La Bruyère.

Repères chronologiques

1645
Le 17 août, baptême en l’église Saint-Christophe de la Cité, à Paris, de Jean de La Bruyère, fils aîné de Louis de La Bruyère – contrôleur des rentes de la ville de Paris – et d’Élisabeth Hamonyn – fille d’un procureur au Châtelet. La date de naissance de Jean est inconnue.
1655-1665
Apprentissage du latin, du grec et de l’italien chez les Oratoriens, puis études de droit à Orléans (droit civil) et à Paris (droit canon). Inscription au barreau de Paris.
1666
Mort de son père. Jean laisse prendre à son frère Louis la succession de l’office paternel.
1671
La Bruyère vit en famille, moyennant une pension versée à sa mère.
1673
Achat d’une charge de trésorier de France au bureau des finances de Caen, qui confère l’anoblissement et un revenu confortable.
1674
La Bruyère prête serment à Caen. Ayant obtenu une dispense de résidence, il revient à Paris où il est en pension chez son frère Louis.
1680
Année probable de sa présentation à Bossuet par Antoine, le frère du prélat, et le jésuite Cordemoy.
1684
Sur la recommandation de Bossuet, La Bruyère devient le précepteur de Louis – duc de Bourbon alors âgé de seize ans, petit-fils du prince de Condé.
1685
Mort de la mère de La Bruyère, qui abandonne à son frère Louis sa part sur une terre du Vendômois. En juillet, l’élève de La Bruyère épouse Mlle de Nantes – fille légitimée de Louis XIV et de Mme de Montespan. Les jeunes « mariés » partagent ses leçons.
1686
Le 11 décembre, mort à Fontainebleau du Grand Condé. Le préceptorat achevé, La Bruyère est engagé comme secrétaire et bibliothécaire des Condé, avec une pension de 3 000 livres. Vente de la charge de trésorier au bureau des finances de Caen.
1687
Début de la querelle des anciens et des modernes, avec la lecture à l’Académie du poème Le Siècle de Louis le Grand par Charles Perrault. En octobre, le libraire Michallet obtient, pour l’édition des Caractères, un privilège royal – valable dix ans. La Bruyère surveille l’impression d’un album relatant les Honneurs funèbres rendus à la mémoire du prince de Condé, et celle de l’oraison funèbre dudit prince par Bourdaloue.
1688
Parution, sans nom d’auteur, des Caractères de Théophraste traduits du grec, avec les caractères ou les mœurs de ce siècle. La même année, publication de la deuxième édition, puis de la troisième, sans additions ni modifications notables. La Bruyère abandonne ses droits afin de doter Mlle Michallet – la fille de son éditeur –, pour laquelle il s’est pris d’amitié.
1689
Quatrième édition des Caractères, avec trois cent cinquante « caractères » inédits.
1690
Cinquième édition – toujours sans nom d’auteur –, au sein de laquelle sont ajoutées cent cinquante-neuf nouvelles remarques.
1691
Sixième édition, avec soixante-quatorze remarques inédites. Le nom de La Bruyère apparaît pour la première fois dans le corps du texte (« De quelques usages »). Échec de sa candidature à l’Académie, malgré l’appui de Bussy.
1692
Septième édition des Caractères, avec soixante-seize nouvelles remarques.
1693
Élection de La Bruyère à l’Académie française. Le discours qu’il prononce le 15 juin à la réception déclenche une violente polémique, animée notamment par les « Normands » – Thomas Corneille et son neveu Fontenelle – qui inspirent un article virulent dans leMercure Galant.
1694
Huitième édition des Caractères, « revue, corrigée et augmentée ». Y sont notamment insérés quarante-sept remarques inédites, le discours de réception, et une préface dans laquelle La Bruyère se défend d’avoir caricaturé des personnes dans cet ouvrage.
1695
Mort du frère de La Bruyère, qui devient le tuteur de ses neveux et nièces. Il compose, peut-être à l’instigation de Bossuet, sesDialogues sur le quiétisme.
1696
Mort à Versailles de La Bruyère, terrassé par deux attaques successives d’apoplexie. Neuvième édition des Caractères, « revue et corrigée » par ses soins, mais non augmentée.
1698
Publication des Dialogues sur le quiétisme.

Alliés et adversaires de l’auteur

Bossuet (1627-1704)
Jacques-Bénigne Bossuet – précepteur du dauphin, puis évêque de Meaux de 1681 à sa mort – domine la fin du xviie siècle de sa stature intellectuelle et morale. Théologien, historien, philosophe, réputé pour son éloquence dans ses sermons et ses oraisons funèbres, c’est lui qui introduit La Bruyère chez les Condé. Après la polémique qui sévit entre les académiciens lors de la réception de La Bruyère, il apaise les esprits en organisant un dîner de réconciliation. Il est au premier rang du combat contre le quiétisme et fait condamner Les Maximes des saints de Fénelon. Il est peut-être l’inspirateur des Dialogues sur le quiétisme, dont on sait que La Bruyère donna une lecture en mai 1696 à Antoine Bossuet, son frère aîné.
Portrait de Bossuet réalisé par Hyacinthe Rigaud.
Portrait de Bossuet réalisé par Hyacinthe Rigaud.
Fontenelle (1657-1757)
Partisan des modernes dans la querelle des anciens et des modernes, Fontenelle passe pour le modèle de Cydias, le bel esprit, après la polémique du discours de réception de La Bruyère à l’Académie.
Ce portrait de Fontenelle, réalisé par Louis Galloche, a été inséré dans la huitième édition des Caractères en 1694.
Ce portrait de Fontenelle, réalisé par Louis Galloche, a été inséré dans la huitième édition des Caractères en 1694.

© Musée national du Château de Versailles.
« « Ascagne est statuaire, Hégion fondeur, Æchine foulon, et Cydias bel esprit, c’est sa profession. […] Cydias s’égale à Lucien et à Sénèque, se met au-dessus de Platon, de Virgile et de Théocrite ; et son flatteur a soin de le confirmer tous les matins dans cette opinion. Uni de goût et d’intérêt avec les contempteurs d’Homère, il attend paisiblement que les hommes détrompés lui préfèrent les poètes modernes : il se met en ce cas à la tête de ces derniers, et il sait à qui il adjuge la seconde place. C’est en un mot un composé du pédant et du précieux, fait pour être admiré de la bourgeoisie et de la province, en qui néanmoins on n’aperçoit rien de grand que l’opinion qu’il a de lui-même. » »
Extrait de « De la société et de la conversation » des Caractères écrits par La Bruyère.
La Bruyère est, avec La Rochefoucauld, le grand moraliste d’un siècle qui s’est penché plus qu’aucun autre sur les passions de l’âme. La Rochefoucauld appartenait à la plus haute noblesse du royaume. La Bruyère est un bourgeois de Paris qui descend de laboureurs ou de petits propriétaires du Perche. Il est doué. Il devient avocat et trésorier des Finances. Mais le manque d’ambition, l’amour surtout des lettres et de l’indépendance le font changer de voie.
Précepteur du Grand Dauphin, Bossuet qui le connaît, on ne sait trop comment, et qui l’apprécie, l’introduit chez les Condé. En 1684, il est choisi, à son tour, comme précepteur du petit-fils du Grand Condé. Prince du sang, héros de légende, vainqueur de Rocroi à vingt-deux ans, ami des lettres et des arts – Racine et Boileau sont ses familiers, Bossuet prononcera son oraison funèbre –, habitué à être obéi, Condé est violent et impérieux. Son fils, le duc d’Enghien, dont Saint-Simon tracera le portrait – on voit dans quel bouillon de culture est précipité La Bruyère –, fait régner autour de lui un climat de terreur. Le duc de Bourbon, son petit-fils, est un odieux crétin. Grâce à Dieu, il épouse, un an à peine plus tard, Mlle de Nantes – la fille de Louis XIV et de Mme de Montespan qui avaient trouvé le temps de faire ensemble huit enfants. L’année d’après, le Grand Condé meurt, le duc d’Enghien devient prince de Condé et l’élève de La Bruyère, duc d’Enghien à son tour, libère son précepteur de ses obligations.
Devenu bibliothécaire, La Bruyère reste attaché aux Condé avec le titre de gentilhomme de la maison de Monsieur le Duc. Une pension est attachée au titre, et surtout des logements à Chantilly, à Paris, à Versailles, qui lui fournissent des points de vue privilégiés sur la cour et les grands.
Sa grande œuvre se présente sous un titre modeste : Les Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec les caractères ou les mœurs de ce siècleLes Caractères connaissent aussitôt un succès prodigieux. Les éditions se succèdent et on se les arrache. Qui, « on » ? Mais, selon la règle, ceux-là même dont il se moque et qu’il attaque avec vigueur.
Le fort de La Bruyère, tout le monde le sait, ce sont les portraits. Dans l’art du portrait, il est souverain. L’amateur de prunes, le snob, le dévot, l’avare, l’arriviste, le distrait, le précieux, le partisan du charabia, qui existent tous encore de notre temps, il les dépeint à merveille. « Je connais Mopse d’une visite qu’il m’a rendue sans me connaître ; il prie des gens qu’il ne connaît pas de le mener chez d’autres dont il n’est pas connu ; il écrit à des femmes qu’il ne connaît que de vue. » Nous connaissons tous des Mopse. Et voici Acis : « Que dites-vous ? Comment ? Je n’y suis pas ; vous plairait-il de recommencer ? J’y suis encore moins. Je devine enfin : vous voulez, Acis, me dire qu’il fait froid ; que ne disiez-vous : « Il fait froid » ? Vous voulez m’apprendre qu’il pleut ou qu’il neige ; dites : « Il pleut, il neige ». – Mais, répondez-vous, c’est bien uni et bien clair ; et d’ailleurs qui ne pourrait en dire autant ? – Qu’importe, Acis ? Est-ce un si grand mal d’être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde ? »
Chacun sait que la littérature n’atteint l’universel qu’en s’enracinant dans le particulier. I. B. Singer se hausse à l’universel en dépeignant, en yiddish, le tout petit milieu des Juifs polonais de Lublin. Proust, en mettant en scène les duchesses du Faubourg Saint-Germain. De la même façon, passant de l’espace au temps, La Bruyère nous présente à la fois les courtisans de Versailles et l’homme universel. Il débouche sur l’universel en s’en tenant à son siècle et à son milieu.
« Son talent, note le bon vieux Taine, consiste principalement dans l’art d’attirer l’attention. Il ressemble à un homme qui voudrait arrêter les passants dans la rue, les saisirait au collet, leur ferait oublier leurs affaires et leurs plaisirs, les forcerait à regarder à leurs pieds, à voir ce qu’ils ne voyaient pas ou ne voulaient pas voir, et ne leur permettrait d’avancer qu’après avoir gravé l’objet d’une manière ineffaçable dans leur mémoire étonnée. » On n’oublie pas La Bruyère. Il ne se laisse pas oublier.
La Bruyère est un artiste parce que ce qui compte d’abord chez lui, c’est le style. Il est un classique, et peut-être le classique par excellence, parce qu’il travaille sans relâche sa langue et son style. « C’est un métier, nous dit-il, que de faire un livre, comme de faire une pendule. » Il n’y a pas de meilleure définition du classique.
Avec plus de force que Fénelon, avec plus d’art que Vauban, La Bruyère est aussi de ceux qui dénoncent, au cœur même du Grand Siècle, le sort qui est fait aux hommes. La Bruyère, en ce sens, n’est pas seulement un peintre ironique et un satiriste : il est le premier, avant Montesquieu et Voltaire, bien avant l’affaire Dreyfus, de nos intellectuels.
sources : http://www.ibibliotheque.fr/les-caracteres-jean-de-la-bruyere-lab_caracteres/le-mot-de-jean-d-ormesson/page1

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