Les Caractères de La Bruyère.

Page de titre de l'oeuvre Les Caractères parue en 1688 chez E. Michallet (Paris).

« « La Bruyère, qui aimait la lecture des anciens, eut un jour l’idée de traduire Théophraste, et il pensa à glisser à la suite et à la faveur de sa traduction quelques-unes de ses propres réflexions sur les mœurs modernes. Cette traduction de Théophraste n’était-elle pour lui qu’un prétexte, ou fut-elle vraiment l’occasion déterminante et le premier dessein principal ? On pencherait plutôt pour cette supposition moindre, en voyant la forme de l’édition dans laquelle parurent d’abord Les Caractères, et combien Théophraste y occupe une grande place. La Bruyère était très pénétré de cette idée, par laquelle il ouvre son premier chapitre, que tout est dit, et que l’on vient trop tard après plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent. […] « On ne saurait en écrivant rencontrer le parfait, et, s’il se peut, surpasser les anciens, que par leur imitation. » Aux anciens, La Bruyère ajoute les habiles d’entre les modernes comme ayant enlevé à leurs successeurs tardifs le meilleur et le plus beau. C’est dans cette disposition qu’il commence à glaner, et chaque épi, chaque grain qu’il croit digne, il le range devant nous. La pensée du difficile, du mûr et du parfait l’occupe visiblement, et atteste avec gravité, dans chacune de ses paroles, l’heure solennelle du siècle où il écrit. Ce n’était plus l’heure des coups d’essai. Presque tous ceux qui avaient porté les grands coups vivaient. Molière était mort ; longtemps après Pascal, La Rochefoucauld avait disparu ; mais tous les autres restaient là, rangés. Quels noms ! quel auditoire auguste, consommé, déjà un peu sombre de front, et un peu silencieux ! Dans son discours à l’Académie, La Bruyère lui-même les a énumérés en face ; il les avait passés en revue dans ses veilles bien des fois auparavant. […] La Bruyère a tout prévu, et il ose. Il sait la mesure qu’il faut tenir et le point où il faut frapper. Modeste et sûr, il s’avance ; pas un effort en vain, pas un mot de perdu ! Du premier coup, sa place qui ne le cède à aucune autre est gagnée. Ceux qui, par une certaine disposition trop rare de l’esprit et du cœur, sont en état, comme il dit, de se livrer au plaisir que donne la perfection d’un ouvrage, ceux-là éprouvent une émotion, d’eux seuls concevable, en ouvrant la petite édition in-12, d’un seul volume, année 1688, de trois cent soixante pages, en fort gros caractères, desquelles Théophraste, avec le discours préliminaire, occupe cent quarante-neuf, et en songeant que, sauf les perfectionnements réels et nombreux que reçurent les éditions suivantes, tout La Bruyère est déjà là. Plus tard, à partir de la troisième édition, La Bruyère ajouta successivement et beaucoup à chacun de ses seize chapitres. Des pensées qu’il avait peut-être gardées en portefeuille dans sa première circonspection, des ridicules que son livre même fit lever devant lui, des originaux qui d’eux-mêmes se livrèrent, enrichirent et accomplirent de mille façons le chef-d’œuvre. La première édition renferme surtout incomparablement moins de portraits que les suivantes. L’excitation et l’irritation de la publicité les firent naître sous la plume de l’auteur, qui avait principalement songé d’abord à des réflexions et remarques morales, s’appuyant même à ce sujet du titre de Proverbes donné au livre de Salomon. Les Caractères ont singulièrement gagné aux additions ; mais on voit mieux quel fut le dessein naturel, l’origine simple du livre et, si j’ose dire, son accident heureux, dans cette première et plus courte forme. » »
Extrait des Portraits littéraires, I (édition 1862) écrits par Sainte Beuve.

La Bruyère, précurseur

« « Il était bientôt temps que le siècle finît : la pensée de dire autrement, de varier et de rajeunir la forme, a pu naître dans un grand esprit ; elle deviendra bientôt chez d’autres un tourment plein de saillies et d’étincelles. Les Lettres Persanes, si bien annoncées et préparées par La Bruyère, ne tarderont pas à marquer la seconde époque. La Bruyère n’a nul tourment encore et n’éclate pas, mais il est déjà en quête d’un agrément neuf et du trait. Sur ce point, il confine au xviiie siècle plus qu’aucun grand écrivain de son âge ; Vauvenargues, à quelques égards, est plus du xviie siècle que lui. Mais non… La Bruyère en est encore, pleinement, de son siècle incomparable, en ce qu’au milieu de tout ce travail contenu de nouveauté et de rajeunissement, il ne manque jamais, au fond, d’un certain goût simple. […] La Bruyère est plein de ces germes brillants. Il a déjà l’art (bien supérieur à celui des transitions qu’exigeait trop directement Boileau) de composer un livre, sans en avoir l’air, par une sorte de lien caché, mais qui reparaît, d’endroits en endroits, inattendu. On croit au premier coup d’œil n’avoir affaire qu’à des fragments rangés les uns après les autres, et l’on marche dans un savant dédale où le fil ne cesse pas. Chaque pensée se corrige, se développe, s’éclaire, par les environnantes. Puis l’imprévu s’en mêle à tout moment, et, dans ce jeu continuel d’entrées en matière et de sorties, on est plus d’une fois enlevé à de soudaines hauteurs que le discours continu ne permettrait pas […]. » »
Extrait des Portraits littéraires, I (édition 1862) écrits par Sainte Beuve.

Jugements sur l’œuvre

Bussy-Rabutin (1618-1693)
« Il est entré plus avant que Théophraste dans le cœur de l’homme, il y est même entré plus délicatement et par des expériences plus fines. Ce ne sont point des portraits de fantaisie qu’il nous a donnés, il a travaillé d’après nature, et il n’y a pas une décision sur laquelle il n’ait eu quelqu’un en vue. Pour moi, qui ai le malheur d’une longue expérience du monde, j’ai trouvé à tous les portraits qu’il m’a faits des ressemblances peut-être aussi justes que ses propres originaux, et je crois que, pour peu qu’on ait vécu, ceux qui liront son livre en pourront faire une galerie.
Au reste, Monsieur, je suis de votre avis sur la destinée de cet ouvrage, que, dès qu’il paraîtra, il plaira fort aux gens qui ont de l’esprit, mais qu’à la longue, il plaira encore davantage… » (Extrait de la lettre au marquis de Termes, écrite le 10 mars 1688.)
Pierre Bayle (1647-1706)
« Il y a un autre livre [que les Essais de Morale de Nicole] fort propre à donner de l’esprit aux jeunes gens et à leur raffiner le goût : ce sont Les Caractères de ce siècle, par feu M. de La Bruyère ; c’est un livre incomparable. » (Extrait de la lettre à M. de Naudis, écrite le 29 octobre 1696.)
Vigneul-Marville
« Je loue la bonne intention qu’il a eue de réformer les mœurs du siècle présent, en découvrant leur ridicule ; mais je ne saurais approuver qu’il cherche ce ridicule dans sa propre imagination, plutôt que dans nos mœurs mêmes ; et qu’outrant tout ce qu’il représente, il fasse des portraits de fantaisie et non des portraits d’après nature, comme le sujet le demande. » (Extrait des Mélanges d’histoire, et de littérature écrits en 1699.)
Pierre-Joseph Thoulier d’Olivet (1682-1768)
« Pourquoi Les Caractères de M. de La Bruyère, que nous avons vus si fort en vogue durant quinze ou vingt ans, commencent-ils à n’être plus si recherchés ? Prenons-nous-en, du moins en partie, à la malignité du cœur humain. Tant qu’on a cru voir dans ce livre les portraits des hommes vivants, on l’a dévoré pour se nourrir du triste plaisir que donne la satire personnelle. Mais à mesure que ces gens-là ont disparu, il a cessé de plaire si fort par la matière. Et peut-être aussi que la forme n’a pas suffi toute seule pour le sauver, quoiqu’il soit plein de tours admirables, et d’expressions heureuses qui n’étaient pas dans notre langue auparavant. » (Extrait de l’Histoire de l’Académie française publiée en 1729.)
Vauvenargues (1715-1747)
« Nous faisons trop peu d’attention à la perfection de ces fragments, qui contiennent souvent plus de matière que de longs discours, plus de proportion et plus d’art… La Bruyère a cru, ce me semble, qu’on ne pouvait peindre les hommes assez petits ; et il s’est bien plus attaché à relever leurs ridicules que leur force. » (Extrait des Fragments publiés en 1746.)
Voltaire (1694-1778)
« On peut compter parmi les productions d’un genre unique Les Caractères de La Bruyère. Il n’y avait pas chez les anciens plus d’exemples d’un tel ouvrage que du Télémaque. Un style rapide, concis, nerveux, des expressions pittoresques, un usage tout nouveau de la langue, mais qui n’en blesse pas les règles, frappèrent le public ; et les allusions qu’on y trouvait en foule achevèrent le succès. Quand La Bruyère montra son ouvrage manuscrit à M. de Malézieu, celui-ci lui dit : « Voilà de quoi vous attirer beaucoup de lecteurs et beaucoup d’ennemis. » Ce livre baissa dans l’esprit des hommes quand une génération entière, attaquée dans l’ouvrage, fut passée. Cependant, comme il y a des choses de tous les temps et de tous les lieux, il est à croire qu’il ne sera jamais oublié. » (Extrait du Siècle de Louis XIV publié en 1751.)
Stendhal (1783-1842)
« La Bruyère, n’a aucune sensibilité. Dans l’histoire d’Émire, on croit entendre un vieillard qui, du haut d’une fenêtre, a observé deux amants dans un jardin… Il y a peu de comique, chez La Bruyère, la sécheresse le chasse. Peut-être ne nous paraîtrait-il pas sec, si notre goût n’était formé par Jean-Jacques Rousseau, et la lecture des romans. Nous sommes accoutumés à voir des observations mêlées avec un peu de sensibilité. » (Extrait de Du style publié en 1812.)
Julien Benda (1867-1956)
« Dans l’ordre littéraire, vous êtes pleinement de notre époque. Elle l’a d’ailleurs compris. Elle vous vénère comme écrivain vous tient pour un de ses dieux.
D’abord parce que vous avez fait un livre non composé, pur d’une idée maîtresse autour de quoi tout s’organise – un livre inorganique… Nos modernes se réclament de vous, dont l’œuvre est délibérément un cahier de notes, prises sans plan directeur, à l’occasion, pendant vingt ans. Et, en effet, vous êtes bien le père de nos impressionnistes, de nos stendhaliens, de nos nietzschéens, de nos gidiens, de tous nos miliciens de l’écriture sporadique, de tous nos officiants du penser pulsatile. Et ils voient juste en vous faisant gloire d’avoir eu le cœur de fonder le genre en pleine tyrannie cartésienne, en pleine superstition du penser ordonné… » (Extrait d’« À Jean de La Bruyère » publié dans La Revue de Paris le 1er janvier 1934.)
Sources : http://www.ibibliotheque.fr/les-caracteres-jean-de-la-bruyere-lab_caracteres/autour-de-l-oeuvre/page3

Leave a comment

You must be logged in to post a comment.