Le travail manifeste-t-il mieux la nature de l’homme que l’art ou le jeu ?

17 mai 2012 0 Par Caroline Sarroul

Le travail manifeste-t-il mieux la nature de l’homme que l’art ou le jeu ?

Le jeu : «activité libre (l’enfant joue car il est libre de le faire), séparée (le jeu est en dehors de la vie courante), incertaine (son issue n’est pas connue, c’est ce qui fait sa richesse), improductive (il s’oppose au travail au sens où il est improductif), réglée (il possède ses propres règlements) et fictive (il amène à la fiction, il nous rend autres)» selon l’historien néerlandais Huizinga.

Articulation : Le travail comme propre de l’homme ( animal laborans) mais comme correspondant à la nécessité animale en lui ( animal laborans)

Le sujet présuppose qu’il y a une nature humaine et que ces 3 activités sont clairement distinctes.

 I. le travail manifeste incontestablement la nature de l’homme dans le sens où le travail est le propre de l’homme. L’homme est le seul animal qui travaille, qui doit transformer la nature pour répondre à ses besoins (animal prométhéen, Marx qui distingue l’abeille du plus mauvais architecte) ; le travail fait partie de la condition humaine, de la situation initiale et universelle de l’homme ; tous les hommes sont au travail, au milieu des autres et mortels, souligne Sartre.

Le travail n’est pas seulement un effort physique, il implique la notion de projet conscient de transformer le donné naturel. Il est négation de la nature (en dehors de soi et en soi), et l’homme se définit par cette négation de la nature, par la culture et la liberté (il laisse la nature s’échiner à sa place, dit Hegel, du travail agricole).

Transformer la nature, c’est aussi ne pas se contenter de ce qui est, c’est l’œuvre du désir qui est aussi le propre de l’homme, l’animal ne connaissant que le besoin.

II. Mais il ne manifeste pas mieux la nature de l’homme que l’art ou le jeu,

– car le travail même s’il y  a œuvre reste  labeur donc il est soumission à la nécessité naturelle. L’homme est le seul animal prométhéen, mais c’est parce qu’il est animal qu’il travaille. Et la transformation de la nature dans le travail reste soumise à la satisfaction des besoins, même si le désir peut s’en mêler. Alors que l’art et le jeu échappe à cette logique vitale, on ne crée pas des œuvres d’art pour survivre et on peut s’abandonner au jeu, que si les besoins sont satisfaits. L’art et le jeu ne répondent qu’à une nécessité humaine. L’œuvre d’art se distingue de l’ouvrage du travail par le fait qu’elle ne répond pas à un besoin vital, elle n’est pas utilitaire. Elle répond seulement à un besoin de créer, d’aménager un monde humain, de s’inscrire durablement dans ce monde et face à soi (cogito pratique de Hegel), et à une aspiration proprement humaine, celle du Beau. Quant au jeu, au loisir, il est le signe même de cette liberté face à la nature. On n’est pas soumis au temps vital, on peut s’accorder  le loisir de perdre son temps dans une activité sans but, sans enjeu utilitaire, sans rentabilité. Le jeu « est condamné à ne rien fonder ni produire, car il est dans son essence d’annuler ses résultats » disait Caillois, car en commençant une nouvelle partie, on recommence à zéro. Dans le jeu on est entièrement maître. L’animal n’a pas le temps de jouer, il est soumis et il n’y a pas d’art animal

car le travail insère dans la réalité alors que le jeu comme l’art permettent de s’en évader ( bien qu’étant ancrés dans le réel): on s’extrait du quotidien le temps de la contemplation d’une œuvre d’art, on est transporté au-delà de la matérialité de l’œuvre (Heidegger vers Autre chose) ; avec le jeu, on échappe aux contraintes sociales, aux limites naturelles : on peut tout être, tout est possible, même si cela n’est possible que si on se prend au jeu. Et ce qui caractérise l’homme par opposition à l’animal, c’est cette capacité à s’extraire de ce qui est, l’animal est prisonnier de l’ici et maintenant, car seulement doté d’une conscience immédiate et sans liberté.

– car de fait le travail se réduit souvent au labeur : aliénation du travail, le travail peut être déshumanisant, ce qui ne peut être le cas de l’art et du jeu. L’art permet de développer son humanité et son individualité pour celui qui crée comme pour celui qui contemple (« pain quotidien de l’âme » selon Kandinsky ; l’art renseigne l’homme sur l’humain selon Hegel).  Le jeu est éducatif, formateur : effet cathartique, confronte aux choix, cadre d’apprentissage, se construire et de comprendre les autres, accepter les règles ….

– Le jeu présuppose une activité symbolique, la capacité à entrer dans des simulacres et signes. Je suis le pion qui avance sur l’échiquier, ces billets factices, je crains de les perdre, ces règles arbitraires, factices, je les fais miennes et je fais comme si elles étaient incontournables….Le jeu, c’est en latin in–lusio, c’est-à-dire illusion, jouer, c’est avoir la capacité de s’illusionner, de croire à une illusion. Le jeu présuppose donc les mêmes facultés que le langage, que celles nécessaires à la compréhension d’un signe linguistique. Et on peut penser comme Benvéniste que seul l’homme a franchi le seuil de la faculté symbolique.

car le travail, l’art et le jeu ne sont pas dans le même rapport au temps : par le travail, on s’efforce de se maintenir en vie, on vise l’immortalité dans le temps; dans l’art et le jeu, on s’efforce d’échapper au temps, on vise l’éternité. Et si les animaux s’efforcent de survivre, se sacrifient pour l’immortalité de l’espèce, seul l’homme aspire à l’éternité, à échapper au cycle de la vie et au temps.

Donc l’art et le jeu semblent mieux mettre en évidence des facultés propres à l’homme, son rapport particulier au réel et surtout ne répondre qu’à une nécessité purement humaine en l’homme. Donc ils manifestent mieux la nature de l’homme.

III. Ceci dit cette réflexion n’est pertinente que si on présuppose :

que l’art et le jeu se distinguent radicalement du travail : or on peut montrer que la distinction art et travail (artisan) est récente et que dans une société où le travail est survalorisé, la frontière s’estompe : toute activité est pratiqué comme un travail, avec le même sérieux, associé à un gagne pain et toute production peut devenir objet de consommation, être absorbé dans la logique de la consommation. Quant au jeu, il faudrait montrer que le temps libre est bien celui de la liberté.

que si on associe l’art et le jeu à des divertissements, mais le travail ne peut-il pas être considéré de la même manière : et dans ce cas, on peut reprendre Pascal et ces 3 activités soulignent l’incapacité de l’homme à rester au repos, face à soi. Ces 3 activités sont un moyen de fuir la conscience malheureuse, qui est le propre de l’homme. Car ce qui caractérise l’homme, c’est bien cette conscience réfléchie et de soi. Donc ces 3 activités manifesteraient également la nature de l’homme.

l’existence d’une nature humaine remise en question par Sartre «  l’existence précède l’essence » : pour lui on ne peut parler que de condition humaine et ce qui caractérise l’homme, c’est que s’il est confronté à une situation initiale commune, chaque homme reste libre du sens qu’il lui donnera, des choix qu’il fera. L’homme est liberté et par là il est au départ « une nuée de possibilités » comme le dit Lucien Malson, donc rien de défini avant d’exister et se définir. Donc en somme rien ne définit l’homme davantage, tout définit l’homme à partir du moment que là est son choix , son projet et par là ses valeurs. Donc le jeu, comme le travail ou l’art peuvent aussi bien définir  l’homme.

  Donc on peut dire au terme de cette réflexion que si on peut voir le travail comme une activité proprement humaine, en la pratiquant l’homme reste soumis à l’animal en lui. Dès lors, le jeu et l’art, qui ne répondent à aucun besoin vital semblent mieux représenter l’homme et mettre en jeu des traits proprement humains, faculté symbolique, désir d’échapper au temps, conscience réfléchie et de soi. Ceci dit la barrière entre ces 3 activités est fragile et enfermer l’homme dans une définition contestable. Aussi on peut dire que l’homme se définissant par son existence, ses choix et actes, rien ne le définit mieux, car tout le définit et c’est d’ailleurs cela qui définit l’homme, il échappe à tout définition.