Que perdrait la pensée en perdant l’écriture?

17 mai 2012 0 Par Caroline Sarroul

 Dans  Léviathan, Hobbes remarquait que « l’invention de l’imprimerie, quoique ingénieuse, n’est  pas grand- chose en comparaison de celle de l’écriture », imprimerie ne permettant simplement que de diffuser ce qui a déjà été écrit. Ceci dit , on pourrait de manière similaire dire que l’invention de l’écriture n’est pas grand-chose en comparaison avec celle de la parole, l’écriture permettant simplement de graver sur une tablette, de mettre sur une feuille ce qui a déjà été articulé, dit. La parole orale, le geste permettent déjà à la pensée de s’exprimer et de se communiquer, on peut donc se demander quel service particulier rend l’écriture à la pensée. Est-elle un simple nouvel outil au service de la pensée ou autre chose ? L’écriture n’est-elle que la simple retranscription par écrit de la parole orale ou autre chose ? En somme que perdrait la pensée en perdant l’écriture ?

Quels avantages perdrait-elle ? Plus que de simples avantages n’est-ce pas un outil qu’elle perdrait ? Mais cet outil n’est-il pas à double tranchant ?

1.Avantages  de l’écriture pour  la pensée

Selon Hobbes, l’écriture est « une invention très utile à la perpétuation du souvenir du temps passé et au rapprochement des hommes dispersés en des régions si nombreuses et si éloignées » . En effet, a) l’écrit donne à la pensée une sorte de permanence dans le temps, par rapport à la fugacité de la parole orale. Avec l’écrit, ce qui a été pensé ne se perd pas avec la disparition de l’auteur, cela reste , constitue un patrimoine culturel, une référence sur laquelle on peut s’appuyer, et qui permet un dialogue des esprit à travers les âges. Sans les traces écrites, la pensée devrait à chaque fois tout recommencer, et ici il n’y a de progrès que accumulatif

b) l’écrit donne aussi à la pensée un espace de diffusion plus grand. La parole orale s’échange entre 2 individus ou devant un groupe plus ou moins nombreux ; avec l’écriture on peut s’adresser à tous, la pensée a alors une portée universelle. Elle se détache de son contexte , elle prend une dimension universelle.

 Donc l’écrit permet une fixation  de la pensée, sa diffusion et une sorte de dialogue à travers les âges et au-delà des frontières Mais l’écriture ne fait-elle que fixer ce qui aurait pu être simplement dit , ou est-elle un nouvel outil pour la pensée ?

2.L’écriture, un nouvel « organe » pour la pensée

Comme le dit Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues, l’écriture n’est pas une simple « peinture de la parole ». Parler et écrire sont deux choses bien différentes, car on ne veut pas et on peut pas dire la même chose à l’oral qu’ à l’écrit, on ne s’adresse pas à un interlocuteur présent.

Déjà parler exige que l’on clarifie la pensée et l’aide à se clarifier. Cf : Hegel et Merleau-Ponty . On cherche le mot juste pour être compris, et en même temps on est amené à préciser sa pensée, à l’approfondir. Mais quand on passe à l’écrit l’exigence est encore plus grande car on doit pouvoir être compris de tous ceux qui vont nous lire et notre pensée se trouve « orpheline » face à eux. On ne pourra pas venir s’expliquer à nouveau, donner plus de force à tel ou tel argument par une intonation de voix, un geste. On doit être encore plus précis, savoir trouver les mots communs, compréhensibles de tous qui pourront exprimer quelque chose de personnel. L’écrit pousse à être plus exact , plus rationnel. On peut reprendre la formulation, la corriger, la préciser , encore et encore. C’est peut-être comme le suggère Rousseau, la langue des concepts qui développe l’esprit et s’adresse à l’esprit.

En tout cas, l’écrit permet à la pensée de s’élaborer , pas seulement de fixer une pensée toute faite. Si on prend l’exemple de la rédaction d’un journal intime. Ce journal doit parvenir à exprimer des pensées par définition très intimes et personnelles, des impressions purement subjectives et souvent confuses, car non analysées. Les mettre par écrit oblige à en prendre pleinement conscience, à les analyser pour pouvoir trouver les mots adéquats, à réellement penser ce qu’on avait finalement que ressenti. On écrit alors des choses qu’on n’aurait pas sans doute dites à l’oral même pour soi, ni pensées d’ailleurs. Mais dans ce cas on écrit pour soi. Qu’en est-il quand on écrit pour les autres ? Cet outil ne peut-il pas être à double tranchant ?

3. L’écriture comme « obstacle » à la pensée

a. Si on ne peut pas tout dire par la parole (Cf Bergson) on ne peut pas non plus tout exprimer par écrit. L’écrit est parfaitement adapté pour exposer des idées, des concepts mais plus inadéquat encore que la parole  pour exprimer des sentiments. La parole peut être passionnée comme ce qu’elle exprime, passer à l’écrit, c’est adopter souvent un langage plus rationnel dépassionné. On peut s’emporter à l’oral et transporter son interlocuteur, à l’écrit c’est plus difficile et si on le fait on prend le risque de n’être pas compris. C’est cependant le risque que prend l’écriture poétique.

b. si l’écriture permet à la pensée de se préciser, elle peut aussi la tuer, comme le montre le mythe de Teuth  dans le Phèdre de Platon, en favorisant l’oubli et l’ignorance. Comme c’est écrit , on se dispense de faire un effort de mémoire ou on ne pense plus par soi-même , on va chercher dans les livres une pensée toute faite qu’on pourra sinon comprendre de l’extérieur du moins interpréter sans garantie, mais qu’on ne pourra pas assimiler puisque on ne l’aura pas pensé. L’écriture produit donc une ignorance ignorée on croit savoir parce qu’on a lu, mais on ne sait pas. Ceci dit sans traces écrites de ce qui a été pensé, il serait plus difficile encore à la pensée de progresser. Tout serait à chaque fois à recommencer. La pensée avance par accumulation , assimilation  et dépassement des pensées antérieures.

En somme perdre l’écriture pour la pensée, c’est perdre des avantages, mais surtout un outil . Un outil qui même si il est à double tranchant sert plus à la pensée qu’il ne l’a dessert. En perdant l’écriture, la pensée perdrait sa diffusion, son atemporalité et sa rationalité que force à développer le passage de l’oral à l’écrit. Elle se perdrait peut-être elle-même. Elle retrouverait peut-être la vivacité de la parole orale, son ouverture au dialogue, et redeviendrait une œuvre individuelle et solitaire. Mais il semble qu’elle ait de toute façon plus à perdre qu’à gagner. La pensée rationnelle peut difficilement se passer de l’écriture qui participe activement à son élaboration, ou qui est même la condition , pour la pensée mathématique par exemple. Comme pour la parole, l’écriture n’est un obstacle que l’on pourrait souhaiter perdre que si on n’exploite pas toutes ses potentialités (si on peut toujours parvenir à dire ce que l’on veut dire, on peut penser aussi qu’on peut parvenir aussi à l’écrire !) , que si on l’utilise mal , comme certains le font avec  les livres .