SOCRATE : Femme, dis-moi ce qui agite aujourd’hui notre assemblée ? Est-ce un nouveau procès qui se prépare dans mon dos ?

LA SOPHISTE : Oui, cher ami l’un des plus grands du siècle !

SOCRATE : Quoi donc, moi qui viens de demander d’être nourri au Prytanée, devrais-je encore supporter la mémoire de cette sotte assemblée pour l’éternité ? Mais dis-moi, je n’en peux plus d’attendre, qu’est-ce qui agite nos meilleures âmes ?

LA SOPHISTE : C’est qu’aujourd’hui est débattue la question de « l’écriture inclusive ». Serais-tu capable de défendre ce rejeton de nos pratiques ?

SOCRATE : Mais de quoi est-il question, ô femme, explique-toi et divise le problème en autant de difficultés que nous pourrions résoudre ensemble.

LA SOPHISTE : Eh bien voilà, Socrate, certaines femmes d’Athènes à Spartes ne se sentent pas, comment dire, femmes.

SOCRATE : Que dis-tu là une femme est une femme dans la mesure où elle participe de l’idée de femme comme une marmite est une marmite ou un poil est un poil dans la mesure où ils imitent leur essence, à des degrés plus où moins conformes, je te l’ai déjà expliqué.

Quant à « se sentir femme », ce n’est pas cela qui fait l’essence de la féminité. Ne connaissent-elles pas l’idée de femme pour avoir l’impression d’en être aussi éloignées ?

LA SOPHISTE : Ce n’est pas de cette ignorance-là dont il s’agit, Socrate, mais certaines femmes se sentent exclues par l’écriture qui les nomme, les désigne, ou plus exactement les oublie au profit des hommes.

SOCRATE : Ah, toujours cette écriture, ce poison contre lequel j’ai déjà suffisamment donné d’arguments pour le combattre (1) ! Mais serait-elle devenue une arme ?

LA SOPHISTE : Dans certaines langues, le masculin l’emporte sur le féminin, le neutre n’existe pas…

SOCRATE : Dans certaines langues dis-tu. Eh bien, tu as résolu le problème toute seule ! Une langue, ce n’est pas le langage, c’est un système de signes arbitraires, un ensemble de codes, de règles que nous devons suivre si nous voulons comprendre et être compris. Cette langue peut-être étudiée, apprise et maîtrisée et son écriture n’en est qu’un instrument, un système qui n’a de valeur que pour ceux qui appartiennent à une même culture, ce sans quoi, d’ailleurs, cette culture ne pourrait pas se transmettre. Ce n’est pas d’une différence d’essence entre les deux sexes, ni la priorité de l’un sur l’autre dont tu me parles, mais d’une différence d’usage (ethos), de culture (2).

J’ai entendu autrefois une prêtresse raconter que la prétendue infériorité des femmes n’était due qu’à leur manque d’éducation, à la culture donc. Élevons donc les différences naturelles, si elles existent, au rang d’une égalité intellectuelle, apprenons les codes, les règles de tout langage aux femmes et elles parleront, écriront, s’appropriant les conventions sans se sentir exclues. N’est-ce pas trop accorder à l’écriture que de dire qu’elle est au fondement de nos normes, de nos représentations ? N’est-ce pas exagéré que de dire qu’elle est à l’origine de la distinction entre les sexes, de la supériorité de l’un sur l’autre, et même, je les entends les femmes dont tu parles, de la domination patriarcale ? Vois-tu, chère Sophiste, l’écriture amène bien des maux dans nos cités, mais ne la laissons pas nous séparer en en faisant une arme redoutable pour s’entretuer les uns les autres.

LA SOPHISTE : Je ne comprends pas bien ce que tu veux dire Socrate.

SOCRATE : Eh bien quand certains, ou plutôt certaines, me vantent les mérites de l’écriture inclusive, elles ne se rendent pas bien compte que cette arme peut se retourner contre elles. Prenons l’exemple d’un enfant, qui va décider de son identité ? S’il ne naît ni femelle, ni mâle n’en est-il pas moins homme ? N’y a-t-il pas dans ce mot commun « homme » deux personnes qui se définissent justement par leur dualité, leur face à face ? N’est-ce pas nier ce face à face dont l’humanité se compose ? N’est-ce pas mutiler chaque groupe que de vouloir les inclure les uns aux autres ? Ramenons cela à l’écriture, nous avons convenu ensemble qu’il s’agit d’une convention : on a choisi d’écrire « homme » pour désigner les hommes et les femmes, en quoi faut-il changer les codes sous prétexte d’inclure ces dernières ? Quel beau paradoxe de prétendre inclure par l’écriture, comme s’il s’agissait d’un groupe constitué de mots féminins et masculins dont les genres sont emboîtés : j’écrirais par exemple les agriculteur.trice.s !

LA SOPHISTE : Je saisis ce que tu veux dire Socrate, mais alors cela ne s’applique qu’à l’écriture dont tu as déjà fait le procès ?

SOCRATE: Oui, à l’oral, sans injure à la musicalité et à la fluidité de la langue, on peut donner autant de visibilité aux noms féminins qu’aux noms masculins. D’ailleurs, tu auras remarqué que le débat ne concerne que la désignation des personnes et non des choses : pas question de changer le genre les noms communs : le soleil, la lune par exemple. Mais lorsqu’il s’agit de désigner des femmes, la morphologie de notre vocabulaire n’est pas toujours évidente, même si nous pouvons utiliser le féminin pour certaines fonctions et agrandir notre lexique. Enfin, là-dessus l’affaire est convenue, mais à l’écrit, on se sépare, on s’emboîte, on se renvoie les uns contre les autres, et personne ne règle cela, personne n’oblige puisque c’est une question d’usage, d’habitude…

LA SOPHISTE : Si je te comprends bien, tu distingues l’usage de la langue à l’oral et le versant écrit du langage inclusif.

SOCRATE : Oui, à l’écrit l’affaire concerne ces fameux points médians (3) qui auraient pour rôle d’inclure les genres, et que nous ne voyons pas à l’oral. C’est là-dessus que je me suis prononcé contre celles de ton clan, si expertes en rhétorique. Voilà ce qu’elles ne comprennent pas : La féminisation est une problématique de langue. Or, à l’écrit, on copie la langue telle qu’elle se réalise à l’oral. Quand je dis « agricultrice », je l’écris. Mais dans l’écriture, tout n’est pas de l’ordre de la mise à l’écrit de la langue, il y a d’autres principes, plutôt sémiotiques, et le point médian en fait partie, comme quand on utilise des abréviations.

LA SOPHISTE : Oui je comprends ce que tu veux dire, par exemple quand on écrit M. pour monsieur, on ne dit pas « M point » à l’oral.

SOCRATE : Tout à fait, tu me comprends. Voilà donc qu’il faudrait s’entredéchirer, se diviser pour un processus technique propre à l’écrit ! Car cette question du point médian, n’est pas reliée directement à la langue, elle est une manière de faire propre à l’écriture, une sorte de raccourci graphique. Vois-tu ce qui ne doit pas inquiéter les meilleures femmes de ton rang, c’est que le lien à la langue est plus lointain. Dans cette complexification de la technique de l’écrit il en va de la lisibilité, de la visualisation détachée de la langue et non de ce qu’elle est relativement aux genres. Et cela, la lisibilité, c’est bien ce qu’il faut rendre possible à toutes les femmes, à tous les hommes, sans qu’aucun ne soit exclut de la langue, quelle soit maternelle ou apprise.

LA SOPHISTE : Alors selon toi, cher Socrate, on peut être pour la féminisation de la langue sans pour autant revendiquer une écriture inclusive ?

SOCRATE : On peut le dire comme cela et je te donnerai d’autres arguments si tu m’accordes encore ton attention. Mais, voilà le bateau que nous attendions, je dois descendre au port.

Une chronique de Florence Begel

Notes

1) Dans le dialogue Phèdre, Socrate raconte un mythe, l’histoire de Theuth, dieu égyptien qui inventa, l’écriture. Ce dieu doit fournir au roi Thamous des arguments en faveur de l’utilité de ce qu’il nomme un remède (pharmakon). Mais Socrate se méfie des remèdes, qui produisent souvent l’effet inverse de celui qui est attendu.

2) Dans le dialogue Cratyle, Socrate s’entretient avec Hermogène qui soutient que la rectitude des noms est affaire de convention, puis avec le personnage Cratyle qu’il existe un accord naturel entre les noms et les choses. Au terme du débat Socrate renvoie dos à dos ses interlocuteurs en affirmant que le nom est une copie de la réalité et que « connaître les noms, ce n’est pas connaître les choses ».

3) Le point médian, ou point milieu est un signe typographique, semblable au point mais placé au-dessus de la ligne d’écriture. Il est utilisé en français pour insérer les formes féminine, masculine et pluriel d’un même terme.

Pour aller plus loin sur le débat de l’écriture inclusive

Il existe un site  Internet dédié sur le sujet :  http://www.ecriture-inclusive.fr/.

Quant à l’avis de l’Académie française, elle y voit un « péril mortel » pour la langue française, bref, vous l’aurez compris, ils ne recommandent pas vraiment cet usage : http://academie-francaise.fr/actualites/declaration-de-lacademie-francaise-sur-lecriture-dite-inclusive.

 

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