Quand j’ai dit à mon ado de fils « je vais écrire une chronique  sur la vie privée des élèves », il a eu un hoquet de surprise : « la vie privée des élèves ? C’est quoi ? ». C’est vrai qu’avec les réseaux sociaux cette notion a perdu de son sens. D’ailleurs plus rien ne les choque : la vente de leurs données personnelles ? La vidéosurveillance ? Une minorité d’entre eux s’interroge. Ils appartiennent à une génération où les frontières privé/public s’effacent. Il y a encore quelques années j’étais souvent surprise de la facilité avec laquelle certains nous confiaient sans état d’âme leur vie privée : « vous voulez être mon ami sur Facebook ? »  (C’est fini, Facebook est devenu has-been !)

La surprise de mon fils pose question. D’habitude je fais plutôt deux genres de chroniques : celles qui se moquent avec humour d’une situation, et celles qui cherchent des solutions. Ici, je vais en débuter un 3ème : une chronique qui pose surtout des interrogations. En effet, en y réfléchissant, j’ai l’impression que c’est le tonneau des Danaïdes : plus je pense à des choses à raconter plus j’en ai à dire, ça ne s’arrête plus, je risque de m’y noyer ! Parce que la vie privée des élèves, c’est quoi ? Celle qui vient de nous ? D’eux, des autres ? Rien de tout ceci n’est neutre et c’est pour ça que c’est compliqué. J’ai donc tout simplement décidé de reprendre ses catégories l’une après l’autre. 

Celle sur laquelle on les interroge ?

Ah ! Les questions habituelles de début d’année ! La fameuse fiche de renseignements (elle se perd peu à peu avec les outils de gestion numériques). On nous dit depuis quelques années qu’il y a des questions indiscrètes, alors certains s’abstiennent. Moi je leur dis juste qu’ils ne sont pas obligés de répondre mais je continue parce qu’ainsi j’ai l’impression de mieux les connaître et cela me semble important pour appréhender certaines choses de leur vie d’élèves.

La profession des parents ? (Oups ! ce n’est même plus leur vie privée c’est celle de leurs parents) me permet souvent de comprendre quelle aide ils peuvent avoir à la maison, à quelle culture, quel modèle ils accèdent. Bien sûr, tout n’est pas défini d’avance, mais nous ne nous voilons pas la face, c’est une donnée trop souvent révélatrice. Moi, ça me permet simplement parfois d’adapter mon discours face au travail à la maison, face aux exigences, de leur apporter une aide supplémentaire. Eh oui, même si l’école dit assurer l’égalité des chances, je sais que si Sarah a 7 frères et sœurs, partage sa chambre, que sa maman fait du ménage la nuit et son papa cherche du travail, elle aura besoin de plus d’aide peut-être que Sarah fille de notaire et de médecin et fille unique (pour elle c’est plutôt la pression parentale qu’il faudra gérer !!!). Je sais que ce que je dis est caricatural et risque de faire ruer dans les brancards… c’est juste ce que je vis…

La situation matrimoniale des parents ?  Ce n’est pas de la curiosité malsaine : vous savez simplement  que Jean, qui vit avec ses deux parents devrait avoir moins de problèmes d’oubli de livres, de matériel, que Hector qui, toutes les semaines, change de maison et de méthode éducative. Qu’est-ce que c’est intéressant aussi, quand on convoque les parents, de savoir que les deux ne s’entendent pas, ne se parlent plus, qu’il ne faut pas mettre les pieds dans le plat en disant ceci ou cela… Ou tout simplement d’anticiper que, quand on va téléphoner chez M. Dupont et qu’une dame répond, on ne doit pas lui dire « bonjour madame Dupont » ni « je veux parler de votre fille » parce que, si elle a une fille en tous cas, ce n’est pas notre élève !

Les petites informations personnelles sur leurs activités à la maison ?  Là encore c’est leur vie privée mais quand vous apprenez que Lucas se couche tous les jours à 2:00, passe sa nuit sur les réseaux sociaux/les jeux vidéos, que son activité principale hebdomadaire est de voir 15 heures de séries, là encore cela vous donne une marge de manœuvre pour discuter avec lui de ses difficultés de travail (ah oui ! car souvent dans ce cas là, il en a !!!) 

Celle qu’ils nous confient ? 

Spontanément parce qu’ils ont envie, ou parce qu’un jour Sophia s’écroule en pleurs pendant votre cours et reste à la fin pour vous parler. Hélas pour moi, ma carrière est surtout derrière moi, alors ce genre d’exemples, j’en ai eu trop : souvent des drames, des histoires tragiques, des moments délicats. Les élèves vous les confient parce que cela déborde, qu’ils ne peuvent plus faire face, que le décalage entre ce qu’ils vivent et vos exigences est un fossé…

Quand Jade vous raconte que dans un mois a lieu le procès de son agresseur, que ses rendez-vous avec son avocat expliquent ses absences, la stressent, qu’elle a peur tous les soirs en sortant du lycée que son agresseur encore mineur l’attende quelque part, même s’il n’a pas le droit de l’approcher, qu’elle ne dort plus. Comment pouvez-vous ne pas en tenir compte, comment pouvez-vous ne pas accepter que son travail soit rendu en retard ? Comment pouvez-vous ne pas comprendre que parfois son regard fuit pendant le cours, et que vous la sentez ailleurs qu’à vous écouter. Pourquoi vous ne reprenez pas Jade en classe alors que vous reprochez à Thomas de rêver?

Quand Sonia vous raconte qu’elle ne peut plus travailler le soir parce qu’en quittant le lycée elle part à la recherche de sa mère qui a disparu il y a quatre jours et qu’elle a peur, une peur que vous même ne pouvez pas estimer. Là encore,  comment continuer à la traiter comme les autres ? Faut-il ne pas être humain pour pouvoir le faire ? En tout cas, je ne peux pas. Et quand vous apprenez quelques jours après que le corps de sa mère a été retrouvé dans un fossé, comment agir auprès d’elle quand elle revient ? Comment à la fois prendre en compte le drame qui s’est joué pour elle et faire de l’école ce sanctuaire dans lequel elle devrait retrouver son équilibre ? Pour le prof, l’équilibre est  délicat… J’ai dans ces moments-là l’impression de pouvoir glisser à tout moment !

 Celle que l’on découvre fortuitement ?

Les résultats et l’attention de Ludo chutent fortement : ses parents n’en comprennent pas la raison, et vous non plus, jusqu’à ce que vous le découvriez caché sous un escalier, collé très serré avec Lyna, et là d’un seul coup un sourire éclaire votre visage et vous mettez des images sur votre appréciation du bulletin « se désinvestit de ses apprentissages »… Bon ! Il faut ensuite entamer une discussion avec lui tout en ne rentrant pas dans ce que vous venez de découvrir, et c’est tout un art, justement parce que c’est sa vie privée et que vous devez la respecter mais que c’est elle qui vous a donné les clés….

Et celle que l’on découvre maintenant lors des visios (eux aussi en découvre sur vous !) ? Le petit frère infernal qui n’arrête pas d’embêter Maéva « mais c’est toujours comme ça madame ! » ou quand vous voyez que Paul cherche en vain à vous entendre dans le salon et que le seul PC de la maison est objet de dispute, tandis que Steph jongle dans sa grande chambre (parce que sa caméra est grand angle !) entre son Smartphone, ses 2 PC et sa propre TV ! … Ah ! Tout ce que vous comprenez sur eux…

Celle que vous ignorez et qu’il aurait mieux valu que vous sachiez. Il y a tant d’exemples de ces moments de leur vie privée dont l’élève ne vous a pas parlés, mais que la CPE, l’infirmière, la psychologue scolaire connaissent, et pour lesquels vous leur direz un jour « tu aurais du me le dire! Je n’aurais pas fait telle remarque, n’aurais pas abordé ce thème, ne l’aurais pas disputé ainsi… ». Mais chacun garde ses prérogatives, chacun estime que ça ne regarde que lui. On nous répond invariablement « tu n’as pas à savoir, tu serais influencée ». Finalement, de cette lutte de pouvoir, seul l’élève pâtit. 

 

Oui c’est vrai, connaître quelque chose sur la vie de l’élève engendre une responsabilité de plus, peut porter atteinte à notre objectivité, mais est-ce un mal ? Moi je ne le crois pas. Parce que nos élèves sont des êtres humains et nous aussi, je pense que notre relation avec eux ne peut pas s’affranchir de ce que nous savons les uns des autres. C’est un avis personnel. Et dans le même temps c’est parce que nous sommes souvent sur le fil du rasoir qu’à l’élève, je réponds parfois : « je sais que ta situation n’est pas facile, mais tu dois laisser tes problèmes personnels à la porte du lycée, en franchissant le portail ». Je le dis, mais vous aurez compris que souvent je ne parviens pourtant pas à en faire abstraction… C’est toute l’ambiguïté de ce sujet et je ne pense pas l’avoir levée… Et heureusement, il y a aussi des bons moments qu’ils partagent avec nous, parce qu’ils sont heureux, et nous aussi par conséquent car grâce à cette petite révélation, notre élève redevient un enfant, un ado…et qu’on rentre à la maison avec un grand sourire…

 

Une chronique de Kaliprof

 

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