La chance d’avoir une bonne classe

C’est souvent, très souvent l’Arlésienne.

On en parle à voix basse, dans les couloirs entre collègues, pour ne pas sécréter de la convoitise chez les autres. Oui, c’est souvent ça les phrases codifiées qui sont échangées en salle des profs :

« Tu les as eu aujourd’hui ? »

bonne-classe

Suivi d’un soupir. Non mais pas le soupir de soulagement post chemin de croix, celui proche de l’exultation, que l’on expulse après avoir eu nos trente seconde pro électricien, qui s’intéressent autant au héros littéraire transfiguré que moi à la pelote basque. Non celui-ci est un soupir de satisfaction, LE soupir de satisfaction que vous n’avez normalement que lorsque vous avez coché sur l’agenda copulatoire la date du mardi 12, soir où les enfants dorment chez mamie Suzette.

Ce soupir, suivi de regards enjoués et évocateurs, sont autant de signes que vous les avez. Vous faites ainsi partie de la secte la plus prisée du lycée. Celle dont on rêve de rencontrer le gourou. On bataille pour y pénétrer et une fois à l’intérieur on ne tergiverse pas pour y demeurer.

La secte.

Des-profs-qui-ont-des-bonnes-classes.

Et cette année, après 15 ans de bons et loyaux services au sein des classes tumultueuses, j’avais enfin obtenu le ticket d’or, et je pouvais désormais chuchoter, à mon tour.

Alors au départ, c’est un peu comme tout vaccin ; on ne pense pas une seconde qu’on va être immunisé. On entre dans la salle, comme d’habitude en début d’année, les poings fermés, le regard scrutateur et on essaye de déterminer où sont les leaders négatifs, et qui…

« Mais que faites-vous là ? »

«  Ben on attend que vous nous disiez de nous asseoir. »

J’avais failli rendre mon repas du midi. Instinctivement. Ravalant ma bile, je faisais néanmoins le geste adéquat afin qu’ils s’assoient. Et je faisais de même, en quasi état de choc.

Par la suite, je démarrais l’année en donnant ma progression et au bout de quelques minutes, quelque chose clochait. Plusieurs choses en fait. Des détails somme toute.

Tout d’abord, j’étais juste en train de beugler comme un veau en route vers la trépanation devant une classe silencieuse. Oui c’était automatique, je rentrais en classe et je me mettais automatiquement en mode porte-voix pour couvrir celle des élèves. Mais là, inutile. J’allais passer pour un malade mental très rapidement si je ne corrigeais pas ça. Pour la première fois je prenais donc ma voix d’individu lambda, sans insister sur les finales comme un acteur shakespearien (« Vous avez compriiiiiiiiiiiiis, taiseeeeeeeeeeeeeeezzzzzzzzzz vouuuuuuuuuuuuuussssss. » On le fait tous.).

Pire encore (lapsus révélateur), les élèves notaient. Mais quoi ?

Qui ?

Qui ici pouvait dire qu’il avait vu des élèves noter la progression annuelle du professeur ? Je croirais plus facilement l’existence des ectoplasmes. Ils notaient. Ils notaient tous.

Disneyland

Ils avaient donc des stylos, des cahiers. Du matériel. J’étais propulsé à Disneyland Paris, avec Blanquer à la place de Goofy. Je gloussais de plaisir littéralement. À voix haute. J’allais vraiment passer pour un malade.

Les semaines passaient et le plus délicat avec cette classe de terminale, c’était de savoir qu’elle fonctionnait littéralement à l’opposé des autres classes. Comme si je franchissais la Manche entre deux heures de cours et que je devais conduire tantôt à gauche, tantôt à droite. D’où une mécanique d’adaptation à acquérir, et un jongle pédagogique permanent entre deux mondes qui se côtoyaient sans jamais se rencontrer.

Avec ma terminale (notez immédiatement le processus de possession dévorante à travers le pronom ; mon précieux, ma cassette, ma terminale…), on levait le doigt pour parler, et pour parler des notions du cours même. Pas de ma coupe de cheveux ou de l’ex à Linda. Pardon.

L’ex DE Linda.

Pour lire un extrait littéraire, pas de disputes atroces pour décider qui jouait qui dans les pièces de théâtre, ou un silence maladif qui forçait l’enseignant que je suis à jouer tous les rôles de la pièce avec différentes voix. Là, tout se faisait dans le calme et la démocratie la plus pure. De Sparte je passais à Athènes d’une classe à une autre.

Il en était de même pour les évaluations. Je crois que je n’avais jamais vécu cela. Deux heures de silence, et d’abnégation devant sa feuille. Alors bien sûr, tous n’avaient pas révisé. Certains dessinaient sur leur copie (une classe d’artistes sans nul doute), d’autres regardaient de manière sibylline sur la copie du voisin, mais tout se faisait dans le silence le plus épais. J’entendais à travers les murs mes collègues vociférer après leurs élèves et j’avais un pincement au cœur. Léger pincement car j’aurai cette classe l’heure d’après et ils me feront très certainement vociférer à mon tour. Mais là. Pour le moment.

Profiter

Je profitais grave. J’étais en mojito-like.

Même quand je devais corriger leur devoir maison. Oui. Ils rendaient leur devoir maison. À l’heure. Oui oui ou par mail en s’excusant le lendemain du décalage avec la date butoir. Mais les gars le lendemain c’était déjà magique pour moi, ne vous excusez pas !!!! Bien sûr, certains n’avaient pas la moyenne, mais personne ne déchirait sa copie devant mes yeux ou ne la calait  sous sa chaise, et personne ne relisait sa copie à la recherche d’une quelconque erreur de jugement ou d’appréciation. Ils acceptaient leur note ; et continuaient à me dire bonjour en souriant. Un vrai sourire j’entends. Pas celui qui vous fait dire que vous avez encore grossi.

Au vu des résultats des petits tests que j’établissais en classe, il apparaissait limpide que le cadre apaisant, et l’écoute dans cette classe permettaient de meilleurs résultats. Cela semble absolument anodin comme remarque, mais je crois que j’avais perdu depuis des années les vertus du silence et de la communication directe entre les élèves et moi, sans passer par la phase coercitive ou la phase hurlements de dément.

Bref en ces périodes où on parle beaucoup de violences et d’irrespect, je voulais apporter une pierre à un autre édifice, même si c’est parfaitement illusoire de penser que notre métier est uniquement d’enseigner dans ce type de classe « bubble gum licorne ». Là, pour vous dire, j’angoisse car ils sont en stage jusqu’en janvier, je ne les verrai pas jusqu’en 2019.

Avec les collègues on va sans doute créer un groupe de parole, pour les garder en mémoire. Car parle d’eux, c’est en quelque sorte les rendre présents, non ?

Une chronique de Frédéric Lapraz

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