« Les Guichets du Louvre » par Roger Boussinot

Un extrait du livre Les Guichets du Louvre (Denoël, 1960)
par Roger Boussinot
(1921, Tunis – 2001, Bassane)

« Je pourrais raconter cette histoire de cent façons différentes, si j’avais le coeur à choisir. Mais je sens bien qu’ici je dois plaider… C’est surtout l’étrange comportement de ma mémoire qui m’interdit d’inventer une manière tout exprès pour présenter ce récit avec tout le piquant de bon aloi qui lui fait tant défaut. Pendant vingt ans presque, j’ai porté cette journée du 16 juillet dans la poche arrière de ma besace aux souvenirs, comme nous disait Gaston Bachelard. Elle fut pour moi une sorte de miroir qui se brisa le soir même entre mes doigts, après que j’eus franchi de nouveau les guichets du Louvre et que j’eus regagné la rive gauche. Un à un, avec obstination, j’en avais jeté les débris par-dessus mon épaule, espérant les perdre à jamais. Ce n’est point tant qu’ils se laissaient oublier, que ma volonté de les oublier. Et voilà qu’un jour je me suis légèrement blessé à l’un de ces débris coupants. Une goutte de sang a perlé dans mes doigts. Ce fut au moment où je venais de surprendre dans un couloir du métro Saint-Lazare un gosse de dix-sept à dix-huit ans, pas davantage, qui traçait au crayon gras « Morts aux Juifs ! » sur la partie blanche d’une affiche. Lui qui était encore dans le ventre de sa mère, ce 16 juillet-là, me jeta un regard de défi, mais savait-il même quel genre de défi ?… Alors, à l’aveuglette mais avec autant d’obstination que j’en avais mis à oublier, j’ai récupéré l’un après l’autre ces petits bouts de miroir aux angles coupants qui gardent dans leur tain, – ce qui, je l’accorde, est anormal pour un miroir, et tient de la magie, mais n’est-ce pas cela qui précisément me fascine ? – chacun un fragment d’une seule image : celle du jeune homme seul, ombrageux qui, s’étant fait un orgueil de sa timidité, s’aperçoit que sa solitude et son refus d’apprendre à vivre le laissent démuni, impuissant, et ce qui est pire : conscient de sa candeur devant un drame aussi sordide qu’un pogrom raciste venu du fond des âges éclater comme un abcès pestilentiel en plein coeur du Marais. »

Les Guichets du Louvre. (Folio, 1980, pp 51-53)

à suivre…

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