Oui tout à fait
- Mais vous plaisantez ? Ça fait des années que vous fuyez le copinage avec les élèves. Que vous luttez chaque heure de cours pour éviter des rapports trop familiers, des remarques déplacées : « Monsieur vous êtes comme mon frère, mais en deuhman ! » Là, enfin, vous arrivez à l’âge de raison. L’âge où chaque élève va enfin vous respecter pour la haute fonction que vous représentez, mais aussi pour votre personne. Un sage. Un homme d’expérience(s). Évitez juste de continuer à porter vos New Balance. Achetez des mocassins. Ceux avec les glands.
- Car à cet âge, et avec vos années d’expérience, vous êtes capable d’anticiper toute situation de crise pouvant subvenir dans votre classe. Vos collègues seront ébahis devant vos progressions annuelles, anticipant les saisons et les prévisions météorologiques (vous ne placez pas d’interro quand le taux d’hygrométrie dépasse un certain seuil) ; mais aussi les reportages télés déclenchant des débats houleux et les classicos de foot. Tout est millimétré. Dans vos cours, mais aussi sur votre bureau : 12 paquets de kleenex, de taille et texture différentes, deux trousses de stylos mises à disposition des élèves. Des protections pour les filles dans le tiroir du haut. Des bonbons acidulés pour Monsieur Fournard, votre inspecteur, dans le tiroir du bas.
- 40 ans. Mais à 40 ans vous allez enfin obtenir la salle E404 ! La salle du prof de français. Madame Michu vient de décéder. Donc techniquement, vous êtes désormais le plus ancien dans l’Établissement pour obtenir ce Graal. Adieu donc, les multiples déplacements dans le lycée, comme un pauvre troubadour pédagogique, portant dans son sac mode Dora toutes les séquences de toutes les classes, vous ayant donné le sobriquet d’Atlas des temps modernes. Ainsi, vous allez enfin pouvoir investir cette salle magique, qui va devenir votre « salle sur demande ». Adieu donc, les citations de Marguerite Yourcenar, la carte de la CEE et la photo de classe promo 1983. Eurk.
Non pas du tout
- Mais vous plaisantez ? Vous vous êtes vu récemment ? Hier, vous aviez 7 heures de face à face pédagogique, et à 17 h vous n’étiez plus que l’ombre de vous-même. Une apparition spectrale, incapable d’avoir une démarche autre que celle d’un souffreteux à la limite de la démence. Vous n’y arrivez plus. Lundi vous soufflez, mardi, vous hoquetez. Vendredi.
Vendredi c’est le râle de l’agonisant.
Comment faire ? Vous avez déjà demandé à commencer à 10 h, mais vous voulez aussi finir à 15 h. Sans bosser le lundi. Et le vendredi après-midi. Et si on peut dédoubler les classes vous n’êtes pas contre… Avouez-le, vous vous sentez comme Rocky.
Dans Rocky 12.
- Car vous sentez le décalage s’installer entre eux et vous. Il se crée un fossé, un gouffre syntaxique et référentiel qu’il vous est désormais impossible de combler.
SCH, PNL, MHD, DMX. Vous, vous vous êtes arrêté au PC, limite à la sauce BBQ mais pas plus. Pourquoi ils aiment autant les sigles désormais ? Pareil pour les films, vous voulez faire tendance en leur passant un film de 2005 ; ils vous demandent si vous n’avez pas autre chose qu’un film de grand-père. Et leur vocabulaire. La semaine dernière vous vous êtes fendu d’un
« Wahou Fabien t’es BCBG, t’es beau comme un camion »
La classe vous a regardé. Médusée.
- Car vous ne supportez plus que les élèves vous appellent Papa avant de non pas se reprendre, mais de dire :
« Ça va, vous pourriez être mon père ! »
« Il a quel âge ? »
« Il a 27 ans msieur. » (sourire satisfait de l’enseignant)
« Oui, c’est gentil mais je suis un tout petit peu plus âgé… »
« Ayiiiii impossible comme mon grand-père, il a 43 ans ! »
« Allez fous-moi la paix avec tes questions t’as pas un boulot à faire ??? »
Le pire étant quand vous vous retrouvez face à une ancienne élève, venant déposer son fils lors de la pré-rentrée. Devant votre lycée, devant la classe dont vous êtes PP. Angoisse totale.
Et en plus, s’il est aussi chiant que la mère… vous allez déguster.
Décidément, vous êtes trop vieux pour ses conneries.
PS : Tout anniversaire récent n’a absolument aucun rapport avec le contenu de cette chronique.