Dom Juan de Molière

Grand seigneur libertin, Dom Juan abandonne Elvire, son épouse, pour une nouvelle conquête. Sauvé d’un naufrage par un paysan, il convoite aussitôt la fiancée de son sauveur, puis une autre paysanne, promettant à chacune le mariage. Après la rencontre d’un mendiant dont il tente en vain d’acheter la conscience en le faisant blasphémer, il sauve la vie de Dom Carlos, frère d’Elvire, qui renonce à venger l’honneur de sa sœur. Toujours flanqué de son valet Sganarelle, il défie la mémoire du Commandeur, qu’il a lui-même tué, en invitant sa statue à dîner. Les visiteurs qu’il recevra ensuite, son père, son épouse, un mystérieux spectre, essaieront en vain de le convertir au bien. Son châtiment est inéluctable…

Mythe et réécritures de l’œuvre

Le personnage de Don Juan a été créé en 1620 par Tirso de Molina dans sa pièce El Burlador de Sevilla. Don Juan n’a donc pas été inventé par Molière, mais celui-ci lui a donné une ampleur et une complexité nouvelles. Le personnage n’a cessé, depuis, de fasciner et tend à s’imposer comme un mythe.
«  DON GONZALE
Donne-moi cette main, n’aie pas peur, donne-moi donc la main.
DON JUAN
Que dis-tu ? Moi ! peur ?… Ah ! je brûle !… Ne m’embrase pas de ton feu !
DON GONZALE
C’est peu de choses au prix du feu que tu cherchas. Les merveilles de Dieu, Don Juan, demeurent insondables, et c’est ainsi qu’il veut que tu payes tes fautes entre les mains d’un mort, et si tu dois ainsi payer, telle est la justice de Dieu : « Œil pour œil, dent pour dent. »
DON JUAN
Ah ! je brûle !…. Ne me serre pas tant !…. Avec ma dague je te tuerai… Mais… Ah !… Je m’épuise en vain à porter des coups dans le vent. Je n’ai pas profané ta fille… Elle avait démasqué ma ruse avant que je…
DON GONZALE
Il n’importe, puisque tel était ton but.
DON JUAN
Laisse-moi appeler quelqu’un qui me confesse et qui me puisse absoudre.
DON GONZALE
Il n’est plus temps, tu te repens trop tard. »
Extrait du dénouement de El Burlador de Sevilla (acte III) écrit par Tirso de Molina en 1620.

La critique

Malgré le grand succès rencontré lors des premières représentations, le Dom Juan de Molière suscite de vives réactions et attire à son auteur de nouvelles attaques. À bien des égards, la pièce est jugée scandaleuse et contient des passages choquants pour des dévots déjà partis en guerre contre Tartuffe. Molière choisit d’interrompre très rapidement les représentations de sa pièce, qui ne sera ni rejouée ni imprimée de son vivant.
Frontispice de Dom Juan dessiné par P. Brissart et gravé par J. Sauvé dans l’édition de 1682.
Frontispice de Dom Juan dessiné par P. Brissart et gravé par J. Sauvé dans l'édition de 1682.

Controverse théologique avec un valet

Le personnage de Dom Juan incarne un libertin, briseur de tabous, qui rejette en pleine conscience toutes les valeurs morales et religieuses. Quand Molière crée son Dom JuanTartuffe vient d’être interdit par le parti dévot. Aussi Dom Juan peut-il apparaître comme le porte-parole de Molière lui-même, non pas dans une quelconque mise en cause de la religion, puisque dans sa pièce Dom Juan subit le châtiment divin, mais dans la controverse avec le parti dévot qui a fait interdire Tartuffe et fera tomber Dom Juan après quinze représentations.
Dans cette scène de l’acte III, la position d’apologiste de la religion chrétienne du valet Sganarelle a pu paraître scandaleuse. C’est en effet lui qui a la charge d’argumenter en faveur de la croyance en Dieu, sans réussir le moins du monde à ébranler le scepticisme de Dom Juan. Le valet finit par se ridiculiser.
Extrait
SGANARELLE
Je veux savoir un peu vos pensées à fond. Est-il possible que vous ne croyiez point du tout au Ciel ?
DOM JUAN
Laissons cela.
SGANARELLE
C’est-à-dire que non. Et à l’Enfer ?
DOM JUAN
Eh !
SGANARELLE
Tout de même. Et au diable, s’il vous plaît ?
DOM JUAN
Oui, oui.
SGANARELLE
Aussi peu. Ne croyez-vous point l’autre vie ?
DOM JUAN
Ah ! ah ! ah !
SGANARELLE
Voilà un homme que j’aurai bien de la peine à convertir. Et dites-moi un peu, [le Moine bourru, qu’en croyez-vous, eh !
DOM JUAN
La peste soit du fat !
SGANARELLE
Et voilà ce que je ne puis souffrir, car il n’y a rien de plus vrai que le Moine bourru, et je me ferais pendre pour celui-là. Mais] encore faut-il croire quelque chose [dans le monde] : qu’est-ce [donc] que vous croyez ?
DOM JUAN
Ce que je crois ?
SGANARELLE
Oui.
DOM JUAN
Je crois que deux et deux sont quatre, SGANARELLE, et que quatre et quatre sont huit.
SGANARELLE
La belle croyance [et les beaux articles de foi] que voilà ! Votre religion, à ce que je vois, est donc l’arithmétique ? Il faut avouer qu’il se met d’étranges folies dans la tête des hommes, et que pour avoir bien étudié on est bien moins sage le plus souvent. Pour moi, Monsieur, je n’ai point étudié comme vous. Dieu merci, et personne ne saurait se vanter de m’avoir jamais rien appris ; mais avec mon petit sens, mon petit jugement, je vois les choses mieux que tous les livres, et je comprends fort bien que ce monde que nous voyons n’est pas un champignon, qui soit venu tout seul en une nuit. Je voudrais bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, et ce ciel que voilà là-haut, et si tout cela s’est bâti de lui-même. Vous voilà vous, par exemple, vous êtes là : est-ce que vous vous êtes fait tout seul, et n’a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votre mère pour vous faire ? Pouvez-vous voir toutes les inventions dont la machine de l’homme est composée sans admirer de quelle façon cela est agencé l’un dans l’autre : ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ces… ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là, et qui… Oh ! dame, interrompez-moi donc si vous voulez : je ne saurais disputer si l’on ne m’interrompt ; vous vous taisez exprès et me laissez parler par belle malice.
DOM JUAN
J’attends que ton raisonnement soit fini.
SGANARELLE
Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauroient expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux que me voilà ici, et que j’aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu’elle veut ? Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droite, à gauche, en avant, en arrière, tourner…
(Il se laisse tomber en tournant.)
DOM JUAN
Bon ! voilà ton raisonnement qui a le nez cassé.
SGANARELLE
Morbleu ! je suis bien sot de m’amuser à raisonner avec vous. Croyez ce que vous voudrez : il m’importe bien que vous soyez damné !

Leave a comment

You must be logged in to post a comment.