L’addiction

J’étais donc devenu enseignant.

Septembre 2004. Je me tiens devant le préfabriqué où m’attend ma première classe. Deuxième année CAP peinture industrielle. Je me souviens.

Je me souviens de mes mains moites. Impossible de serrer les mains à qui que ce soit. Je dégouline de sueur. J’ai mis du déo Nenen 72 h. Au cas où.

prof-addict

Je me souviens de mes fiches. Vous savez, les fiches prépa que l’on remplit consciencieusement quand on est en représentation actorale fellaco-pédagogique (jargon pour dire inspection). J’avais tout minuté. Je pouvais dire bonjour et me présenter en 1 minute 34. J’avais préparé une séance sur un texte d’Azouz Begag. Questions de compréhensions. Petite analyse lexicale et grammaticale. Trace écrite. Sur le papier tout allait pour le mieux.

Gastriquement parlant par contre, c’était plus problématique. On pouvait pas TOUT préparer.

Je me souviens avoir vérifié ma trousse de professeur une dizaine de fois, avec le crayon à papier, les fameux marqueurs tableau, les stylos. Le stylo rouge. LE fameux stylo rouge. Toute une symbolique chromatique ; j’étais passé de l’autre côté du miroir.

Suivre le lapin blanc. Avec hardiesse et effroi.

Je me souviens de mon entrée dans la salle. Je me souviens avoir été dévisagé par une dizaine de paires d’yeux. Jamais le parcours entre une porte d’entrée et un bureau n’avait été aussi long. Et pourtant impossible de courir. Ça aurait fait tout de suite mauvais effet. Non, je les toisais tous d’un regard supérieur avant de m’asseoir sur ma chaise, pétrifié., mais avec un sourire carnassier.

Gêne of trône.

Devenir le prof qu’on est

Je me souviens de mon regard. Oui, arrêtons-nous quelques lignes sur le regard.

Le regard. La posture du professeur. Parlons-en.

On dit beaucoup de bêtises à ce sujet, et il convient de démêler le vrai du faux.

 

Au bout de quelques minutes, j’avais donc décidé d’être moi-même, et d’ajouter ce que seront les ingrédients essentiels de ma pédagogie : second degré – respect de l’autre – prise en compte de qui est l’élève.

Et ça marchait. Insidieusement cela montait en moi et au bout de quelques échanges sur ce bon vieux Azouz cela devenait criant. J’aimais être prof. J’étais brusquement addict à ce métier qui consistait à 50% à préparer des cours qui pouvaient intéresser les jeunes, et 80% à faire passer ces mêmes cours, qui n’intéressaient pas les jeunes, différemment et dans l’improvisation la plus absolue.

« All the world’s a stage. »

Et cette addiction ne m’a jamais quitté. Il était devenu évident au bout de quelques mois que j’aimais ce job, même si rien n’est jamais acquis, les cartes sont rebattues chaque année, chaque trimestre, chaque heure.

Septembre sonnait comme une RAZ.

L’œuf et la mayonnaise

Je me souviens des soirs où je balançais mon cartable sur le sol, furibard, car un élève m’avait manqué de respect et avait quitté le cours sans que je puisse m’expliquer avec lui. En lycée pro, on est souvent en classe comme dans un ring, on prend des coups, et il nous arrive bien souvent de ne pas agir sur l’instant comme on aurait dû le faire. On se remémore, on se refait cinquante fois le round en se disant que LÀ. LÀ, j’aurais dû dire ça. J’aurais dû le renvoyer à 16 h 15 et non pas à 16 h 18. Des fois, une situation dégénère en trois minutes, moins de temps que la cuisson d’un œuf.

Je me souviens du brouhaha de certaines séances foireuses, du silence absolu de certaines autres. Du moment. Du mot prononcé qui fait adhérer un groupe, le fait participer. La mayonnaise qui prend. Juste après la métaphore de l’œuf.

Et je pourrais ainsi continuer, dans ces petits plaisirs minuscules qui font la vie d’un prof, qui font de lui un personnage important de la vie d’un élève durant minimum 10 mois de sa vie.

Mieux tout de même que ce « gros bâtard d’inspecteur qui m’a fait passer le permis je l’ai vu 20 min il m’a mis le démon ». Fin de citation.

 

Donc pour revenir à notre postulat de départ : « le professeur est par définition encore et toujours un adolescent ».

Pas de quoi rire à gorge déployée. L’étude dit vrai. Chaque jour je retourne sur les bancs de l’école, je suis la société en devenir, je leur apprends la littérature, l’histoire, la géographie.

Eux.

M’apprennent les codes, les rites, les moments qui rythment leur journée et leur vie.

Nous.

 

Ils sont Baudelaire et je suis Insta.

Ils sont Wagner et je suis Niska.

Ils sont Pulitzer et je suis GTA.

Une chronique de Frédéric Lapraz

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