Drame en trois épisodes
Fan de feuilletons policiers, comme beaucoup d’entre nous, je ne me lasse pas de voir le défilé des témoins, d’entendre leurs arguments et de suivre ainsi l’avancement de l’enquête jusqu’à l’apothéose finale.
Avez-vous remarqué ? Lorsque l’enquêteur est dans la panade, surgit un individu qui clame : « J’ai vu ». En ce XXIe siècle commençant, notre témoin est de plus en plus une caméra de surveillance, voire un indice qui traîne, plume, fibre et petit caillou rare.
Une fois le témoignage récupéré, hop ! Un petit coup de logiciel magique et voici notre présumé coupable identifié et serré de près.
Épisode 1
L‘autre jour, un de mes élèves préférés [1] – le genre très rapide à faire son travail, très performant à l’oral – un de mes élèves préférés donc, interrompt brutalement la chanson qu‘il psalmodiait sotto voce pour s‘écrier « Merde, je l’ai pété ! ». Il parlait de ses ciseaux, dont le bout avait brutalement cédé et volé – heureusement – en direction de mon bureau. Je saisis l‘outil cassé et le jette à la poubelle à la fin du cours, lorsque la classe est partie. Fin du premier acte. Des histoires comme celle-ci, c‘est notre quotidien. J‘oublie donc.
Mal m‘en pris car c‘est ici que le drame se noue.
Épisode 2
« Commencez par tracer un tableau à deux colonnes. Puis complétez-le à l’aide des éléments extraits du document ». Mon élève, qui chantonne toujours, s’écrie alors « Monsieur, j’ai besoin de mes ciseaux pour tracer le tableau ». Assez décontenancé, j’avoue avoir raté la réplique. Pour la punchline, faudra que je repasse par chez Booba. J’ai été assez mauvais. Alors, face au désordre qui s’amplifie, je dégaine l’arme atomique, l’arme décisive :« Donnez-moi votre carnet ».
Les parents étant gens aussi intelligents et cultivés que le fiston, j’écris perfidement « Chante en classe et prétend ne pas pouvoir faire un tableau sans une paire de ciseaux. ». J’avoue avoir ricané, in petto, « Va te justifier ! »
Quel excès de prétention ! Quelle morgue ! Qui suis-je pour essayer de jouer au plus malin avec un élève intelligent, moi, petit prof de province ?
Épisode 3
Je reçois un courriel très poli. « Ce que vous omettez d’écrire, c’est que la paire de ciseaux, vous l’aviez confisquée un cours auparavant (certainement parce qu’il ne s’en servait pas à bon escient) ». Ce « refus de travail », il faut que je le considère « en quelque sorte comme une grève en réaction à mes agissements abusifs ». Et cette phrase que j’extrais encore de la missive : « Je vous remercie de bien vouloir restituer sa paire de ciseaux à mon fils. ».
Est-ce que l’équipe de Mac Taylor va investir le collège ? À moins que ce ne soit celle d’Olivia Benson ? Mais, où sont mes témoins ? Qui dénonce un refus de travail ? Qui va se lever et dire : « Il a cassé ses ciseaux pendant que nous répondions aux questions. » ? Quelle vidéo va me disculper ? Qui va dire : « Le prof les a pris et les a mis à la poubelle » ? Où est la camera de surveillance ? Que fait le chien policier ? Au secours, Gibbs ! J’en suis quitte pour une paire de ciseaux, des excuses et un coup d’estampe sur l’épaule droite “voleur”.
[1] Point d’ironie ici. Un élève préféré, ce n’est pas obligatoirement un chouchou. Notre rôle, c’est de pousser les élèves à donner le meilleur d’eux-mêmes. Et parfois, nous rencontrons un élève brillant, mais peu aimable, au sens propre. Il nous faut passer pourtant au-delà et tout faire pour qu’il progresse encore plus.