Mise en scène Les Bonnes de Genet par Clayssen

A visionner : extraits de la pièce + entretien du metteur en scène sur ses choix de mise en scène.

[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=jvP6sCrBSUM[/youtube]

Note d’intention de Guillaume Clayssen

Note d’intention

LES BONNES OU LA TRAGÉDIE DES APPARENCES

Les Bonnes est la pièce la plus jouée du théâtre de Jean Genet. C’est une oeuvre pourtant minimaliste. Comme dans une tragédie classique, tout y est unité : le temps, l’espace, l’action. Trois personnages seulement interviennent dans ce thriller théâtral. Pourquoi alors tant de mises en scène pour une oeuvre, en apparence, si simple ? L’unité de cette pièce est un trompe-l’oeil magnifique. Chaque réplique, chaque moment de jeu, peuvent être lus de mille manières différentes. A la surface de l’oeuvre, tout semble classique, clair, mais dès que le regard et l’imaginaire du lecteur ou du spectateur la creusent, naissent toutes sortes d’interprétations possibles. L’intensité de la fable, la densité de l’écriture de Genet, le mystère de ses personnages, rendent la lecture et la mise en scène des Bonnesinépuisables.

Mais vers où aimerais-je aller dans ce texte profondément baroque et apparemment classique ?

L’INTIME ET LE MONSTRUEUX

L’oeuvre de Jean Genet a pour lieu de naissance l’univers carcéral. C’est dans ce tout petit espace coupé du monde qu’est la prison et qu’il connut à plusieurs reprises dans sa jeunesse, que Genet découvrit l’immensité de l’imaginaire et du rêve. Enfermé entre quatre murs, c’est là qu’il se mit à écrire et rencontra la force subversive de la poésie.
Ce rapport étrangement harmonieux entre un espace physique très confiné et un espace mental sans limites, constitue le fil conducteur de ma future mise en scène des Bonnes. Claire et Solange dans la pièce craignent en permanence que leur cérémonie secrète ne soit vue du voisinage. Elles s’enferment dans la chambre de Madame pour y jouer et y imaginer le meurtre de celle-ci. Les deux bonnes inventent, à l’intérieur d’un espace clos, un monde infini où leurs fantasmes prennent corps.
Cette intimité monstrueuse que nous donne à voir Genet, cette solitude à deux qui met en scène toutes sortes de pulsions socialement condamnables, constitue en soi un enjeu théâtral fort mais ô combien délicat à représenter. Car contrairement à l’image un peu stéréotypée d’un théâtre de Genet où la théâtralité part dans tous les sens, il me semble que le jeu et l’imaginaire ont chez cet auteur, et particulièrement dans Les Bonnes, une fonction extrêmement rigoureuse et complexe dont le but n’est pas de nous éloigner de nous-mêmes mais de nous rapprocher de ce qu’il y a en nous de plus intime. Genet fabrique un univers baroque et barré pour raconter la vie dans ses secrets les plus inavouables. Ainsi Claire et Solange sont-elles si éloignées de nous ? Ou, au contraire, n’expriment-elles pas une folie qui nous habite tous ? C’est cette seconde voie que je choisis pour ma mise en scène. Je veux montrer que le jeu de ces deux bonnes n’est en rien superficiel et relève bien au contraire d’un processus intime et universel.
La monstruosité qui s’exprime dans leur imaginaire théâtral est aussi la nôtre. Que nous soyons entre quatre murs, coupés totalement du regard des autres et de la société, et alors, tout comme Claire et Solange, nous mettons en scène nos monstres. Pour Genet, le théâtre n’est intéressant que s’il devient ce lieu vivant où apparaît notre intimité monstrueuse : « je vais au théâtre afin de me voir, sur la scène (restitué en un seul personnage ou à l’aide d’un personnage multiple et sous forme de conte) tel que je ne saurais ou n’oserais me voir ou me rêver, et tel pourtant que je me sais être. »

C’est donc à cette question passionnante que je désire répondre en mettant en scène Les Bonnes : comment concilier avec une extrême vérité l’intime et le monstrueux ? Comment montrer sans la dénaturer, sans la forcer, cette solitude humaine dans laquelle nos rêves les plus inavouables se font jour ?

Guillaume Clayssen

La mise en scène

LA DISTRIBUTION

La distribution dans cette pièce est plus que jamais le point de départ de la mise en scène. Elle a un rôle sémantique immédiat. Pour ma part, j’envisage de travailler sur une distribution qui creuse plusieurs écarts d’âge. Car il me semble que l’inégalité des âges peut renforcer cette inégalité si fondamentale dans la pièce qu’est l’inégalité des apparences. C’est ainsi que je justifie une certaine liberté dans ma manière de distribuer les rôles, liberté non arbitraire puisque Genet lui-même avait émis le souhait que les deux soeurs notamment ne soient pas d’un âge trop rapproché. La comédienne qui joue Madame est la plus jeune – 25 ans environ. Elle doit être très belle et jouer avec beaucoup de légèreté et de gaieté. Toutes les répliques qui, dans la pièce, soulignent que Madame est plus âgée que ses deux employées, peuvent être dites avec ironie afin de mettre davantage en valeur l’inégalité foncière qu’il y a entre elles. L’actrice qui joue Claire a un âge intermédiaire entre celui de Madame et celui de Solange. Très belle au début, comme pourrait l’être Madame quinze ans plus tard, elle perd de son éclat, de sa belle apparence au moment de l’arrivée de sa maîtresse. L’âge intermédiaire de Claire, fait qu’elle peut être ou la grande soeur de Madame ou la petite soeur de Solange, ce qu’elle est effectivement dans la pièce. Solange, elle, est jouée par une actrice d’une cinquantaine d’années. Tous ces écarts d’âge visibles doivent donner l’impression d’avoir d’un côté une Madame hors du temps, de la matière, de l’action, et de l’autre deux bonnes vouées au travail, au vieillissement, à la haine de soi et des autres.
Ce parti pris d’une distribution aussi hétérogène révèle, je crois, combien cette pièce est en définitive une tragédie des apparences.

LE JEU

« Le jeu théâtral des deux actrices figurant les deux bonnes doit être furtif…les actrices ne jouent pas selon un mode réaliste…Que les comédiennes jouent. Excessivement. » La manière si complexe et si subtile avec laquelle Genet décrit comment jouer Les Bonnes, confirme la pertinence théâtrale et humaine de ce questionnement que m’inspire cette pièce.
Pour y parvenir le mieux possible, j’effectuerai un travail sur la voix. C’est par le volume et le timbre de celle-ci que le spectateur peut entendre et croire en ce théâtre si subtil, si paradoxal. Pour conserver cette aura de solitude et de folie intime dans laquelle sont plongées Claire et Solange, les comédiennes qui les incarnent devront être imperceptiblement soutenues par des micros.

L’ESPACE : LE SPECTATEUR INCARCÉRÉ DANS UNE BOÎTE DE PANDORE

A partir de l’expérience carcérale, Genet a construit un univers poétique nourri d’imaginaire, de jeu, de folie et d’ambiguïté. Cette expérience troublante qui consiste à trouver dans un espace clôturé, l’espace infini de nos rêves et de nos fantasmes, doit devenir très concrètement celle du spectateur. Le public qui vient assister aujourd’hui aux Bonnes ne peut être simplement au spectacle. Pour approcher la force subversive du théâtre de Jean Genet, il faut inventer une écriture scénique qui déplace totalement le spectateur. Le théâtre de Genet est transgressif parce qu’il déborde de toutes parts. Il faut judicieusement penser ce débordement pour mettre en scène avec impertinence Les Bonnes. Il serait dès lors insatisfaisant que, lors de la représentation de la pièce, le public soit face à la scène. Celle-ci doit comprendre également l’espace où se trouvent les spectateurs. Le sentiment pour le public d’être prisonnier d’un grand jeu, d’un imaginaire intime et monstrueux, est essentiel. C’est pourquoi nous avons imaginé que le prolongement de la scène à l’espace où se trouve le public, se concrétise notamment par un système de lumières qui éclaire la salle de manière mystérieuse et progressive. Les murs qui entourent le public sont couverts de tulles au travers desquels par un jeu lumineux d’opacité et de transparence sont mis à nu les éléments du décor, tous ces objets-totems appartenant au monde étrange et intime des deux bonnes. Ainsi confiné, le public est immergé dans l’imaginaire inquiétant et jouissif de Claire et Solange. Chaque spectateur participe à sa manière au drame étonnant, à la folie théâtrale qui ensorcelle ces deux bonnes.
Cette ouverture sur l’intime de la pièce qui est aussi un cloisonnement à l’intérieur de cet univers de fiction, marque physiquement et symboliquement l’endroit où se situe dans cette mise en scène l’oeil du spectateur, un endroit moins confortable que le simple face à face habituel scène-salle, un endroit où cet oeil ne peut jamais se sentir vraiment extérieur.
Sur la scène, d’autres tulles sont fixés aux murs afin de permettre non seulement d’unifier tout l’espace mais aussi, à certains moments, de couvrir cet espace d’images vidéo dont la projection correspond à l’imaginaire des bonnes. Ces rideaux, lorsqu’ils sont dépouillés de toute image, ont un double effet paradoxal sur le spectateur, celui de le mettre à distance de ce qui se passe sur le plateau mais aussi celui de métamorphoser son regard qui devient plus conscient, plus rationnel. Ainsi le spectateur peut prendre un certain recul et avoir un oeil plus lucide sur l’univers dément dans lequel il est replongé l’instant d’après.
Dans ce dispositif, la projection vidéo associée au son plonge donc bien le public dans les rêves inavouables de ces deux bonnes. Intégré dans ce petit théâtre intimiste et monstrueux, le spectateur refait l’expérience paradoxale qui a conduit Genet à l’écriture : un corps enfermé qui s’ouvre subitement à un imaginaire et à un désir sans limites. Apparaît alors toute l’ambiguïté entre le réel et l’irréel, le vrai et le faux, qui sont au coeur de cette oeuvre théâtrale.
Finalement l’espace des Bonnes qui enserre le public est comme une boîte de Pandore dans laquelle ce même public est incarcéré. De cette boîte noire vont surgir des corps, des voix, des sons, des images inattendues, conduisant magiquement le spectateur à comprendre de manière sensorielle cette dérive folle de Claire et Solange.« Furtif », qui étymologiquement veut dire « voleur », est le premier mot qu’emploie Genet au début de son texte « Comment jouer Les Bonnes ».Tout ce dispositif scénographique est là pour intensifier ce mot d’ordre du poète et accomplir ainsi tout ce que cette écriture vient génialement voler à notre âme bien pensante et endormie. Car ne nous y trompons pas,Les Bonnes est une pièce qui questionne notre conscience dans ses recoins les plus intimes.

LES COSTUMES ET ACCESSOIRES

Les costumes et les accessoires participeront en partie de cette ambiguïté. En fond de scène se trouve, à moitié caché derrière un tulle, un mur de vêtements et d’objets confectionnés dans le même esprit que les oeuvres d’Annette Messager. Cette artiste travaille sur les mythologies individuelles et explore l’ambivalence de l’enfance, le rapport magique au monde, le fantasme et le fantastique, en proximité avec une tradition populaire de l’art. Par l’emploi de matériaux qui appartiennent à l’art pauvre, tels des peluches, des morceaux de tissus, des crayons de couleur, des traversins, etc., cette artiste confectionne des structures relevant du talisman, de la relique ou de l’ex-voto populaire, dans une optique qui se veut à la fois protectrice et inquiétante. C’est dans cet univers magique et quotidien que j’imagine Claire et Solange. Les costumes et les objets qui occupent, tel un mur, le fond de scène, ont été retravaillés et rendus monstrueux après avoir appartenu à l’origine à Madame. Ils ont été fétichisés par les deux bonnes qui peuvent ainsi croire vivre une vie qu’elles n’ont pas, une vie qui est à la fois l’objet de toute leur abjection et de toute leur fascination.

Guillaume Clayssen

Leave a comment

You must be logged in to post a comment.