« Disparus et vivants »

Le texte ci-dessous date d’avril 2008, il avait été alors publié sur le site de l’association berlinoise Initiale e.V.

Disparus et vivants

« Apprendre comment on survit au travers des guerres, des épidémies, des sécheresses et essayer de percevoir un changement dans les habitudes, cela constituait un des volets de ce polyptyque ; au-delà, on pouvait aussi deviner ce qui supporte le tout, c’est-à-dire des humains, uniques, des personnes – dont, après deux générations, les vivants ne retiennent guère que le nom, cette empreinte en creux vidée par la mort… (…) Des projets, des souvenirs d’enfance, quelques rêves impressionnants, des chagrins, me semblaient également dignes d’intérêt. Et je me prenais à imaginer l’importance de tel instant dans telle vie, et de telle vie dans la ruche. »
Germaine Tillion, Il était une fois l’ethnographie. Chapitre 8, L’identité (2000 : 208). Seuil

« Alors la vie j’imagine me baignerait tout entier
mieux je la sentirais qui me palpe ou me mord
couché je verrais venir à moi les odeurs enfin libres
comme des mains secourables
qui se feraient passage en moi
pour y balancer de longs cheveux
plus longs que ce passé que je ne peux atteindre. »
Aimé Césaire, extrait de Corps perdu (1949). Éditions Fragance

Ce mois d’avril est bien cruel, qui nous assène coup sur coup la disparition de deux figures attachantes et hors du commun : le poète Aimé Césaire (1913-2008) en Martinique et l’ethnologue Germaine Tillion (1907-2008) à Saint-Mandé. C’est une vraie peine que suscitent ces pertes (inéluctables, nous le savions pourtant), car il s’agit de personnalités tellement humaines, de si courageux bâtisseurs, ayant su vivre leur vie si lucidement et généreusement que, sans eux, sans leurs voix, on se sent d’abord désorienté.

C’est à la sortie du livre Il était une fois l’ethnographie que j’ai découvert Germaine Tillion. À l’école, je ne me souviens pas d’avoir entendu prononcer son nom. Depuis, j’ai lu et relu plusieurs de ses livres ou ce qui a été écrit sur elle et ses actions, et souvent, comme il y a une dizaine de jours encore, j’ai recopié des extraits de La traversée du mal pour faire connaître ce texte à mon entourage. Germaine Tillion avait pour métier d’observer la vie et le fonctionnement des groupes et systèmes humains, et d’en rendre compte. Au-delà de son travail d’ethnographe, elle s’est constamment concrètement impliquée là où elle se trouvait, là où il le fallait. Comprendre et faire comprendre, de façon à pouvoir réfléchir, pour agir, sans perdre espoir.
Le nom d’Aimé Césaire avait beau être connu du grand public, même avant le retentissement médiatique qui entoure sa mort et ses obsèques nationales, cela ne signifie pas que son œuvre et son engagement politique le soient autant, si ce n’est en Martinique.

Pour nous qui vivons par choix hors de France, dans une Allemagne maintenant réunifiée, nous qui avons fondé des familles dites « mixtes » et avons des enfants dits « binationaux » ou, s’ils n’ont pas la double nationalité, qui sont au moins élevés dans un environnement et un esprit multiculturels, la responsabilité de la transmission de l’histoire de nos pays fait tout naturellement partie de notre rôle de parents et d’éducateurs. La place d’Aimé Césaire dans la littérature française, son engagement et ses prises de position politiques, les lieux et les époques traversés de gré ou de force par Germaine Tillion, la France rurale, les colonies, les Aurès, la résistance, les camps de l’Allemagne nazie, l’Algérie luttant pour son indépendance, les prisons de France, son soutien aux victimes de la torture d’hier et d’aujourd’hui ne sont ni des sujets ni des lieux ni des moments anodins, loin de là.

En ne les oubliant pas, en partant sur les traces de Germaine Tillion, sur celles d’Aimé Césaire — le faire est et sera toujours possible à travers leurs écrits, au moins — ou en suivant, entre tant d’autres écrivains, Hans Fallada dans la Jablonskistraße à Berlin, Roger Boussinot dans la rue du Louvre, Assia Djebar à Barbès ou à Oran dans le « village nègre » ou bien encore Annie Saumont, de la rue Lepic à la Place d’Italie, en passant par la rue Gay-Lussac à Paris, nous parviendrons peut-être à mieux comprendre ce que fut le XXe siècle et ce qu’est le monde contemporain. Et, sans doute, à mieux savoir comment en parler et que raconter à nos enfants, sans jamais les oppresser, puisque ces histoires, toutes ces histoires, sont les nôtres et les leurs, et qu’il faudra tâcher, dès qu’ils seront assez grands et comme on s’efforce de le faire depuis longtemps en Allemagne, de ne rien leur cacher non plus de nos pays.

© Céline Navarro (Berlin, 21-23.04.2008)
(reproduction interdite sans autorisation de l’auteure)

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