Les enfants… en répartition !

Beaucoup de moments-clés ont été abordés au sein de mes chroniques ; mais il y en avait un que j’avais passé sous silence, peut-être car il risquait de réveiller des douleurs intestines au sein de notre communauté. Je décide donc de me lancer, la période l’exigeant d’une part, et de l’autre le petit mail reçu ce matin lors de mon cours sur les espaces productifs et décisionnels. Je manquai d’avaler ma langue, même si ce n’était pas une surprise :

À la rentrée, vous sera distribuée votre répartition des classes pour l’année 2019/2020.

Et là, gouttes de sueur, claquements de dents, et tremblements.

La répartition.

Ou comment quelques minutes de votre temps vont impacter un an de votre vie. Comme si vous alliez manger au restaurant, et que vous alliez garder en bouche un mets succulent et délicieux pendant un an.

Ou un mauvais kebab sauce blanche qui vous tordra les tripes pendant 10 mois. Ou même davantage.

Y a des néophytes que j’entends clamer au loin qu’ils ne savent pas ce qu’est une répartition. Très bien, reprenons les bases.

Les bases de la scolastique

La répartition en lycée (Pro), c’est quand on vous convie lors d’une réunion, chez moi ça se fait entre midi et deux (d’où la métaphore culinaire), et qu’on vous donne un petit papier avec votre nom, ou on projette au tableau ce que sera votre Destin durant une année scolaire : vos classes, et le nombre d’heures par classe.

Et là. Une multitude de sensations peuvent vous envahir…

… vous envelopper tout doucement pour vous propulser dans un univers ouaté d’écoute et d’interactions bienveillantes….

… vous donner une bonne tarte dans la tronche et vous propulser contre le mur. Univers rugueux. Vos dents éparpillées sur le sol. Vos cours. De la vraie fiente…

… ou bien quelque chose du domaine du purgatoire. Sorte de ballet d’entrechats ou pour les plus sportifs : « le sol c’est de la lave ».

Vous vous projetez dans votre futur.

Avec plus ou moins d’allégresse.

L’enfer, c’est les autres

On vient de vous distribuer les petits papiers. Vous découvrez votre Destin comme dans un resto asiatique, avec ces putains de biscuits qui délivrent des formules énigmatiques. Celles-ci le sont beaucoup moins : CAP1 ÉLECTRICITÉ – 7 HEURES/ PAS DE DEMI GROUPE. Il n’y a rien d’énigmatique là-dedans. Pas de périphrase imagée. Ni d’hyperbole.

Vous allez en chier pendant plus de 150 heures.

Et là vous observez vos collègues. Une mini-partie de poker s’immisce au cœur de cette demi-heure haletante. Vous la voyez insidieusement et intérieurement trépigner. ELLE. Elle n’a même pas ouvert son petit papier. Sans doute, car, ELLE, elle est dans les petits papiers de la Direction. Ah non, la seule électricité qu’elle maniera avec difficulté, c’est l’interrupteur de sa salle, un peu trop haut à son goût. Zut alors. Et lui, à droite. Il a déjà le regard du Droopy résigné. Vous détournez la tête car vous savez qu’en tant que Pharmakos officiel du lycée, il a de par le fait toutes les classes les plus horribles du bahut, et ceci depuis douze ans. Perpet au mitard de l’Éduc Nat. Oui mais il a eu des paroles malheureuses. En 2007. Et puis c’est vrai aussi qu’avec lui, c’est un peu la reconstitution de l’Afghanistan ; mais de manière plus désordonnée. Mais en même temps, il a des classes qui donneraient des envies de tuer au Dalaï-Lama. Causes ? Conséquences ? Vaste débat. Il s’en va rapidement le bras ballants, sans doute renouveler sa réserve de Lexomil.

Quand les répartitions sont projetées. C’est plus délicat. On dirait que tout est mis en place pour créer un vaste octogone où nous, enseignants pourtant adultes et matures, pourront nous écharper à loisirs. Manque peut-être les gants et le plastique pour recueillir le plasma. Mais là on peut clairement se poser la question.

Pourquoi ne pas se répartir les classes dignement ?

Plusieurs options.

1° Le patrimoine génétique : il apparaitrait que des études montrent qu’étant enseignant, on aurait des aptitudes pour enseigner dans certaines sections. C’est pas moi qui le dit, c’est la Science. Ainsi, pour ne pas aller contre la nature, on faciliterait ces prédilections pour dispenser son savoir en commerce, employé de vente ou métier d’Art. Moi-même, je perds mes cheveux, il semble tout à fait cohérent que l’on me propose des sections où le port du casque est obligatoire. La demoiselle de 25 piges qui vient d’arriver a des ongles longs et parfaitement structurés. Elle ira en section esthétique. Quoi de plus normal ?

2° L’âge. Facteur essentiel dans la répartition. Tu es jeune ? Tu peux donc encaisser des shots de bac pro maçonnerie à loisir. Après tout, oui. À ton âge, tu dors 3 heures par nuit, tu es encore tout enorgueilli par ton statut de dépositaire du savoir, et ton âme est encore pleine de bonne volonté et de projets novateurs et originaux. Tu n’as pas de sciatique. Tu es menstruée. Tu as donc tout pour réussir. Mais comment faire dans un établissement où tu es le plus jeune ? Attendre de pouvoir, par le biais d’une formule d’alchimiste, doubler tes camarades dans leur âge. Peut-être grâce aux années bissextiles. Ah non merde c’est l’inverse. Tu peux aussi empoisonner lentement tes collègues en mettant du laxatif chaque matin dans leur café. Un acte profondément dangereux et NON BIENVEILLANT. Surtout qu’en cas d’échec ils obtiendraient cette fois la totalité des bonnes classes de l’établissement. Celles qui sont situées près des toilettes, au premier étage.

3° La situation. N’y allons pas par quatre chemins. Vous l’avez compris, la répartition, c’est le moment où tous les moyens sont bons pour arriver à nos fins. Tout. Tout est bon à être mis en avant pour obtenir les classes qui nécessitent le moins de prise de boisson tauréinée. Alors, oui, je l’avoue aujourd’hui, mon chat ne souffre pas de myxomatose. Il n’a absolument pas besoin de soins quotidiens et constants à la fin des cours. J’ai menti.

Je n’ai pas non plus besoin d’élever mon fils et de l’aider dans ses devoirs. En fait je n’ai pas d’enfants. Les photos que je montre sont celles des enfants que je loue pour la journée. Uniquement pour ne plus avoir de seconde bac pro. Alors oui, ça a un coût, mais en finalité j’y gagne.

Oui, j’ai un peu honte.

Mais après ça passe très rapidement.

 

Face à ce glass ceiling nous empêchant de nous élever dans les hauteurs terminales, il faut rester digne. Serrer les dents. Quitter la salle de répartition la tête haute. Car après tout, le vieil adage n’est pas si stupide. L’habit ne fait pas le moine. Et des classes complexes sur le papier le sont-elles forcément en réalité ? Rien n’est moins sûr.

Je vous laisse. Mon chat a les yeux qui pleurent.

À moins que ce ne soit ma fille.

 

Une chronique de Fréderic Lapraz

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