Cette fois tout semblait parfait
Nous voilà de retour pour le deuxième épisode des variables pédagogiques, ou comment votre cours peut être réduit à néant par des éléments extérieurs que vous ne contrôlez pas, ou à très petites doses. Donc vous vous souvenez du postulat. Séance préparée avec soin, clé USB en poche, photocopies en couleur.
Météo au beau fixe, ni trop chaud, ni trop froid. Des nuages, mais pas trop. Tout semble réuni pour une séance réussie. Mais c’était sans compter sur…
LA PAROLE.
Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. (Évangile selon Saint Jean, un gars qui s’exprimait sans aucune emphase, direct, discret, humble.) Oui, mais en tout cas. Tout ça. C’était avant. Car aujourd’hui le verbe et la parole, non seulement ne sont plus au commencement, mais ils sont de surcroît de moins en moins sanctifiés, surtout dans nos classes.
Les paroles, elles nous mettent dans la nasse, et comme le petit nuage annonçant l’ouragan, elles arrivent sans crier gare.
Exemples choisis :
Drame sentimental
« C’est terminé. »
Oui, on part dans l’anodin. On pourrait penser qu’un élève vient de terminer le livre que vous avez proposé en début d‘année. Qu’ils ont terminé un exercice. Qu’elle a lu une consigne. Ça serait si parfait. Non. La rupture est autre. Elle est prononcée dans des termes beaucoup moins choisis, beaucoup moins châtiés. Bien entendu, vous savez bien :
« Elle l’a tej Mathieu, elle l’a fait cocu avec le gars de première, celui avec les pecs, et elle vient de lui balancer ça sur Insta ! »
Et voilà.
Il est 08 h 04 et Séverine vient de lâcher deux cartouches de Napalm avant de s’asseoir tranquillement à sa place, en pouffant légèrement. Vous êtes ainsi une victime collatérale, et votre cours est en première ligne. Pourquoi ? Car Mathieu est au fond de la classe, épaulé par la moitié de cette même classe, qui le rassure avec des paroles douces et apaisantes (ça va Mathieu tu vas pas bader pour cette bolossa, t’as vu son pif on dirait mon pied) ; des conseils avisés (vas y fais comme Quentin des Marseillais, tu lui fais la honte, tu lui écris le truc du prof là : le pam flé), des révélations (moi j’savais c’était une dindin elle fait trop sa belle avec son sac Louis Futon).
Vous aviez préparé un cours sur le commerce colonial, mais devant vous c’est Verdun. Pas de bol. Regards lourds de reproches, ricanements. Chaque mot que vous prononcez semble renforcer leur diatribe.
« Les armateurs ne se livraient pas uniquement à la traite… Oui Kevin… ? »
« Monsieur, vous savez y a des filles j’dis pas qui c’est, elles se croient trop dans des films de boules armateurs. »
……………Ricanements……………… Et majeur de Séverine.
Laissez tomber le commerce triangulaire. Et décrochez votre casquette de prof d’EMC, le cours sur la liberté d’expression vous semble ici tout à fait adéquat.
Le combat
« T’y as vu comme il a répondu ?! »
Il n’y a pas que les ruptures, mais il y a aussi les disputes, les clashs. Bien sûr, vous pourriez aisément comprendre qu’une bagarre entre deux élèves de la classe la veille ou le midi puisse avoir des répercussions sur votre séance finement préparée. Ou encore une prise de bec entre un élève de la classe et un de vos collègues, mais oui, celui qui, juste avant votre heure, distribue les heures de retenue et les exclusions par dizaines, finissant son cours en toute intimité avec Benoît l’amorphe et Thomas le lèche-botte obséquieux. Les autres élèves sont déjà devant votre salle, piaffant de vous raconter la pédagogie fine et différenciée de Monsieur Mussoligini. Mais non, c’est même pas ça. Vous entendez bien des bribes de conversations pendant que vous passez votre première diapo sur la guerre froide. Et vous êtes bien forcé de vous arrêter car ils n’y sont pas. Vous êtes sur Marshall. Ils sont sur Kaaris.
Mais c’est pas possible. Là, ça devient trop compliqué. Vous essayez DÉJÀ d’être malléable dans votre progression, prenant en compte les matchs de ligue des champions, les sorties majeures au cinéma mais vous ne pouvez pas AUSSI anticiper les rixes entre rappeurs ! Alors non, vous n’avez pas vu ça hier soir. Forcément puisque vous bâtissiez cette putain de séance ! Et non, vous n’avez pas un avis sur sa dernière chanson « Ayayouille ».
D’abord peut-on avoir un avis sur une onomatopée ?
Quand le corps dit stop
« S’il vous plaît, aujourd’hui c’est pas le jour. »
Ça vous apprendra. Ah, il est beau le Créateur de séquences, qui, en fin de soirée et après avoir vaincu la séance sur les modalisateurs, a trouvé bon de crier sa joie, entièrement nu, se propulsant de sa baie vitrée jusqu’à sa terrasse, sautillant comme le ferait un chef de guerre Comanche. En décembre.
Et ce matin. Plus rien. Un filet de voix. Les dieux, sans doute par jalousie, vous ont puni. Et on sait qu’il y a deux syndromes absolument terrifiants pouvant propulser vos cours dans l’inconnu et souvent l’agonie.
Et là vous vivez le premier. Aphone.
Vous arrivez et déjà vous tentez de prendre la mine Droopesque, invitant, manu mais pas trop militari, vos apprenants, à s’asseoir à leur place. Déjà ils sentent votre faiblesse.
« Oh Monsieur, vous pouvez pas parler sérieux… on va pas travailler, on met un film ? » (Relevez cet esprit pratico-pratique).
Mais vous voulez lutter. D’ailleurs, dans l’absolu, votre voix est tout à fait normale. Quand vous parlez normalement, sans crier. La bonne blague. Vous avez souvent parlé à voix normale en lycée pro ? Souvent d’ailleurs, dans les repas de famille, on vous reprend sur votre tonalité (Poussin pourquoi tu cries pour demander une aile de pintade ?). Donc là, force est de constater qu’au bout de dix minutes, la pitié a fait place au désintérêt le plus total. Disons-le clairement, c’est un bordel sans nom. À noter, le jeune Théo, qui après avoir passé la séance à rire à gorge déployée en montrant des vidéos de chatons s’écrasant contre les murs, viendra vous voir en vous disant de vite rentrer chez vous et de vous soigner. Trop choupi n’empêche.
Donc… ah oui le deuxième syndrome. Je pensais le passer sous silence. Pas très glamour. Mais tous les sujets méritent d’être abordés. Oui. Ben la gastro-entérite. Mais je précise, pas celle qui se déclare la veille. Celle qui pointe, insidieusement, le matin quand vous arrivez au lycée. À 8 h 10. Olympe de Gouges. Oh merde. Oh pardon Olympe mais là ça ne va pas être possible. Il faudra vite désigner un élève surveillant et partir, loin. Très loin. Au rez-de-chaussée car les autres toilettes sont bouchées. Killian les a bouchées en y jetant vos polycopiés. Forcément.
Voilà donc quelques situations significatives où la parole (et l’absence de parole) est un tsunami qui balaye tout sur son passage. Difficile d’anticiper ces éléments-là, d’où la faculté essentielle de l’enseignant de prévoir un plan B en regard de l’écueil qu’il voit arriver devant ses yeux.
Nous reste donc le matériel. Le mois prochain ? Qu’en pensez-vous ?