Extrait 1: Vérité absolue, provisoire, technique?

8 juin 2012 0 Par Caroline Sarroul

 Pour aborder ( ou revoir) la question de la vérité ( et ses définitions!) telle que la pensent la science ( médiévale et moderne!) et la religion et revenir sur les rapports conflictuels des 2, voilà l’explication d’un texte extrait de Science et religion de Bertrand Russell ( 1935)

  Les premières lignes du texte:

     « Un credo religieux diffère d’une théorie scientifique en ce qu’il prétend exprimer la vérité éternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un caractère provisoire : elle s’attend à ce que des modifications de ses théories actuelles deviennent tôt ou tard nécessaires, et se rend compte que sa méthode est logiquement incapable d’arriver à une démonstration complète et définitive. Mais, dans une science évoluée, les changements nécessaires ne servent généralement qu’à obtenir une exactitude légèrement plus grande ; les vieilles théories restent utilisables quand il s’agit d’approximations grossières, mais ne suffisent plus quand une observation plus minutieuse devient possible. En outre, les inventions techniques issues des vieilles théories continuent à témoigner que celles-ci possédaient un certain degré de vérité pratique, si l’on peut dire. La science nous incite donc à abandonner la recherche de la vérité absolue, et à y substituer ce qu’on peut appeler la vérité « technique », qui est le propre de toute théorie permettant de faire des inventions ou de prévoir l’avenir. La vérité « technique » est une affaire de degré : une théorie est d’autant plus vraie qu’elle donne naissance à un plus grand nombre d’inventions utiles et de prévisions exactes. La « connaissance » cesse d’être un miroir mental de l’univers, pour devenir un simple instrument à manipuler la matière. »

 

Chap 1 p.12 à 16 de « Un crédo religieux… » à la fin du chapitre.

 Intro : Ce chapitre présente la science et la religion comme étant « 2 faces de la vie sociale », deux éléments de la culture humaine.

En début de chapitre, Russell note que la religion a eu une place importante dès les débuts de l’humanité en tant que « phénomène social » ( se caractérisant par 3 éléments : une église, un credo et une morale ; elle a été un mode de structuration des premières sociétés et une réponse à toutes les détresses de l’homme d’ordre gnoséologique – réponse à son ignorance et à ses questions -, psychologique – peur de la mort- , sociale- Marx, etc…), la science ne s’est imposée qu’à partir du XVIème siècle avec la révolution copernicienne puis newtonienne.

Russell a noté que quand la science et la religion ont été en conflits , la science est « invariablement sortie victorieuse », ce qui le laisse penser que la religion, comme « phénomène social » semble vouée à disparaître avec le progrès de la science.

Il a également noté que ces conflits peuvent être de 2 sortes :

  • il y a les conflits sur un point du texte sacré ( ex. la Bible , avec le lièvre qui rumine p.9, mais aussi géocentrisme, ou origine du monde) qui ne sont pas très importants en soi si on décide que la religion « ne fait autorité qu’en matière de  religion et de morale »

  • il y a des conflits plus « sérieux » concernant le dogme et ses fondements ( existence de Dieu, libre-arbitre, immortalité de l’âme).

    Mais pour Russell, tout conflit est en réalité sérieux

  1. car ils remettent en question la parole de Dieu ( qui ne peut faire d’erreur) et l’autorité de cette parole et par là de l’Église. ( autorité dont elle a besoin pour imposer sa morale : cf. critique de Nietzsche du libre-arbitre comme « tour de passe-passe théologique » )

  2. car la religion prétend détenir LA vérité et que cette vérité est ABSOLUE . Or la vérité ne peut être qu’UNE ! Il ne peut pas y avoir une vérité pour la science et une vérité pour la religion.

    DONC le vrai conflit entre la science et la religion est celui de la possession de la vérité.

EXPLICATION

Dans ce chapitre, Russell souligne que si la science et la religion prétendent toutes 2 à la vérité,

  • elles n’ont pas la même définition de la vérité ( ligne 1 à 29)

  • que cette différence a été une conquête de la science moderne par opposition à la science des « pionniers » , à la science médiévale ( ligne 29 à 60)

  • puis il va finir en analysant les conséquences pour la religion des victoires de la science ( ligne 61 à 71) et

  • et en revenant sur la distinction entre la religion comme « phénomène social et ensemble de croyances » et comme « phénomène purement personnel et état d’esprit » ( ligne 71 à la fin)

Lignes 1 à 29

Russell note donc que la religion et la science ont 2 conceptions radicalement différentes de la vérité.

Pour la religion, la vérité est donc UNE, ENTIERE et ABSOLUE ( éternelle). Ce qui est établit comme vrai ne peut faire l’objet du moindre doute et de la moindre révision car ce serait remettre en question l’autorité de Dieu et de l’Église. Elle est l’objet d’une foi inconditionnelle en l’autorité.

Pour la science, la vérité est PROVISOIRE

Elle sait par expérience que des théories admises comme vraies se sont avérés fausses ou à corriger avec le perfectionnement de la connaissance et des observations ; elle est aussi consciente des limites des preuves ( Cf : Popper) et des limites des démonstrations et théories ( montre fermée Einstein : cf Chap VI)

Russell note cependant qu’avec « une science évoluée », les évolutions que subissent les théories sont plus des ajustements, des modifications que des révolutions. On peut donc garder des « veilles théories » pour des « approximations grossières » et pour des « observations plus minutieuses » en adopter d’autres.

On peut noter ici que le critère de vérité est donc ici l’observation ( Russell est inductiviste ( la connaissance va du particulier observé au général, il se méfie de la méthode hypothètico déductive qui prétend à partir d’une théorie générale expliquer le particulier, car p. 11 : « l’expérience a montré qu’il est dangereux[…] hypothèse de travail ».

On peut aussi noter que Russell ajoute  à ce critère, un critère pratique, pragmatique ( proche de celui de W. James) puisqu’il parle de « vérité technique ». Une théorie n’est pas vrai de manière absolue ( sans lien avec quoique ce soit), elle est vraie par rapport aux « inventions  utiles» ( techniques) qu’elle permet et aux « prévisions  exactes» qu’elle permet pour agir efficacement. Même si pour Russell, une théorie n’est pas seulement vraie par ses effets positifs pour l’action, elle dépend aussi des causes qui ont amené à cette théorie et en particulier une observation attentive ( c’est sur ce point qu’il est en déssaccord avec Russell et avant lui avec Epicure qui réduit la vérité à ses suites), cela amène à une conception de la science plus modeste :

ligne 26 : «  la connaissance cesse d’être un miroir mental de l’univers ( vérité correspondance pensée sur le modèle de la copie fidèle) pour devenir un simple instrument à manipuler la matière ( vérité pragmatique : peu importe si la théorie est LA théorie, le tout est qu’elle fonctionne, se vérifie dans l’action) »

          Lignes 29 à 60

Russell va en effet souligner que cette conception de la science et de la vérité scientifique est moderne ; les « pionniers de la science » ayant en réalité la même conception de la vérité et de son fondement ( l’autorité) que la religion, au départ.  La science avait le même but que la science parvenir à une vérité ABSOLUE mais avec une méthode différente, nouvelle  ( pour Nietzsche la science moderne n’a pas changé : elle pose la vérité comme un idéal, cf. Cours) mais limitée par le même fondement l’autorité.

Ligne 35, Russell souligne en effet que la différence entre science moderne et science médiévale concerne fondamentalement l’origine, le fondement de la vérité : autorité ( connaissance par ouïe-dire) ou observation ( connaissance par soi-même, objective que tout le monde peut faire) ?

La science médiévale est une science fondée sur l’autorité, celle d’Aristote ( à laquelle va s’opposer Galilée avec son principe d’inertie) qui fait pourtant de l’expérience le fondement même de la connaissance ( ce qui explique que la diversité des phénomènes observés – ex. le mouvement- ne le conduisent pas à des lois générales et à le conduisent à des erreurs – le gland tombe plus vite à cause de sa masse que la feuille de chêne). Cette autorité n’empêche pas les observations mais limite les conclusions, les hypothèse ( risque d’hérésie dont Galilée va être accusé!) et fait que finalement, on ne part pas de ce qui est observé pour en induire une théorie mais on part de la théorie d’Aristote pour en déduire ce que l’on observe.

La science moderne est elle fondée sur l’observation, sur les faits et rejette l’argument d’autorité.

On pourrait objecter ici à Russell que ce qu’oppose la science , ce n’est pas l’autorité et l’observation, mais l’autorité et la Raison.

En tout cas, par l’observation et les faits, la science a eu des « succès » ( amélioration des conditions de vie, confort et luxe, p 8 ) qui ont obligé la religion à trouver une stratégie face à cette perte du monopole de la vérité et à cette nouvelle conception de la vérité.

Ligne 61 à 71

Ce sont ces stratégies adaptatives que va examiner  Russell.

Elles sont au nombre de 2

  1. sur les points du texte, remis en question par la science, substituer à une lecture littérale ( à laquelle restent fidèles les créationnistes remettant en question la théorie de Darwin, la science restant parallèle à la religion et rejetée comme fausse) , une lecture allégorique ou figurative ( permettant de concilier 2 lectures et le concordisme).

    Donc poser dans le texte, deux lectures possibles, l’impossibilité de l’une ne compromettant pas la possibilité de l’autre. Cette liberté interprétative doit pour ne pas ébranler l’autorité de l’Église être autorisée par celle-ci, qui par là renonce en partie à son autorité. C’est ce que souligne Russell avec le protestantisme qui fait du fidèle et de l’interprétation de son « âme individuelle » le siège de l’autorité. On sait que ce transfert a été difficile à admettre historiquement ( la Réforme). Et que cette intrusion de la liberté d’interprétation est peut-être une des raisons qui font de la religion chrétienne , « la religion de la sortie de la religion », comme le dit Marcel Gauchet, instaurant la distance critique et l’examen de conscience, et par là le doute qui peut mettre en péril la foi et la soumission à une autorité extérieure, institutionnelle ( + homme au centre de tout).

  2. La seconde stratégie est celle qui consiste à séparer deux domaines : celui des faits et celui des valeurs et du sens, ou de laisser le soin à la science de répondre à la question du Comment ? et à la religion, les questions du Pourquoi ? et du Pour quoi ?

    Russell souligne cependant que cette adaptation remet en question l’autorité de l’Eglise fondée sur le présupposé d’une vérité UNE et ABSOLUE. D ‘où ses doutes «  il reste à savoir si elle y a réussi »

Ligne 72 à la fin

Il note pour conclure que si la religion comme institution peut souffrir et même disparaître face aux succès de la science, il y a un aspect de la vie religieuse qui lui ne peut en être affecté : c’est « l’état d’esprit religieux ».

Par là, il entend une certaine manière de penser la vie et ses buts.

On peut trouver cet état d’esprit  chez « les meilleurs parmi les saints et les mystiques » ( on pourrait voir ici un parallèle avec la distinction que fait Bergson entre la religion dynamique des mystiques et la religion statique de la masse des croyants. Voir Cours)

Cet état d’esprit se caractérise par un amour de l’humanité  et une foi en l’humanité et ses potentialités et son avenir.

S’il condamne les religions comme illusions et aliénation ( comme Marx, Nietzsche), il reconnaît qu’il y a quelque chose de bon dans cet état d’esprit ( = religion de l’homme qui pourrait être adopté par un libre-penseur!)

Russell fait l’hypothèse que cet état d’esprit pourrait survivre aux déclins des Églises ( bien qu’ayant été étroitement lié avec elles). On pourrait imaginer une foi sans credo parce que jugé sans fondement.

Russell souligne que l’abandon du credo est nécessaire pour comprendre le monde et que cette compréhension pourrait permettre une « véritable sagesse », auquel aspire cet état d’esprit religieux.

« The word God is for me nothing more than the expression and product of human weaknesses, the Bible a collection of honorable, but still primitive legends which are nevertheless pretty childish. » Einstein

Pourquoi je ne suis pas chrétien, Russell