rendant mutuellement utiles.

      De même le travail est un lieu de socialisation secondaire, la socialisation primaire étant assuré par la famille, l’école. Ce processus d’apprentissage des normes, des valeurs, des comportements attendus au sein d’un groupe peut prendre deux formes, inculcation ou familiarisation, selon qu’il résulte d’injonctions précises ou d’une imitation de comportements observés. C’est aussi à l’entreprise qu’un individu apprend et intériorise les différents éléments de la culture de son groupe, ce qui lui permet de former sa propre personnalité sociale et de s’adapter au groupe dans lequel il vit.

      Mais à cette DTS , division du travail social qui correspond à une spécialisation de l’œuvre, Marx opposela DST, la division sociale du travail, qui, si elle réduit le travail au labeur dans l’industrie moderne, a toujours divisé la société en classe et généré des conflits et des luttes.

II. La division du travail peut dans certaines conditions et buts séparer les hommes, être source d’anomie, c’est-à-dire, selon Durkheim, un affaiblissement, une « dérégulation » du lien social, de la cohésion sociale.

1.quand cette division n’a pour but que la productivité et le profit, qui devient alors  un but valorisé pour toute la société (l’idéologie dominante étant celle pour Marx de la classe économiquement dominante). Mais comme la classe dominée n’a pas les moyens de l’atteindre, cela crée un dérèglement du lien social. Pour Robert King Merton (1910-2003), l’anomie se produit en effet lorsque l’individu est confronté à une inadéquation entre les finalités légitimes (les buts valorisés) dans une société donnée et les moyens légitimes dont il dispose réellement. Du coup, cela crée une tension dans la société, des conflits de classe selon Marx, sentiment d’injustice, inégalités.

2.quand cette division est au service du désir de l’enrichissement de certains, c’est le triomphe des passions individuelles, cette situation psychologique d’absence de limite aux désirs est  « le mal de l’infini », pour Durkheim. Cela favorise la montée de l’égoïsme, de l’individualisme, la perte des repères qui affaiblissent la régulation sociale et par là la solidarité et la cohésion sociale.

3.quand cette division, cette parcellisation moderne réduit le travail au labeur, plus d’œuvre, plus de moyen de se réaliser à travers l’œuvre dans son travail (Hegel), individu peu à peu réduit à une force de travail ne poursuivant qu’ « un but mesquin » ( le salaire) et ne visant que des satisfactions faciles et immédiates ( Nietzsche), cela donne « un troupeau d’animaux industrieux et timides » selon Tocqueville, d’où une fausse cohésion sociale, les hommes sont côte à côte mais pas ensemble.

  Mais on peut se demander si pour autant c’est ce type de division du travail qui sépare véritablement les hommes, ne le sont-ils pas déjà avant elle ?

III. Même si on prend la division naturelle du travail, ce qui « lie » là les hommes et les rend interdépendants dans le travail et l’échange économique, c’est le Besoin. Or le besoin lie en quelque sorte le temps de sa satisfaction, et sa répétition naturelle lie à nouveau pour le même temps. Le besoin n’est donc pas vraiment un liant social ; il rapproche les hommes, mais ne les lie pas vraiment. En ce sens, Rousseau disait que les premières associations nées du besoin  n’étaient qu’« une association libre  qui n’obligeait personne et qui ne durait qu’autant que le besoin passager qui l’avait formée », dans laquelle l’intérêt personnel  reste prioritaire. « S’agissait-il de prendre un cerf, chacun sentait bien qu’il devait pour cela gardait son poste ; mais si un lièvre venait à passer à la porter de l’un deux , il ne faut pas douter qu’il le poursuivît sans scrupule et qu’ayant atteint sa proie il ne se souciât fort peu de faire manquer la leur à ses compagnons » écrit Rousseau dans le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Donc le besoin ne lie pas, il rapproche ponctuellement. Ce sont pour Rousseau les passions qui lient durablement les hommes, ou ce pacte d’association qui doit préluder au pacte de soumission dans le contrat social. L’union est donc l’effet d’une volonté politique ou du désir, de la passion ; la division du travail au nom du besoin ne crée qu’une interdépendance, qui n’est que la rencontre d’intérêts privés.

Donc si la société n’est pas liée par le travail et sa division, qui peut même défaire un lien antérieur ou empêcher ce lien ( II) ; pour dire que la société est divisée à son tour par certaines divisions du travail, il faut présupposer qu’elle est liée avant elles : or si la solidarité mécanique des sociétés archaïques permet de souder une communauté sous un principe commun, elle le fait par la dissolution de l’individu dans la communauté. Or les sociétés modernes se caractérisent pas la revendication de l’individuel, à laquelle la division du travail a peut-être en partie contribué (II 1.2) ou dont elle se fait l’écho ( ?) , dès lors il est bien difficile d’avoir une véritable union au sens de la société. La vie en société, cette union semble en effet demander le sacrifice de l’individuel ou la capacité de le dépasser pour le commun, l’intérêt commun.

Donc si on considère que les sociétés modernes se caractérisent par cette difficulté à unir les hommes, le travail reste un élément de rapprochement, et sa division ne peut séparer ce qui n’est pas déjà uni. La division du travail ne sépare pas vraiment les hommes, elle peut seulement rendre encore plus difficile l’union, une union que l’on doit plutôt attendre de la famille, de la religion et de l’Etat, semble-t-il et dont les crises actuelles soulignent le manque de cohésion de nos sociétés.