Le jugement de Théophile Gautier

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Courbet, un Watteau du laid ?
A propos d’un Enterrement à Ornans (1851)

Le jugement de Théophile Gautier

(…). Continuant le système qui l’a si bien servi, le jeune peintre arrive cette année apportant une immense toile, aussi grande ou peu s’en faut que L’Appel des dernières victimes de la Terreur, La Bataille de Koulikov et La Vision d Ezéchiel. Assurément la dimension non plus que le temps ne font rien à l’affaire, et si nous insistons sur ce point, c’est qu’il y a chez Courbet l’importance d’une théorie, et d’une théorie qui compte des partisans nombreux, nous pourrions même dire des fanatiques.

Un Enterrement à Ornans occupe tout un pan du grand salon, donnant ainsi à un deuil obscur le développement d’une scène historique ayant marqué dans les annales de l’humanité. Sans demander ici quelle pourrait être la destination d’une pareille oeuvre, qui ne serait à sa place ni dans une église ni dans un palais, ni dans un édifice public ni dans une maison particulière, considération de quelques valeurs pourtant, nous dirons à M. Courbet qu’en admettant ces proportions pour un sujet vulgaire, nous eussions désiré qu’il lui conservât un intérêt plus général, et ne le conscrivit dans une étroite localité. L’Enterrement à Ornans nous semble un thème pathétique profondément émouvant, qui touche au cœur par le regret du passé et l’angoisse de l’avenir, car après avoir accompagné les autres, chacun doit être accompagné à son tour dans ce fatal pèlerinage que nul n’évite, et il faut arriver au petit jardin qu’on arrose avec des larmes, et où se sèche à l’ombre de l’if l’immortelle noire et jaune ; un enterrement à tel ou tel endroit rentre dans le genre anecdotique, et n’a plus ce sens universel et humain qui autorise à employer les plus vastes moyens de la peinture. Nous avons dit tout à l’heure que nous admettrions volontiers les mêmes dimensions pour des sujets de la vie moderne et des scènes historiques, mais ce n’est qu’à la condition de rester dans la généralité. Une pauvre femme pleurant son enfant mort, peut être traitée en peinture avec la même importance que Niobé, parce qu’elle symbolise un fait humain, qu’elle est la représentation collective des douleurs maternelles ; si vous peignez sous des proportions épiques Mme Rouillard déplorant la perte de Dodolphe, son petit dernier, vous exaltez l’individualisme outre mesure, et lui faites prendre une valeur ridicule. Sans doute, la généralité peut se trouver dans la particularité, et un nom baptise quelquefois bien des joies et bien des douleurs. Cet Enterrement à Ornans sera si vous le voulez, un enterrement au Père-Lachaise, au cimetière Montmartre, à tout champ de repos où vous avez vu glisser la caisse étroite et longue dans le trou noirâtre bordé d’un groupe en pleurs. Qu’importe le site et quelques détails de la localité ! L’esprit se prêterait aisément à cette extension du sujet, si M.  Courbet ne l’avait pas rendue impossible par une accentuation caractéristique des têtes et une recherche du portrait poussée presque jusqu’à la caricature, qui font des personnages qui figurent dans cette scène lugubre, non pas les amis, le prêtre, les parents, les enfants, la veuve, mais bien Monsieur Untel, Madame Unetelle, que tous les franc-comtois du département peuvent reconnaître. Est-ce à dire pour cela que nous voulions des têtes de convention, des formes tracées au poncif (sic) ? Nullement; mais il y a loin de l’étude libre de la nature, interprétée dans le sens de la scène que l’on veut rendre, à la juste position de portraits qui ne concourent en rien à l’expression et semblent s’isoler de leur ressemblance. Les maîtres ont quelquefois introduit dans leurs compositions, soit leurs propres têtes, soit celles de leurs amis ou de leurs contemporains illustres, mais ils les ont reléguées sur le bord de la toile ou parmi quelques groupes secondaires, laissant à l’idéal le centre du tableau. Cette spécialisation ôte donc, à la toile de M. Courbet, l’intérêt général qui motivait son étendue. Ce n’était vraiment pas la peine de prendre tant de place pour développer ce petit fait d’un  enterrement à Ornans. Une toile de quelques pieds eût suffi au sujet, mais non à l’ambition du peintre voulant lutter de taille avec les compositions historiques, et faire entrer dans le salon carré ses personnages de la vie réelle en compagnie des prophètes, des dieux et des héros. Laissons de côté cette question de grandeur, et discutons le but que propose M. Courbet. De tout temps, il a existé en peinture, deux écoles celle des idéalistes et celle des réalistes. La première ne voit, dans les formes que la nature met à sa disposition, que des moyens d’exprimer l’idéal, c’est à dire le beau. Elle peint d’après un type intérieur et ne se sert du modèle que comme d’un dictionnaire ; elle choisit, ajoute et retranche, cherchant au delà de ce qui devrait être ; des éléments épars, elle crée l’harmonie, et sous l’humain elle faix transparaître le surhumain. C’est ainsi que Raphaël à Rome, où pourtant les belles femmes ne manquent pas, ne trouvant rien qui le satisfît pour Galatée la peignit d’après une « certaine idée ». La seconde prenant le moyen pour le but, se contente de l’imitation rigoureuse et sans choix de la nature. Elle accepte les types comme ils sont et les rend avec une trivialité puissante. L’autre école a l’âme, celle-ci a la vie. Dans l’école idéaliste, il faut ranger les Grecs, les grands artistes de la Renaissance italienne: Michel-Ange, Léonard de Vinci, Raphaël, tous ceux qui ont cherché le beau ; dans l’école réaliste, les Flamands  et les Espagnols, Jordaens, Ribera et autres peintres plus soucieux de la vérité que de la beauté.

M. Courbet appartient à cette seconde école, mais il s’en sépare en ce qu’il semble s’être posé un idéal inverse de l’idéal habituel: tandis que les réalistes simples se contentent du fac-similé de la nature telle qu’elle se présente. Notre jeune peintre parodiant à son profit le vers de Nicolas Boileau Despréaux, paraît s’être dit Rien n’est plus beau que le laid, le laid seul est aimable. Les types vulgaires ne lui suffisent pas; il y met un certain choix, mais dans un autre sens, il outre à dessein la grossièreté et la trivialité. Boucher est un  aniériste en joli, M. Courbet est un maniériste en laid ; mais tous deux sont des maniéristes, chacun flatte la nature à sa façon; l’un lui prête des grâces, l’autre des disgrâces qu’elle n’a pas. Heureusement le rose du premier n’est pas plus vrai que l’ocre du second. Tous les deux  dépassent le but, car la manière est une sorte d’idéal manqué ; qu’on reste en deçà ou au-delà, il n’importe. Toute cette brutalité n’est d’ailleurs qu’apparente, elle cache souvent une grande mollesse de dessin et de brosse. Cette rusticité est voulue plutôt que géniale.(…). L’impression qui en résulte est difficile à démêler on ne sait si l’on doit pleurer ou rire. L’intention de l’auteur at-elle été de faire une caricature ou un tableau sérieux ? Les deux ou trois figures de femmes qui pleurent, la grave figure du prêtre, la présence du cercueil feraient pencher du côté du sérieux ; mais les deux bedeaux avec leur trogne frottée de vermillon, leur attitude avinée, leurs robes rouges et leurs bonnets à côtes, sont d’un drolatique à rendre Daumier jaloux. Le Charivari ne donne pas à ses abonnés de plus bizarres pochades, et alors on penche pour la caricature. Il y a aussi dans les coins des têtes que nous ne détaillerons pas, et qui  rappellent des enseignes de débit de tabac et de ménagerie, par l’étrangeté caraïbe du dessin et de la couleur. Peut-être M. Courbet a-t-il voulu transporter à Ornans L’Enterrement des scènes populaires d’Henri Monnier avec ses trivialités discordantes et les contrastes choquants ou mélangés, comme dans les scènes des fossoyeurs d’Hamlet, à la mélancolique pensée de la mort, l’insouciante  grossièreté de la vie ; toujours est-il que sa pensée n’est pas claire et que le spectateur flotte dans l’incertitude.(…).
Théophile Gautier. Salon de 1850-1851. M. Courbet, quatrième article. La Presse. 15/2/1851

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