Travaux en cours

Contes, dessins et pédagogie. Ou l'inverse.

La reine des courges

Il était une fois au pays des blés, une cultivatrice qui se prénommait Gervaise. Gervaise cultivait des courges. Des courges de toutes sortes, de grandes, des petites, des allongées, des rondes, des bosselées, des plates et d’autres encore. Leurs teintes variaient du blanc cassé des pâtissons au vert foncé des courgettes et des concombres, en passant par le crème bleuté des butternuts et l’orange vif des potirons et autre potimarrons.

Gervaise aurait bien aimé produire d’autres plantes, comme des fleurs. Elle était obsédée par l’envie de voir pousser sur ses terres des pavots de toutes les couleurs. Pourquoi des pavots me direz-vous ? Parce qu’elle adorait les coquelicots qui fleurissaient dans les champs de blé, profitant des chaleurs estivales pour sortir de terre et illuminer de rouge les champs écrasés de soleil. Mais au pays des blés, chacun-chacune avait un rôle assigné et ne cultivait pas des pavots qui le voulait …

Elle se contentait donc d’admirer les dessins accrochées aux murs de la boutique du pépiniériste. Les pétales colorés des pavots, à l’aspect brillant, étaient comme froissés et semblaient révéler une faiblesse et un appel à l’attention qui touchaient le cœur de Gervaise. Les longues tiges permettaient aux fleurs de saisir le moindre souffle d’air et ainsi de se balancer gracieusement, créant une illusion de ballet au chef d’orchestre invisible, même croquées dans l’instant. Gervaise les imaginait prêtes à s’envoler pour d’autres horizons, elle qui n’avait jamais dépassé les limites de son village.

Quelles différences avec ses courges qui rampaient au ras du sol, accrochées à leur terrain, étalant leurs larges feuilles, permettant aux limaces et autres escargots de les investir, leurs fruits lourds vautrés sur la terre. Les ramasser et les porter lui cassaient le dos. Sans compter les soupes et purées innombrables qu’elle se sentait obligée de réaliser et de manger pour ne pas perdre celles qu’elle n’avait pas vendues.

« Ah oui ! Cultiver des courges n’offrait pas autant de satisfactions que de cultiver des pavots. » se disait-elle envieuse à chaque passage dans la boutique.

Un beau jour, ou plus sûrement une fin d’après-midi pluvieuse, alors qu’elle rentrait dans sa fermette trempée et fourbue, elle tomba nez à nez avec un colporteur qu’elle n’avait jamais encore rencontré. Il tirait un chariot bâché dans lequel se trouvait tous les trésors des colporteurs qui passent de ferme en ferme. Sa grande cape grise usée flottait autour de lui, laissant par moment voir des habits qui ne paraissaient pas aussi fatigués que son vêtement de dessus. Il était d’ailleurs remarquablement propre pour quelqu’un qui chemine dans les sentiers boueux. Il tenait en main un large chapeau de feutre noir, où était accroché une clochette qui tintait joliment, symbole de son métier. Pourtant, Gervaise ne l’avait pas entendu arriver.

« Bonjour Gervaise ! » la salua-t-il. Elle se demanda comment il connaissait son prénom, alors, elle ne prononça qu’un faible et circonspect salut à son tour. Il poursuivit : « Je suis nouveau sur cette tournée mais j’ai les listes de mes prédécesseurs et je sais tout de vos occupations. Je me suis promené dans vos champs, je vous ai vue à l’œuvre. Je sais quel soin vous apportez à cultiver sans relâche, à vous efforcer de tirer le maximum de ces courges, que vous ne vous découragez jamais, même si vous auriez bien quelques envies d’une autre vie. » Il se retourna brusquement et farfouilla sous la bâche du chariot en marmonnant pour lui-même : « Ça alors ! Mais où est-ce que j’ai bien pu le fourrer ? » Il finit par sorti un long parchemin, rempli de lignes et de lignes encore. Gervaise le regardait faire en ouvrant de grands yeux, se tenant les reins de fatigue …

Son parchemin en main, le parcourant des yeux, il continua : « Le comité des colporteurs a plus de pouvoirs que vous ne le pensez et nous sommes aussi missionnés pour récompenser les cultivateurs les plus méritants. J’ai le plaisir de vous annoncer que vous êtes la suivante sur notre liste et à partir de cet instant … »  Il la regardait maintenant dans les yeux. « … j’ai l’honneur de vous annoncer que vous avez obtenu votre mutation dans une ferme dont le cultivateur vient de prendre sa retraite et que dorénavant, vous allez vous occuper de vos chers pavots ! Vous êtes promue horticultrice. »

Gervaise n’en croyait pas ses oreilles … terminé le dur labeur des courges, elle allait pouvoir s’occuper de ces si gracieuses plantes, des qui ne restent pas au ras du sol, des qui peuvent s’élever et apporter tant de satisfactions autrement plus oniriques et flatteuses que les bataillons de courges qu’elle avait pourtant entretenus avec soin durant toute sa carrière !

Alors, Gervaise fit son baluchon et suivit le colporteur vers son nouveau lieu de vie. S’en rapprochant, elle perçut d’abord comme un murmure autour d’elle, les fleurs se penchaient, curieuses, pour voir leur nouvelle soigneuse. Dans la lumière faiblissante, elle ne vit pas bien, ce premier soir, à quoi ressemblaient ses nouvelles protégées mais elle se sentait remplie d’allégresse.

Dès le lendemain matin, elle s’informa des différentes espèces de cette grande famille ; elle s’étonna de sa diversité parmi les vivaces et les annuelles. Elle compris les différents types de sol et  d’engrais. Elle s’attacha à découvrir ce qui leur permettrait de s’épanouir pour le mieux. Et elle se mit au travail. En passant dans les allées bien nettes, elle se permettait parfois de frôler de la main ces chères têtes qui se dressaient fièrement vers le ciel, éprouvant un véritable bonheur et un épanouissement qu’elle avait cru ne jamais obtenir.

Les saisons passèrent, avec elles tant et tant de fleurs de toutes les couleurs, toujours si gracieuses, qui donnaient à Gervaise l’envie de se surpasser tant elles lui rendait bien la sollicitude dont elle les entourait. Jusqu’au jour où sa vie bascula à nouveau.

Elle se rendit compte qu’une sorte de spleen l’envahissait chaque fois qu’elle voyait sur un étal une courgette, un concombre, un potiron. Et les soupes qu’elle mangeait maintenant ne lui paraissaient pas si savoureuses qu’avant. Sa nostalgie ne l’empêchait pas de continuer à bien s’occuper de ses si jolies fleurs mais tout le monde peut s’occuper de jolies fleurs, tout le monde aime les jolies fleurs. Elle se rendait compte que ses courges bosselées, cabossées, non seulement lui manquaient mais aussi qu’elles nécessitaient des soins plus pointus, des idées nouvelles pour toujours leur permettre de donner le meilleur d’elles-mêmes. Cette sorte de challenge, elle ne le trouvait pas à ne s’occuper que de ces belles fleurs. Elle finit pas se dire que son caractère la poussait à ne jamais être satisfaite et à toujours envier la vie des autres. La déprime la plus profonde la gagnait.

C’est alors que réapparu le colporteur, agitant cette fois la clochette caractéristique. « Eh bien Gervaise ! Qu’est-ce que je comprends ? En fin de compte, les courges vous manquent ? Savez-vous qu’à votre place, cinq cultivateurs se sont succédé, ne sachant empêcher la maladie des courges. Elles ne donnent plus, ne grandissent plus. En un mot, elles ont besoin de vous et vous vous languissez d’elles. Allez, venez, je vous ramène auprès de celles qui vous attendent avec la plus grande impatience ! »

Avant de repartir, le cœur à nouveau léger, Gervaise prit le temps d’aller saluer les fleurs si gracieuses. Celles-ci la regretteraient sûrement un peu mais l’oublieraient au profit d’un nouvel horticulteur. Elles les remercia néanmoins des joies qu’elles lui avaient offert et les assura de ne jamais les oublier. Puis elle se mit en route, pressée maintenant de retrouver celles qui avaient besoin d’elle.

Il fallut un bon moment à Gervaise pour retrouver la confiance de ses courges mais elle prit grand soin d’elles et réussit à les aider à grandir à nouveau. Ce ne fut pas une mince affaire mais c’était un bonheur différent qui l’enveloppait maintenant, loin des fulgurances de plaisir que donne une fleur parfaite. Et, au mois de juin, quand la chaleur commença à faire murir les blés, elle aperçut dans ses champs de timides coquelicots se mêler au vert des courges et trembler dans les moindres souffles d’air. Elle se sentit alors baigner dans la sérénité.

La sérénité, oui, je crois bien que c’est le mot juste.

Anne-Marie, le 12 janvier 2019

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