Peut-on toujours faire la différence entre travail et divertissement ?

17 mai 2012 0 Par Caroline Sarroul

Peut-on toujours faire la différence entre travail et divertissement ?

 

Introduction : L’idée de travail est liée à celle de contraintes. Le travail, c’est une dépense d’énergie, de force, de temps pour produire, qui nous est imposée d’abord  par notre nature d’homme. Alors que l’animal consomme ce qui est pour se conserver, l’homme lui doit transformer la nature pour la consommer et y survivre, et est condamné à recommencer chaque jour à se consommer pour consommer et répondre à ses besoins sans cesse renaissants. Déjà  prisonnier de ce processus vital, la division, l’organisation du travail vont lui ajouter de nouvelles chaînes : horaires, spécialisation, hiérarchie, productivité. Le monde du travail, du labeur, de « l’animal laborans » comme le dit Hannah Arendt, c’est celui de la nécessité, de la contrainte, d’un rappel à la dure réalité de notre existence matérielle. Un monde, une réalité que l’on cherche à fuir, dans le divertissement, dans le loisir. Le loisir c’est par définition le temps non travaillé, libéré  du travail que l’on assimile au temps libre, les contraintes pesant sur le travail étant levées. Le loisir est le temps du délassement et du divertissement. Se divertir, c’est littéralement se détourner ,et ici  se détourner de ce monde du travail en particulier pour s’évader, se distraire. Il semble donc que le travail et le divertissement soient deux modes d’existence radicalement opposés. Pourtant, il semble que certains trouvent dans le travail un moyen d’évasion et ils travaillent d’ailleurs par delà ce qui est strictement nécessaire à leur subsistance. Vu de l’extérieur, certains métiers semblent même être de véritables distractions. On pense à ceux qui vivent de ce qui occupe nos loisirs : voyages, sports, arts. Aussi peut-on se demander si on peut faire la différence entre travail et divertissement ? Mais poser ainsi le problème, c’est présupposer que le divertissement n’est que distraction, et que distraction du monde du travail.

  Pourquoi cette différence semble s’imposer ? Le travail ne peut-il pas être divertissant ? Et le divertissement un travail ?

 

I. La différence semble toujours faisable dans le sens où si on associe divertissement à loisir , par définition le loisir est ce qui s’oppose dans le temps et par nature au  travail.

Le travail, c’est par définition le monde de la nécessité et de la contrainte. C’est celui du labeur, conséquence de notre nature prométhéenne et de notre soumission à la nature en nous. D’où l’opposition chez les Grecs, dans l’Antiquité entre le travail et la liberté, et l’association de la liberté à l’oisiveté, aux loisirs.

Le travail, c’est la soumission aux besoins qui contraint à ajourner les désirs ( produire sans consommer, répondre au vital avant l’existentiel, l’essentiel) Alors que le loisir et en particulier le divertissement est associé au plaisir, à l’agréable et donc aux désirs.

Le travail, lorsqu’il est aliéné ( Marx et la division quantitative du travail), ce n’est plus simplement l’ajournement du désir, mais c’est leur négation, à travers la négation de l’homme et de l’individu. Réduction de l’homme à une machine, à un producteur pressé, oppressé par l’exigence de productivité.

Alors que le divertissement serait le temps de la distraction face à la réalité matérielle et donc une tension vers une autre réalité, le travail enfonce l’homme dans cette réalité, ce rapport laborieux à soi et à la nature qui le ramène à l’animalité, le réduit parfois à une « bête de somme ».

Et pourtant, c’est dans ce rapport pratique que l’homme s’est fait homme, s’est arraché à l’animalité par le levier des outils, des savoir-faire qui l’ont fait peu à peu « comme maître et possesseur de la nature » selon Descartes et qui lui ont permis de se libérer de la nature pour entrer dans la culture et  dans l’humanité.

Si se divertir, c’est s’évader d’une réalité pesante pour se retrouver , le travail ne peut-il pas alors sous certaines conditions être divertissant ?

II. si le fait de travailler est une nécessité, on a souvent la possibilité de choisir son travail. Si ce choix correspond à nos désirs, travailler peut-être agréable et en ce sens rejoindre le divertissement.

 De même s’il est créatif et non aliéné, le travail peut être un développement de soi à travers des œuvres qui portent « notre cachet personnel » comme le souligne Hegel dans la dialectique du maître et de l’esclave qui voit dans le travail même forcé le lieu de la réalisation de soi, de notre humanité, l’accès à la liberté. Le travailleur n’est plus seulement « animal laborans » mais il est «  homo faber ».

Enfin, si on prend divertissement au sens de Blaise Pascal, c’est-à-dire d’étourdissement, d’ « occupation du dehors » pour ne pas se retrouver face à soi , à notre « condition faible et mortelle »  (texte 2 p.118) , le travail , comme toute activité occupant corps et âme, peut être un divertissement au plus haut point. Se perdre dans le faire, ne rechercher que l’avoir futur pour ne pas avoir à assumer la difficulté d’être dans le présent .

MAIS se divertir en ce sens ce n’est pas seulement se détourner de ce que l’on est, c’est aussi se détourner de ce que l’on DOIT être, de notre destination en tant qu’homme et individu. Selon Pascal « l’homme est visiblement fait pour penser, c’est toute sa dignité et son mérite ; et tout son devoir est de penser comme il faut ». Et si cela est en partie possible dans le travail, ce devrait être notre priorité dans notre temps libre, notre loisir.

Dans ce cas , le temps du divertissement, au sens de loisir, ne devrait-il pas être celui d’un travail sur soi ?

 

III. En effet au lieu de perdre son temps libre à se distraire ( avec beaucoup de sérieux , car on se s’oublie dans le jeu que si on oublie que c’est un jeu ; texte 3 p 119 ; ce qui fait du jeu une préoccupation sérieuse, un travail ), à rester prisonnier du monde du travail ( repos, consommer, transformation de la nature hors de soi, Bergson),  on devrait consacrer son temps libre à se développer : à travailler à se connaître et à développer notre pensée. Le loisir n’est pas le lieu de l’oisiveté, de l’agréable des « prétendus amusements » mais le cadre d’une activité utile pour soi, de réalisation de soi dans le travail de l’esprit et l’effort qu’exige le fait d’être à la hauteur de son humanité.

 

 Conclusion : si au départ divertissement et travail se sont présentés comme deux modes d’existence opposés (I), nous nous sommes rendu compte qu’ils n’étaient en réalité que peu différents. La différence est un rapport  d’altérité entre des choses qui ont par ailleurs des éléments identiques. Si divertissement est loisir, et loisir activité agréable et épanouissante alors il y a alors une similitude possible entre travail et divertissement même si le travail reste un travail (II). Il est alors plus difficile de faire la différence entre les deux. Mais , cette différence s’abolit, si on prend divertissement au sens de Pascal, le travail est alors un divertissement sans ambiguïté et si on distingue le loisir du divertissement dans ce sens là, et qu’on pense ce à quoi il devrait être destiné alors le loisir peut être un travail. Donc on ne peut non seulement pas tout le temps faire la différence entre travail et divertissement, on ne peut jamais la faire en ce qui concerne le travail face au divertissement comme on le devrait concernant le loisir face au travail.