La religion

25 février 2010 0 Par caroline-sarroul

Introduction: définition

On peut au lieu de chercher à ramener à des caractéristiques communes, la diversité du fait religieux dont le document p. 206 et la carte ci-dessous donnent déjà une petite idée,

 

, partir d’une définition proposée par Emile Durkheim, dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (1925) et évaluer la pertinence des caractères pointés par rapport à une conception ethnocentrée de la religion sous la forme des 3 grands monothéismes, des 3 grandes religions du Livre, qui dominent notre culture.

Cette définition est la suivante: un système de croyances solidaires et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, ceux qui y adhèrent“.

Cette définition est suffisamment large pour embrasser toute la diversité du fait religieux :

  1. parler de pratiques plutôt que de rites ou de prières, c’est ne pas exclure les philosophes adeptes de la religion naturelle, les déistes comme Rousseau, qui posent un Dieu créateur mais n’exige aucun culte, ni le bouddhiste qui médite ou le baha’iste dont la pratique est sa vie, dont les Maisons d’adoration sont ouvertes aux croyants de toutes les religions et sont un lieu où il n’y a ni sermons, ni rituels, ni clergé. Celle d’Ashkhabad est plutôt le centre de la vie communautaire ainsi qu’un centre de services sociaux, scientifiques, éducatifs et humanitaires.
  2. parler de choses sacrées plutôt que de divin ou de transcendances, c’est ne pas exclure le bouddhisme, religion sans Dieu, qui vénére Bouddha, un homme éveillé, ni l’animisme ( qui considère que toute la nature est animée d’esprit), ni le culte des ancêtres des sociétés traditionnelles, ni l’immanence du Dieu de Spinoza qui est identifié à la Nature, au Tout

Et suffisamment, précise pour définir l’essentiel de ce qui caractérise la religion:  

  1. parler de système, c’est rappeler que la religion est une institution qui se construit avec le temps et la tradition autour selon Mircéa Eliade d’un centre qui est une “hiérophanie primordiale” c’est-à-dire une manifestation du sacré, soit soit la forme de la révélation d’une loi, soit d’un évènement, soit d’une illumination
  2. parler de communauté, c’est revenir sur l’idée de lien souligné par l’étymologie du mot religion qui viendrait soit de RELEGERE ( avoir des scrupules, le sens du devoir, ce qui renvoie à la dimension rituelle de la religion, aux exigences partiques qu’elle présuppose, soit de RELIGARE qui signifie relier. La religion, c’est d’abord un lien individuel avec du divin, transcendant ou du sacré ( lien vertical) d’où acte de foi et liberté, qui entraîne entre ceux qui sont liés individuellement au même principe, un lien horizontal communautaire. Le mot “religion” a désigné dans l’Antiquité les noeuds de paille avec lesquels on attachait les poutres des ponts, et le “pontifex” était le prêtre qui bénissait le pont assurant ainsi le passage, le lien.
  3. cette définition souligne enfin la dimension de sacré qui se trouve, même si c’est sous des visages différents du divin, du transcendant ou autres, dans toutes les religions.

 

 « Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent, et les choses profanes étant celles auxquelles ces interdits s’appliquent et qui doivent rester à l’écart des premières. La relation (ou l’opposition, l’ambivalence) entre Sacré et Profane est l’essence du fait religieux. » Émile Durkheim 

« On n’insistera jamais assez sur le paradoxe que constitue toute hiérophanie, même la plus élémentaire. En manifestant le sacré, un objet quelconque devient autre chose, sans cesser d’être lui-même, car il continue de participer à son milieu cosmique environnant. Une pierre sacrée reste une pierre ; apparemment (plus exactement : d’un point de vue profane) rien ne la distingue de toutes les autres pierres. Pour ceux auxquels une pierre se révèle sacrée, sa réalité immédiate se transmue au contraire en réalité surnaturelle. » Mircéa Eliade

Reconnaître l’existence de sacré, c’est reconnaître que l’espace, le temps, les choses ne sont pas homogènes. Il y a des ruptures. Le sacré, c’est ce par rapport à quoi, il peut y a voir sacrilège et sacrifice. C’est reconnaître que le monde est structuré, organisé autour de cette dualité sacré/profane, au-delà/ici-bas, pourrait-on dire. C’est pourquoi on peut voir que même s’il n’y a pas institution religieuse, il peut y avoir encore univers religieux.

Mais cette définition ne permet pas de distinguer religion et secte, texte p.182. 

D’ailleurs, on peut lire sur le site de MIVILUDES (la mission interministrielle de vigilance et de luttes contre les dérives sectaires,  http://www.miviludes.gouv.fr

qu’ “il n’y a pas en droit Français de définition juridique de la SECTE, pas plus qu’il n’y a de définition de la religion. Cela résulte, pour partie, de ce que la France, en vertu du principe de laïcité, s’interdit de définir, de limiter le fait religieux et spirituel, évitant ainsi le risque de se heurter au principe de la liberté de conscience. L’absence de définition de la secte, n’efface pas la réalité de l’existence de victimes des dérives de certains mouvements sectaires. Cette notion de dérives sectaires est évolutive et son approche est à la fois pragmatique et textuellement encadrée.
En effet, à défaut de définir juridiquement ce qu’est une secte, la loi réprime tous les agissements qui sont attentatoires aux droits de l’homme, aux libertés fondamentales ou qui constituent une menace à l’ordre publique, commis dans le cadre particulier de l’emprise mentale. La loi dite About/Picard, à l’origine de l’article 223-15-2 du Code Pénal, complète en 2001 le délit d’abus frauduleux d’état de faiblesse en étendant le délit déjà existant à des situations de sujétion physique ou psychologique. Ainsi, il importe peu que telle dérive soit commise par un mouvement sectaire, un nouveau mouvement religieux, une religion du livre ou par un charlatan de la santé. Dès lors qu’un certain nombre de critères sont réunis, dont le premier est la mise sous sujétion, l’action répressive de l’Etat a vocation à être mise en œuvre.

L’action des services de l’État pour lutter contre ces dérives sectaires multiformes est mise en place à plusieurs niveaux :
- L’action du responsable administratif consiste à mettre en œuvre les mesures de surveillance et de prévention adéquate.
- L’action de l’acteur social permet de déceler les dangers et de venir en aide aux victimes.
- La MIVILUDES quant à elle coordonne l’ensemble des moyens d’action des services de l’Etat au plan départemental, régional et ministériel, informe le public et les fonctionnaires, analyse l’évolution du phénomène pour le compte du Premier Ministre.
- Enfin l’action du juge, gardien des libertés, va dans le sens de la protection contre toute sujétion physique ou psychologique.

Cette action concertée et pragmatique de l’Etat, en l’absence d’une incrimination spécifique, s’inscrit dans le cadre d’une double protection :
- celle de la liberté de conscience
- celle des libertés individuelles et notamment celles des plus faibles (enfants par exemple).

Aucun jugement n’est porté a priori sur la valeur ou la sincérité d’un engagement idéologique ou spirituel. Cependant tout n’est pas permis au nom de la liberté de conscience ou de religion. Il appartient au juge de rappeler les limites à ne pas franchir tant au plan national dans les aspects administratif et judiciaires, qu’au plan européen.”

D’où, sur le même site,

les critères de la dérive sectaire:

Respectueux de toutes les croyances et fidèle au principe de laïcité, le législateur s’est toujours refusé à définir les religions. Pour les même raisons, il n’existe aucune définition des notions de “secte” ou de “dérive sectaire”.Face à l’impossibilité de définir ces notions, la commission d’enquête parlementaire de 1995 a retenu les critères suivents pour les appréhender et les caractériser :– la déstabilisation mentale ;– le caractère exorbitant des exigences financières ;– la rupture avec l’environnement d’origine ;– l’existence d’atteintes à l’intégrité physique ;– l’embrigadement des enfants, le discours antisocial, les troubles à l’ordre public ;– l’importance des démêlés judiciaires ;– l’éventuel détournement des circuits économiques traditionnels ;– les tentatives d’infiltration des pouvoirs publics.

I. le besoin de croire

A. L’état théologique comme 1er état nécessaire du développement de l’esprit humain: Auguste Comte, loi des 3 états.

Pour Auguste Comte, il y a une loi de l’évolution de l’esprit humain aussi bien au plan de l’espèce qu’au plan individuel. L’esprit passerait par trois états, le premier étant nécessairement théologique et cela pour 4 raisons.

  1. L’état d’ignorance dans lequel se trouvent les hommes au départ.

  2. L’état d’effroi dans lequel sont les hommes face à la nature qui les dépasse physiquement et intellectuellement.

  3. La nature même des hommes qui ont « spontanément une prédilection pour les questions les plus insolubles », pour les connaissances absolues, les questions du pourquoi, et du pour quoi (causes premières et causes dernières) et du comment.

  4. Un penchant pour les projections anthropomorphiques. On part du principe que tout fonctionne comme nous, tout phénomène présuppose au départ une intention.

Tout cela fait qu’on va naturellement prêter à la nature une vie, des intentions, d’où l’animisme. Puis par imagination, on va placer ces intentions dans des divinités, d’où le polythéisme que la raison va ramener à l’unité du monothéisme.

Ce premier état théologique va donner une base à l’esprit pour observer, critiquer, progresser. D’où le second état : l’état métaphysique, où on remplace les dieux trop humains par des principes abstraits comme par exemple la Nature (avec un grand N) au XVIIIème siècle.

Cet état métaphysique n’est qu’une variante du précédent, la véritable révolution c’est l’état positif ou scientifique où « la virilité de l’intelligence » fait qu’on abandonne les questions du pourquoi et du pour quoi pour se consacrer qu’à celle du comment. On ne cherche plus que les relations constantes des phénomènes observés.

Transition: cette évolution de l’esprit permet d’expliquer comment les religions sont nées. Au départ une croyance qui s’installe dans une culture qui structure la vie sociale qui va devenir avec le temps une vérité et donc un objet de foi. Mais cela explique aussi pourquoi la religion aurait du disparaître avec le troisième état (mais la religion perdure, pourquoi?).

B. La religion comme mode de structuration des sociétés:

C’est une idée qu’on trouve chez plusieurs auteurs:

  1. Critias, texte 1 p188: la religion  a été inventée par les législateurs, qui ont “fabriqué la fiction de Dieu” pour compléter l’action des lois. Elles règnent le jour, les Dieux veillent la nuit et leur omniscience leur permet même de lire dans les âmes les mauvaises intentions ou projets illégaux. Si les législateurs ont placé dans le Ciel les Dieux, ce n’est pas par hasard, c’est parce que c’est du Ciel que viennent les catastrophes et les bienfaits pour les hommes.
  2. Bergson dans les deux sources de la morale et de la religion, distingue religion statique et religion dynamique, celle des rares mystiques qui ont fait la rencontre de Dieu dans une illumination. la plupart des hommes croient en des Dieux, sans les avoir rencontrés, parce que « l’homo-Sapiens, seul être doué de raison, est le seul aussi qui puisse suspendre son existence à des choses déraisonnables ». En effet, la religion est une des productions d’une fonction psychique que la nature nous a donné pour composer les conséquences de l’intelligence. Cette fonction, c’est la “fonction fabulatrice”, c’est à dire la capacité à se raconter des histoires. Intelligent, l’homme se sait mortel. Cette conscience de la mort est déprimante, contre nature et la religion va consoler l’homme par l’idée d’une vie après la mort, d’une vie qui permet une autre vie. De même, l’homme se donne des projets à long terme à la différence de l’animal qui ne vit qu’à l’instant présent. Mais l’homme se heurte alors à une marge d’imprévus qui pourrait le dissuader d’agir. La religion l’encourage, lui assurant la protection de Dieu ou de puissances amies. Et enfin, lorsque l’homme calcule son intérêt, il se rend compte qu’il ne devrait pas sacrifier son intérêt privé à l’intérêt commun. D’où une “insociable sociabilité” , selon l’expression de Kant dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique qui fait que d’un côté, l’homme sait avoir besoin de la société pour survivre et “se sentir homme” ( métaphore de l’arbre et de la forêt: l’arbre seul pousse mal, tordu et a même tendance à s’affaisser alors qu’au milieu des autres arbres, chacun sert de tuteur à l’autre, obligeant à pousser bien droit et à s’élever, pour aller chercher le soleil) mais d’un autre côté , il a une tendance à vouloir se dissocier de la société pour satisfaire ses intérêts, ce qui menace la société de dissolution d’où le besoin d’un maître. Maître que les hommes vont trouver avant l’Etat dans  la religion qui va mettre de l’ordre, des limites et poser des interdits.
  3. René Girard verra lui aussi dans la religion une manière de répondre à ce qui menace la société, le désir mimétique et les crises mimétiques.

« Un examen attentif montre qu’il existe dans la Bible et les Evangiles une conception originale et méconnue du désir et de ses conflits. Pour appréhender son ancienneté, on peut remonter au récit de la Chute dans la Genèse, ou à la seconde moitié du Décalogue, tout entière consacrée à l’interdiction de la violence contre le prochain.Les commandements six, sept, huit et neuf sont aussi simples que brefs. Ils interdisent les violences les plus graves dans l’ordre de leur gravité :« Tu ne tueras point. »« Tu ne commettras point d’adultère. »« Tu ne voleras point. »« Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain. »Le dixième et dernier commandement tranche sur ceux qui le précèdent et par sa longueur et par son objet : au lieu d’interdire une action il interdit un désir : « Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, rien de ce qui est à lui. » (Ex 20, 17)[…]  Si on examine les interdits des sociétés archaïques à la lumière du dixième commandement on constate que, sans être aussi lucides que ce dernier, ils s’efforcent d’interdire eux aussi le désir mimétique et ses rivalités.Les interdits les plus arbitraires en apparence ne sont le fruit ni d’une quelconque « névrose », ni du ressentiment de vieillards grincheux, soucieux seulement d’empêcher les jeunes gens de s’amuser. Dans leur principe, les interdits n’ont rien de capricieux ni de mesquin, ils reposent sur une intuition analogue à celle du Décalogue mais sujette à toutes sortes de confusions.Beaucoup de lois archaïques, en Afrique notamment, mettent à mort tous les jumeaux qui naissent dans la communauté, ou un seul jumeau de chaque paire seulement. Cette règle est absurde sans doute mais elle ne prouve nullement « la vérité du relativisme culturel ». Les cultures qui ne tolèrent pas les jumeaux confondent leur ressemblance naturelle, d’ordre biologique, avec les effets « indifférenciateurs » des rivalités mimétiques. Plus ces rivalités s’exaspèrent, plus les rôles de modèle, d’obstacle et d’imitateur deviennent interchangeables au sein de l’opposition mimétique.A mesure que leur antagonisme s’envenime, en somme, les antagonistes, paradoxalement, se ressemblent de plus en plus. Ils s’opposent d’autant plus implacablement que leur opposition efface les différences réelles qui, naguère, les séparaient. L’envie, la jalousie et la haine uniformisent ceux qu’elles opposent mais ces passions, dans notre monde, refusent de se penser en fonction des ressemblances et des identités qu’elles ne cessent d’engendrer. Elles n’ont d’oreilles que pour la célébration trompeuse des différences, celle qui sévit plus que jamais dans nos sociétés, non pas parce que les différences réelles grandissent mais parce qu’elles disparaissent. »Je vois Satan tomber comme l’éclair, René Girard

C. »la religion fait partie de la culture non comme dogme, ni même comme croyance, mais comme CRI » Merleau-Ponty, Sens et non-sens

La  religion est une réponse  à un CRI DE DETRESSE, à une ANXIETE:

  1. cognitive: l’ignorance de l’homme et son  souci de vérité le poussent à se tourner vers les explications religieuses, la religion est d’abord une manière de se représenter le monde
  2. métaphysique: la conscience de la mort et de l’absurdité de l’existence font que l’homme cherche dans la religion une immortalité et un sens, comme on l’a vu avec Bergson en B.
  3. technique: la nature nous dépasse et en tant qu’être prométhéen ( Cf.Théogonie d’Hésiode et Mythe du Protagoras de Platon), nous nous devons de l’adapter à nos besoins, de la “dominer” d’où le besoin de la penser animés de forces que l’on puisse mettre de notre côté
  4. psychologique: c’est ce que soutient Freud en voyant dans la religion une réponse à la détresse infantile qui perdure à l’âge adulte. La religion ne correspond pas seulement  à un désir de connaissance absolue ni à celui de voir tous nos désirs réalisés, mais à un désir de protection à la fois contre le monde mais aussi contre nous-même. Dieu, c’est le père, celui qui protège des agressions extérieures, celui qui pose des interdits pour nous protéger de nos désirs inacceptables ( cf: le complexe d’Oedipe et le rôle du père interdisant le désir incestueux et du parricide, ce qui va constituer la base du Surmoi). Pour Freud, la religion serait à la fois une névrose collective ( moyen de satisfaire de manière déguisée et détournée des désirs insatisfaits, le principe de plaisir se heurtant au principe de réalité) et le signe d’un homme qui n’a pas atteint l’âge adulte. Texte 3 p 191
  5. sociale: Marx ajoute à la détresse individuelle, la détresse sociale : « la religion est le soupir de la créature opprimée, elle est l’opium du peuple ». À travers la religion, le peuple cherche à exprimer sa misère et en même temps proteste contre la réalité. La religion lui offre une réalisation fantastique, le monde ici-bas étant inhumain, l’humanité est déplacée dans l’au-delà. Le problème, c’est qu’en attendant cette réalisation post-mortem fantastique, on se contente de ce qui est. Du coup, la religion entraîne un conservatisme, c’est pourquoi le politique s’est souvent allié avec le religieux et que pour  Marx, lutter contre la religion, c’est « lutter contre ce monde » dont elle est issue et dont elle disparaîtra quand homme réalisera ici-bas son humanité. Texte 1 p. 190

On peut aussi interpréter ce CRI comme un CRI vers le CIEL:

  1.  L’homme conscient de sa petitesse veut croire que le ciel est habité, qu’il n’est pas seul. Comme le disait PASCAL : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ».
  2. Dans le même sens, on pourrait voir la religion comme la volonté de réconcilier le ciel et la terre pour retrouver une plénitude de départ, toutes les cosmogonies commençant par une séparation, une cassure. C’est ce que soulignait  Heinz WIZMANN dans un article de Philosophie Magazine ( déc. 2008) en notant que bien des cosmologies font naître notre monde d’une cassure. L’oeuf plongé dans l’obscurité se scinde dans la Théogonie d’Hésiode pour donner le Ciel (Ouranos) et la Terre ( Gaïa); dans la Génèse, c’est par la séparation de la Lumière et des Ténèbres, que naissent le Jour et la Nuit, par séparation des eaux au-dessus  et en-dessous du Firmament, que naissent Ciel et Terre; même dans l’explication scientifique, c’est l’éclatement du Big Bang que naît l’univers. La religion serait la réponse à ce désir de retrouver une unité perdue et la plénitude qui l’accompagnait. On peut ici faire le parallèle avec le mythe de l’Androgyne dans Le Banquet  de Platon.

II. FOI, DIEU et RAISON

On a tendance spontanément à opposer foi et raison:

  1. parce que l’hétéronomie de la foi ( révélation de la vérité à laquelle on se soumet) s’oppose à l’autonomie de la connaissance rationnelle
  2. parce que la foi porte sur des objets qui échappent à la raison: Dieu, l’immortalité de l’âme
  3.  parce que la religion exige parfois des hommes des conduites qu’on peut, d’un point de vue extérieur ( regard d’une religion sur une autre ou point de vue purement rationnel) ou même d’un point de vue intérieur ( Spinoza qualifiant certaines croyances ou conduites, de superstitions, c’est-à-dire de déviation du sentiment religieux, d’impiété) juger déraisonnables. On peut penser aux augures ou haruspices romains par exemple. Pourquoi Dieu emprunterait-il des voies si étranges pour manifester sa volonté ou ses desseins? « C’est à l’intensité de leur mépris de la raison que l’on distingue les hommes éclairés de la lumière divine » selon SPINOZA. Texte 2 P.199.

Pourtant on peut concilier les deux! C’est ce que s’efforce de faire la Théologie rationnelle d’un côté et la Religion naturelle, de l’autre.

  1. La religion précède, comme nous l’avons vu, en quelque sorte la raison et la raison va au départ servir la religion, pour fonder rationnellement la foi. D’où la théologie rationnelle aux côtés de la révélation, que l’on trouve d’abord chez St Augustin (IVème siècle après JC), puis chez St Anselme (XIème siècle après JC), et enfin chez St Thomas d’aquin (XIIIème siècle après JC), qui prouve par cinq démonstrations que la non-existence de Dieu est impensable, donc que Dieu existe. Pascal souligne lui aussi, que ” si on soumet tout à la raison, la religion n’aurait rien de mystérieux et de surnaturel; si on choque les principes de la raison, notre religion sera absurde et ridicule”. Donc même si la véritable foi, c’est “Dieu sensible au coeur”, si la foi fondée en raison n’est pas encore la véritable foi, on peut fortifier la foi par la raison.
  2. Au XVIIIème siècle, les philosophes des Lumières entendent sortir de l’obscurantisme religieux, mais la raison les mène encore à Dieu, en dehors de toute religion institutionnalisée. C’est la religion naturelle des déistes et théistes.

En d’ailleurs on trouve les 3 preuves de l’existence de Dieu aussi bien chez les philosophes chrétiens que chez les déistes ou théistes. Examinons-les:

 

Les preuves Les arguments Les critiques
PREUVE ONTOLOGIQUE(ontos : l’être, l’essence) – Saint Anselme (1033.1109) dans le Proslogion, «Nous croyons que tu es quelque chose de tel que rien de plus grand ne puisse être pensé. Est ce qu’une telle nature n’existe pas, parce que l’insensé a dit en son cœur : Dieu n’existe pas? Mais du moins cet insensé, en entendant ce que je dis : quelque chose de tel que rien de plus grand ne puisse être pensé, comprend ce qu’il entend ; et ce qu’il comprend est dans son intelligence, même s’il ne comprend pas que cette chose existe. Autre chose est d’être dans l’intelligence, autre chose exister. […] Et certes l’Être qui est tel que rien de plus grand ne puisse être pensé, ne peut être dans la seule intelligence ; même, en effet, s’il est dans la seule intelligence, on peut imaginer un être comme lui qui existe aussi dans la réalité et qui est donc plus grand que lui. Si donc il était dans la seule intelligence, l’être qui est tel que rien de plus grand ne puisse être pensé serait tel que quelque chose de plus grand pût être pensé » Donc on peut déduire de la simple idée de Dieu qu’il existe, sans recours à l’expérience.– Descartes : Après son doute hyperbolique qui va l’amener à la certitude du « Cogito ergo sum », Descartes reconnaît que savoir est plus parfait que doute. Donc l’homme, être imparfait, a l’idée de parfait. Il ne peut avoir formé seul cette idée, ni l’avoir tirée de l’expérience. Dès lors, cette idée est innée, elle ne peut lui avoir été donnée que par un être capable de l’avoir formée donc un être parfait, donc Dieu. A l’Etre parfait rien ne manque, donc si Dieu est l’être parfait, il ne lui manque rien, donc on peut déduire de sa simple idée, qu’il existe. Selon Kant,  un jugement d’existence n’est pas un jugement analytique, c’est-à-dire qu’on peut déduire d’un concept par une analyse, une décomposition. Un jugement d’existence est un jugement synthétique. Pour le faire, il faut ajouter à l’idée, un fait correspondant. L’existence, c’est « la position d’une chose » , qui est donc l’objet d’une expérience, d’une intuition sensible, d’un constat ; donc sans ce constat à ajouter à l’idée, pas de jugement possible.De plus, l’absence de fait correspondant n’enlève rien à l’idée, car « le réel ne contient rien de plus que le possible ». Donc ce n’est pas parce que je ne peux affirmer que Dieu existe, faute d’expérience, que pour autant, il n’est pas l’être parfait en idée. L’existence n’ajoute rien, et la non-existence n’enlève rien.
PREUVE COSMOLOGIQUE( Cosmos : monde, tout ordonné) On peut constater que tout dans la Nature obéit au principe de causalité : rien n’arrive par hasard, tout est l’effet nécessaire d’une cause (même les choix humains selon Schopenhauer, d’où illusion du libre-arbitre). En même temps, le monde ne semble pas contenir en lui-même sa raison d’être, il aurait pu être autrement qu’il n’est. Et la raison a un besoin naturel de remonter d’un conditionné à un inconditionné, pour parvenir à une connaissance achevée.  

S’il y a de la causalité, on peut penser par un raisonnement par analogie, que cette causalité a elle-même une cause, d’où l’idée d’une cause sans cause, d’un premier moteur : Dieu.

Ce qui est mu l’est par quelque chose (principe d’inertie), donc il y a nécessairement un premier moteur immobile, Dieu. C’est l’argument d’Aristote.

– le principe de causalité a ses limites : existence du hasard et de la liberté humaine– Cette preuve s’appuie donc sur un besoin de la raison et un raisonnement par analogie, mais selon Kant, elle est victime d’une illusion transcendantale. La causalité est une des 12 catégories, qui sont des modes subjectifs de liaison des phénomènes. Les phénomènes sont le fruit de notre expérience sensible, ils sont une représentation. Dans notre représentation, il y a causalité, mais rien n’autorise à affirmer que cette causalité soit en dehors de notre représentation, dans la réalité en soi, objective, qui est pour Kant, le noumène, inconnaissable. Pour qu’il y  ait application du mode de liaison « causalité », mise en forme, il faut donc une expérience, une intuition sensible,  matière mise en forme. Or là on part d’une causalité connue (matière + forme), à une cause qui échappe toute expérience (forme). Affirmer que Dieu est la première cause sans cause, c’est outrepasser les bornes de notre connaissance. Comme le dit Kant, il faut admettre que si notre connaissance n’a pas de  limites, elle a des bornes. Il y a donc ce qui peut être objet d’une connaissance et ce qui ne peut être qu’objet d’une foi, d’une croyance, répondant à un besoin. «  J’ai du abolir le savoir pour lui substituer la croyance ».  L’idée de Dieu est une « idée régulatrice » qui est déterminée pour nous, mais qui n’est pas déterminée en soi, de manière absolue.
PREUVE TELEOLOGIQUE(Télos : la fin, le but) On peut constater qu’il y a de la finalité dans la Nature. C’est clairement le cas dans les organismes vivants organisés en vue d’une fin interne (la lutte contre la mort) et d’une fin externe (la chaîne alimentaire). On peut aussi penser à l’existence de la beauté dans la Nature, qui est selon Kant, « une finalité sans fin »  

S’il y a finalité, il y a une intention, donc un Dieu artiste, architecte. « Tout ouvrage démontre un ouvrier » Voltaire.

«  ce qui est privé de connaissance ne peut tendre à une fin que dirigé par un être intelligent, comme la flèche pour l’archer ». Saint Thomas d’Aquin ( 1228.1274)

– cette preuve s’appuie sur une projection anthropomorphique : Dieu fait tout en vue des hommes en échange de leur culte. Mais pourquoi un être parfait aurait-il besoin d’être vénéré par les hommes ? Désir de reconnaissance ? Manque ? « Si Dieu agit pour une fin, il appète nécessairement quelque chose, de quoi il est privé » selon Spinoza. Un être parfait ne manque de rien ! (Epicure)-si Dieu ne fait rien en vain, c’est-à-dire rien « qui ne soit à l’usage des hommes », alors on est obligé de constater que parfois « la nature et les Dieux délirent aussi bien que les hommes », selon Spinoza. Pourquoi les tempêtes, les maladies qui frappent aussi bien les pieux, les innocents que les impies et les méchants.  

– s’il y a un bel agencement du monde, pourquoi la présence du Mal ? « Un tout aussi défectueux n’est point l’ouvrage d’une divinité » disait  déjà Lucrèce. L’existence du Mal souligne ou la méchanceté, ou l’impuissance (H. Jonas, Du concept de Dieu après Auschwitz) ou l’inconséquence de Dieu, autant d’imperfections qui sont en désaccord avec la perfection et la toute-puissance divine.

  • Si les preuves de l’existence de Dieu n’en sont pas, il peut tout de même paraître rationnel de croire en Dieu. C’est l’argument du pari de PASCAL , élaboré pour convaincre, convertir à la religion chrétienne  les athées rationalistes, c’est à dire ceux qui se refusent de croire que Dieu existe parce qu’il n’y a pas justement de preuve de son existence.

PASCAL les attaque sur leur propre terrain en montrant que :

  1. Leur athéisme est déraisonnable. Certes, il n’y a pas de preuve de l’existence de Dieu, mais la raison ne peut pas pour autant amener de contre-preuve. Donc la position la plus raisonnable serait de reconnaître les limites de la puissance de la raison et d’en rester à l’AGNOSTICISME, c’est-à-dire que ne sachant pas, on ne se prononce pas. Mais comme le dit Pascal, cette position théorique n’est pas existentiellement tenable, car nous sommes “embarqués”. C’est-à-dire jetés dans l’existence et mis en demeure de se positionner sur cette question: par notre manière de vivre, par nos choix, nous nous positionnons nécessairement sur la question de la valeur de la religion chrétienne: vivre ses désirs, c’est dire que les péchés ne seront pas punis, que l’enfer n’existe pas; les modérer, c’est présumer qu’il est possible qu’il y ait un jugement dernier et un paradis réservé à ceux qui ont su renoncer à la concupiscence, aux plaisirs terrestres. Vivre,  c’est donc se prononcer.

  2. Les athées font un mauvais calcul. Comme la raison n’a pas à craindre ici de se tromper, le meilleur choix serait de miser sur l’existence de Dieu. Car s’il existe, on gagne le paradis et l’infini, et si il n’existe pas, on aura simplement mené un vie chrétienne pour rien. Alors que si on a misé sur le fait qu’il n’existe pas, et que finalement il existe, pour quelques petits plaisirs on perdra l’infini et on ira en enfer. C’est le principe du MINIMAX, c’est-à-dire de minimaliser la perte maximale, qu’un rationaliste ne peut que reconnaître.

 Deux objections principales ont été faites à PASCAL :

  1. Pour n’avoir rien à perdre, en misant sur le fait que Dieu existe et qu’au final il n’existe pas, il faut présupposer que la vie humaine terrestre ne vaut rien. C’est le principe de la vision de PASCAL : tout n’est que vanité, les plaisirs ne sont que superficiels, vides. Or on peut au contraire considérer que si Dieu n’existe pas, en dehors de notre vie, c’est le néant. Ce qui donne une valeur inestimable à notre vie. Du coup, il y a autant à perdre qu’à gagner selon Hans JONAS.

  2. Le Dieu du pari n’est finalement qu’un Dieu des hypocrites. On croit par intérêt, par amour propre, alors que la vrai foi présuppose le sacrifice de soi et se passe d’arguments rationnels. PASCAL en est convaincu puisqu’il dit « Vous vous plaignez de ce qu’ils ne la prouvent pas, or s’ils la prouvaient, ils ne tiendraient pas parole. C’est en manquant de preuve qu’il ne manque pas de sens ». Dans le même sens, Sören KIERKEGAARD verra dans Abraham le chevalier de la foi, celui qui croit contre la raison, bien que ce soit absurde.

  3. Pascal n’ignore pas les limites de son pari car pour lui , la foi est une grâce, Dieu se manifestant au coeur et « le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas ». Mais en attendant d’être touché et sauvé par la grâce, on ne peut que s’y préparer par une foi toute humaine.

 

  • S’il n’ ya pas selon Kant de preuve de l’existence de Dieu pour la raison pure, la raison pratique concernant la morale a  besoin de postuler l’existence de Dieu. Comme elle a besoin du postulat de la liberté ( pour que l’on puisse être moral; être moral présupposant la connaissance du Bien et du Mal ou plutôt chez Kant, la possibilité de se donner une maxime de conduite en accord avec les impératifs catégoriques de la Raison) et de celui de l’immortalité de l’âme ( la volonté ayant besoin d’un temps infini pour se perfectionner et abandonner les motifs pathologiques, qui la corrompent à la racine – théorie du mal radical qui fait que nous ne sommes pas capables d’une volonté pure, désintéressée),  on a besoin de croire qu’il y a une connexion entre le monde et la vertu, que si on est vertueux, on sera digne d’être heureux. D’où l’idée d’une bonne volonté du Dieu créateur. Dans La religion dans les limites de la simple raison KANT voit la religion comme une étape dans le développement de la morale. Elle est l’église visible qui travaille à l’établissement d’une église invisible : la communauté morale. La religion encourage l’homme à être moral d’abord pour être agréable à Dieu et ensuite pour éviter l’enfer et gagner le paradis. Elle impose des devoirs, apprend à obéir à la loi jusqu’à ce que l’homme se rende compte qu’être agréable à Dieu, ce n’est finalement que faire le bien; que servir Dieu, ce n’est finalement qu’obéir à sa raison. Donc peu à peu, l’homme se rend compte que la raison peut prendre la place de Dieu et donc il sort de la religion pour la morale.

Transition :  selon FEUERBACH, NIETZSCHE et Marcel GAUCHET, « le christianisme est la religion de la sortie de la religion ».

III. La fin de la religion  est-elle la fin du religieux?

A. “Le christianisme est la religion de la sortie de la religion” M. Gauchet

  1. comme on vient de le voir avec Kant,  la religion peut préparer à s’en passer mais, pour Kant, il faut que certaines conditions soient réunies: une dimension universelle, une exigence d’intention pure et une liberté de conscience et dans la croyance plutôt qu’ une soumission à un clergé, aux docteurs de la loi. Ces conditions peuvent être remplies par la religion chrétienne
  2. Feuerbach en arrive à la même conclusion, texte 2 p. 189 : ce qui caractérise la religion chrétienne, c’est le fait que Dieu aime l’homme, au point de s’être humilié à se faire homme à travers son fils et à avoir sacrifié aux hommes ce fils. Donc ce que l’homme aime en Dieu, c’est que Dieu l’aime, donc ce qu’il aime, c’est lui-même. Mais la religion est d’abord “une relation de l’humanité à elle-même sous le signe de la dépossession”, car l’homme s’aliène en Dieu. Alors que Dieu incarne la perfection humaine, le développement parfait des 3 facultés propres à la vie psychique de l’homme ( aimer, vouloir et connaître), Dieu est posé comme TRANSCENDANT, éminement extérieur et supérieur à l’homme. Donc face à Dieu, l’homme est rabaissé, humilié, renvoyé à sa propre imperfection et à son impossible perfectionnement. L’homme se coupe de sa propre réalisation idéale: il ne sera jamais Dieu. Mais à travers Dieu, en prenant peu à peu conscience de ce qu’est Dieu, l’homme prend conscience de sa valeur. Et si la religion invite à l’examen de conscience, pousse par là à la réflexion dans un monde désenchanté dont l’homme reste le centre, cela va accélerer la prise de conscience. Tout cela fait qu’on finit par se rendre compte que le dogme est incroyable, que finalement ce n’est pas Dieu qui nous a fait à son image mais que c’est nous qui l’avons fait à notre image. Et que donc plutôt que de croire en Dieu, il vaut mieux croire à l’homme et ramener la perfection humaine sur terre, comme horizon de l’histoire humaine.
  3. Marcel Gauchet en arrive à la même conclusion:
  • la religion chrétienne en rompant avec l’animisme et le polythéisme a désenchanté la nature, renvoyée à de la matière soumise à l’homme
  • elle a survalorisé l’homme en le plaçant au centre de la création
  • avec le confessionnal, elle invite à l’examen de conscience, au développement de l’esprit critique
  • elle insiste aussi sur la subjectivité

= elle met donc en place les conditions d’une liberté de pensée, d’une rationalité qui font que le dogme finit par devenir incroyable.

B. L’athée est-il irréligieux?

Être athée, c’est affirmer que Dieu n’existe pas. Les athées sont soit matérialistes ( ils peuvent dès lors faire l’économie d’un Dieu créateur), soit rationalistes ( cf.II), soit humanistes ( pour eux, la religion aliène l’homme, l’empêche de se réaliser en tant qu’homme: “misère de l’homme en Dieu” répondait Camus à Pascal, “misère de l’homme sans Dieu”.

Sans doute, le plus virulent des athées humanistes ou vitalistes est-il Nietzsche, qui se fait le porteur de la bonne nouvelle de la Mort de Dieu, du déclin de la religion, car pour lui, dans Les divagations d’un inactuel, “A quoi bon un au-delà, si ce n’était là le moyen de salir notre en-deçà”.

Mais qui souligne, comme nous allons le voir, que si l’arbre tombe, les racines demeurent et promettent de nouvelles pousses.

Quelques textes de Nietzsche :

“151. « De l’origine des religions. — Le besoin métaphysique n’est pas la source des religions, comme le prétend Schopenhauer, il n’en est que le rejet. Sous l’empire des idées religieuses on s’est habitué à la représentation d’un « autre monde » (d’un « arrière-monde », d’un « sur-monde » ou d’un « sous-monde ») et la destruction des illusions religieuses vous laisse l’impression d’un vide inquiétant et d’une privation. — Alors renaît, de ce sentiment, un « autre monde », mais loin d’être un monde religieux, ce n’est plus qu’un monde métaphysique. Or, ce qui dans les temps primitifs a conduit à admettre la réalité d’un « autre monde » ne fut cependant pas un instinct et un besoin, mais une erreur d’interprétation de certains phénomènes de la nature, un embarras de l’intelligence. »

347. « Les croyants et leur besoin de croyance. – On mesure le degré de force de notre foi (ou plus exactement le degré de sa faiblesse) au nombre de principes « solides » qu’il lui faut pour se développer, de ces principes que votre foi ne veut pas voir ébranlés parce qu’ils lui servent de soutiens. Il me semble qu’aujourd’hui la plupart des gens en Europe ont encore besoin du christianisme, c’est pourquoi l’on continue à lui accorder créance. Car l’homme est ainsi fait : on pourrait lui réfuter mille fois un article de foi, – en admettant qu’il en ait besoin, il continuerait toujours à le tenir pour « vrai », – conformément à cette célèbre « épreuve de force » dont parle la Bible. Quelques-uns ont encore besoin de métaphysique; mais cet impétueux  désir de certitude qui se décharge, aujourd’hui encore, dans les masses compactes, avec des allures scientifiques et positivistes, ce désir d’avoir à tout prix quelque chose de solide (tandis que la chaleur de ce désir empêche d’accorder de l’importance aux arguments en faveur de la certitude), est, lui aussi, le désir d’un appui, d’un soutien, bref, cet instinct de faiblesse qui, s’il ne crée pas les religions, les métaphysiques et les principes de toute espèce, les conserve du moins. »

344. « De quelle manière, nous aussi, nous sommes encore pieux. – On dit, à bon droit, que, dans le domaine de la science, les convictions n’ont pas droit de cité : ce n’est que lorsqu’elles se décident à s’abaisser à la modestie d’une hypothèse, d’un point de vue expérimental provisoire, d’un artifice de régulation, que l’on peut leur accorder l’entrée et même une certaine valeur dans le domaine de la connaissance, – à une condition encore, c’est qu’on les mette sous la surveillance de la police, de la police de la méfiance bien entendue. – Mais cela n’équivaut-il pas à dire : ce n’est que lorsque la conviction cesse d’être une conviction que l’on peut lui concéder l’entrée dans la science? La discipline de l’esprit scientifique ne commencerait-elle pas alors seulement que l’on ne se permet plus de convictions?… Il en est probablement ainsi. Or, il s’agit encore de savoir si, pour que cette discipline puisse commencer, une conviction n’est pas indispensable, une conviction si impérieuse et si absolue qu’elle force toutes les autres convictions à se sacrifier pour elle. On voit que la science, elle aussi, repose sur une foi, et qu’il ne saurait exister de science « inconditionnée ». La question de savoir si la vérité est nécessaire doit, non seulement avoir reçu d’avance une réponse affirmative, mais l’affirmation doit en être faite de façon à ce que le principe, la foi, la conviction y soient exprimés, « rien n’est plus nécessaire que la vérité, et, par rapport à elle, tout le reste n’a qu’une valeur de deuxième ordre ».[…] Un pareil dessein pourrait peut-être ressembler, pour m’exprimer en douceur, à quelque don quichotterie, à une petite déraison enthousiaste, mais il pourrait être quelque chose de pire encore, je veux dire un principe destructeur qui met la vie en danger… « Volonté de vérité » – cela pourrait cacher une volonté de mort. – En sorte que la question : pourquoi la science? se réduit au problème moral : Pourquoi de toute façon la morale ?. Si la vie, la nature, l’histoire sont « immorales »? Il n’y a aucun doute, le véridique, au sens le plus hardi et le plus extrême, tel que le présuppose la foi en la science, affirme ainsi un autre monde que celui de la vie, de la nature et de l’histoire; et, en tant qu’il affirme cet autre monde, comment ne lui faut-il pas, par cela même, nier son antipode, ce monde, notre monde?… Mais on aura déjà compris où je veux en venir, à savoir que c’est encore et toujours sur une croyance métaphysique que repose notre foi en la science, – que nous aussi, nous qui cherchons aujourd’hui la connaissance, nous les impies et les antimétaphysiques, nous empruntons encore notre feu à l’incendie qu’une foi vieille de mille années à allumé, cette foi chrétienne qui fut aussi la foi de Platon et qui admettait que Dieu est la vérité et que la vérité est divine… Mais que serait-ce si cela précisément devenait de plus en plus invraisemblable, si rien ne s’affirme plus comme divin si ce n’est l’erreur, l’aveuglement, le mensonge, – si Dieu lui-même s’affirmait comme notre plus long mensonge? »”                                                                     

Le gai savoir, Nietzsche

Pour Nietzsche, l’homme est un “fabricateur de Dieux” et la religion n’est qu’une des formes de “l’idolâtrie”. Et la fin de la religion n’est pas la fin des idoles!!

  • pour lui, ce qui a fait disparaître la religion judéo_chrétienne, ce n’est pas le progrès de la raison, mais c’est elle-même. Elle s’est auto-détruite selon les arguments vus en A. Nietzsche voit ici une bonne nouvelle, car pour lui,  cette religion était contraire à la vie, ascétique, mortificatrice. Ses valeurs étaient des valeurs inversées: le mal était devenu le Bien, la faiblesse, une force. Il s’agissait d’une “morale de petites vieilles”, “une morale d’esclave” décadente, empêche d’agir, de progresser, de créer, “il faut bien s’entraider, il faut bien que chacun devienne dans une certaine mesure le malade et le garde-malade de l’autre”. L’amour du prochain, la compassion, la pitié, le souci de l’égalité paralysent, encombrent, on ne peut plus agir.
  • mais cette bonne nouvelle jette “son ombre” sur l’Occident, selon Nietzsche. C’est à dire que l’homme se retrouve seule face à lui-même, à la dure réalité de la condition humaine ( fourmi, mouche, poussière) et aux exigences de la Vie. Difficile d’admettre ce qui est!
  • D’où 3 issues possibles:
  1. on va chercher de nouvelles valeurs, idoles animé de la même volonté de néant ( c’est-à-dire de la même difficulté à accepter et assumer ce qui est!), le même nihilisme. On va les trouver dans le progrès, le scientisme, le socialisme, les droits de l’homme et même la philosophie ( l’univers de Platon était déjà un univers religieux, avec le monde intelligible disqualifiant le monde sensible, le triomphe de la Vérité sur la Vie!! Le philosophe est pour Nietzsche “un prêtre masqué” dans Ecce Homo. ) Même l’athée ( vulgaire) est un idolâtre! Il idolâtre comme le religieux, la vérité. Il est le résultat de “la catastrophe majestueuse de 2000 ans de discipline en vue du vrai, qui finit par s’interdire le mensonge de la croyance en Dieu”, selon La généalogie de la morale, III,27)
  2. on peut peut-être assister à une reviviscence du divin pouvant repondre à notre goût du divin, altéré et perdu avec les religions. C’est ce que pourrait espèrer Nietzsche, “ce n’est qu’après la mort de la religion que l’intervention du divin pourra reprendre toute sa luxuriance”, un divin dansant et chantant sans “moraline”, sans promesse d’un salut, sans ascétisme, un divin vivant et appelant à vivre! Dionysos??
  3. on pourrait aussi basculer dans un nihilisme total, sans valeurs, sans échelle de valeurs: ce qu’on pourrait qualifier de BARBARIE. On peut ici penser aux analyses de Comte-Sponville où la barbarie est la tyrannie de l’inférieur au pouvoir ou au besoin pour les hommes de poser du sacré, à l’impossibilité pour l’humanité de faire l’économie de la transcendance, même dans une société laïque. Il faut bien avoir des valeurs, un ordre de valeurs. Si tout se vaut, rien ne vaut et tout est légitime.

Donc on peut penser que l’athéisme n’est pas la fin du religieux, s’il est la fin de la religion : on reste dans la même structure: un au-delà/un en-deçà; une échelle de valeurs; l’existence de sacré et d’idoles). Et en un sens, on ne peut que s’en réjouir, car c’est ce qui permet à l’homme de ne pas basculer dans la barbarie, de faire tenir l’ordre social sans lequel on ne peut vivre, et c’est aussi ce qui peut protèger de la montée de l’intégrisme et du fondamentalisme qui profitent du sentiment que tout se perd, que tout semble perdu, du vide. La nature a horreur du vide, dit-on!