La perception peut-elle s’éduquer? ( L, 2008)

17 mai 2012 0 Par Caroline Sarroul

La perception peut-elle s’éduquer?

I. Non! Eduquer, c’est former, élever, développer. Si on entend par percevoir, voir (dans le langage commun on utilise ces deux verbes l’un pour l’autre; autrefois on parlait de perceptions naturelles pour qualifier les sensations et les qualités spécifiques au sens), sentir, soit cette éducation n’a pas de raison d’être ( voir, c’est savoir; sentir, c’est constater!), soit on ne voit pas ce que serait cette éducation: apprendre à sentir, développer une acuité des sens. Si on prend par exemple la vue, éduquer la vue, ce serait avoir un regard plus précis, voir bien les couleurs, les lignes.. De plus ce serait une éducation vaine, si elle est possible, car les sens en eux-mêmes ne nous apprennent rien. Ils ne donnet que la matière de la connaissance, que l’esprit doit ensuite mettre en forme.

Et c’est d’ailleurs cela que de percevoir, au sens précis du terme. Dans ce cas peut-on éduquer la perception?

II. Oui, on peut ( et même on doit!) éduquer la perception, si on distingue bien percevoir et voir, sentir.

1. Percevoir, c’est saisir par l’esprit ce qui se cache sous les apparences ou ce qui est la cause du divers sensible désorganisé et hétérogène. Je vois trois faces, 4 points saillants, si je frappe, ça rend un son, ça sent le bois ou le plastique ou rien, n’a pas de goût, je perçois un cube que je ne vois pas, ni ne touche .

Comme le dit Alain, « On soutient communément que c’est le toucher qui nous instruit, et par constatation pure et simple, sans aucune interprétation. Mais il n’en est rien ». Comme le dit aussi Descartes, dans Méditations métaphysiques (1641), méditation II, « Or quelle est cette cire qui ne peut être conçue que par l’entendement ou l’esprit ? Certes c’est la même que je vois, que je touche, que j’imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l’action par laquelle on l’aperçoit n’est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l’a jamais été, quoiqu’il semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l’esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle et dont elle est composée. »

Cette inspection de l’esprit peut être éduquée, en développant la capacité de discerner, de bien organiser et coordonner les différentes données immédiates de la sens, pour mettre en forme cette matière:

2. C’est ce qu’on voit en science par exemple: si pour les empiristes, il suffit de bien observer pour parvenir par induction à dégager d’énoncés particuliers d’observation des énoncés généraux.On peut cependant voir les limites de cette méthode ( Hume, généralisation abusive ou choisie) et la part active que prend l’esprit dans cette démarche : avant pour savoir quoi observer ( toute observation est polémique selon Bachelard, l’urine des lapins carnivores de Bernard, précédée d’une déduction) , pendant ( il faut prolonger le réel par l’imaginaire, des hypothèses, faire la synthèse des différentes apparences, Alain) et ensuite ( il faut présupposer l’uniformité de la nature pour poser un énoncé sous forme de lois, user de démonstrations mathématiques, de raisonnements).

3. c’est ce qu’on peut voir aussi avec l’art: comme le dit Bergson, l’artiste lève le voile d’une vision utilitaire du monde ayant des zones d’ombre; c’est aussi ce que souligner Proust, lorsqu’il dit de l’artiste est un « oculiste », ou Dubuffet, lorsqu’il dit de l’artiste qu’il ouvre des voies neuves..au regard, à notre manière de nous représenter la réalité. Il s’agit ici de retrouver un regard virginal en quelque sorte.

Cette éducation commence donc par le fait de désapprendre à voir comme on a vu (les sens peuvent être trompeurs ou si on pense qu’ils ne peuvent tromper car ils ne jugent pas, ils peuvent être source d’erreurs : on peut penser aux illusions d’optique qui font que Descartes dans son doute hyperbolique met en doute le témoignage des sens et toutes les connaissances qui s’appuient les données sensibles). C’est la même idée que l’on retrouve en science avec Bachelard qui voit l’expérience première comme un obstacle épistémologique qu’il faut lever par une « catharsis intellectuelle et affective », l’esprit se forme en se réformant, la perception aussi.

Mais cette éducation a pour horizon et prétention de parvenir à une perception idéale, une perception correspondant à ce qui est. Mais une telle perception est-elle accessible?

III. on peut en effet noter que dans une sensation, il est difficile de faire la part dans ce qui est senti entre ce qui appartient à l’objet et ce qui n’appartient qu’au sujet, il se pourrait dès lors qu’on tienne pour objectif ce qui est subjectif ; il y a aussi l’idée que la sensation dépend d’un point de vue, ex. la vision du soleil de la terre, ce qui fait qu’on est prisonnier de ce point de vue. Comme le dit Nietzsche dans Aurore , « Mon œil, qu’il soit perçant ou faible, ne voit pas au-delà d’un certain espace, et dans cet espace je vis et j’agis, cette ligne d’horizon est mon plus proche destin, grand ou petit, auquel je ne peux échapper. Autour de chaque être s’étend ainsi un cercle concentrique qui a un centre et qui lui est propre. De même l’oreille nous enferme dans un petit espace, de même le toucher. D’après ces horizons où nos sens enferment chacun de nous comme dans les murs d’une prison, nous mesurons ensuite le monde, nous nommons ceci proche et cela lointain, ceci grand et cela petit, ceci dur et cela mou : ces mesures, nous les nommons sensations – et tout cela, absolument tout, n’est qu’une erreur en soi ! »

La perception est toujours la mise en forme de cette matière sensible, une représentation de ce qui est donné, dans ce cas, éduquée ou non, la perception n’est qu’une representation. On est condamné à l’apparence, à la réalité phénoménale, dirait Kant, la réalité en soi, en dehors de toute perception nous échappe radicalement. Donc la perception peut s’éduquer mais elle ne peut prétendre être dans le vrai, ce qui correspond au réel en soi ( impossibilité de vérifier cet accord, d’échapper à la perception), même si on peut penser que les choses ne sont que parce qu’elles sont perçues.