« Ta seule destination » par B4B

Une chanson française... qui « envoie du bois » !

Ce qu’il faut pour qu’existe une chanson, qu’elle ait des couleurs et une densité qui la rendent infalsifiable… cela ne tient après tout qu’au magma des sensations, des instants de vie et des souvenirs dont elle est issue, à la virtuosité de son compositeur et de ses interprètes, à la cohérence et à l’harmonie entre la musique, ce qui est narré et le matériau verbal, entre toutes ces parcelles entrelacées qui seules donnent l’entière liberté de la façonner, tous ces fragments de sens dérivant à la surface, juste avant que son auteur intuitivement ne les saisisse et ne les retienne, juste avant le point oscillant où le risque est grand qu’ils ne repartent glisser vers les profondeurs de l’océan chatoyant des mots… alors il y a là, « Ta seule destination » le prouve, tout ce qui rendra possible la création d’une chanson bouleversante de sincérité, touchant manifeste de l’irrépressible volonté de vivre, tout compte fait donnée à entendre au public comme un magnifique présent.

 

Br4vin Brothers – Marco, Thom, Seb et Nico © JEH Sur le Vif

 

Ta seule destination

Je me souviens ce matin-là
Le soleil brillait sur ma ville
Je me moquais bien du fatras
De béton et des tours d’ici

Je me rappelle ce matin-là
Avoir écouté bien assis
Pour la 75e fois
Les mots de Saint-Exupéry

J’avais 6 ans ce matin-là
J’avais peur mais j’avais envie
De faire encore plein d’autres pas
Et du vélo sur le parking
Et du vélo sur le parking
Et du vélo…

Je me souviens ce matin-là
L’arrêt de bus en pleine nuit
Au cœur de l’hiver et du froid
Aller au lycée plein d’ennui

Je me souviens avoir fait face
À ce qui me semblait injuste
Avoir pris la parole en classe
Et la porte de l’école ensuite

Je me rappelle ce matin-là
Sur ce quai de gare assis
Décider pour la première fois
D’aller faire la manche à Paris
D’aller faire la manche à Paris
D’aller faire la manche…

J’avais 30 ans ce matin-là
Mon fils aîné avait grandi
Il était beau c’était un roi
Et son p’tit frère l’était aussi

Je me souviens ce matin-là
Que je n’avais aucun souci
À part un ou deux ou même trois
Que je noyais dans le whisky

J’me souviens pas de tous ceux-là
Ces matins de retour du gris
Perdu entre la beauté là
Et les trous d’air de mon esprit
Et les trous d’air de mon esprit
Et les trous d’air…

(refrain)
Tu feras le chemin cent fois
Tu reviendras au même endroit
Ta seule destination c’est toi

Je me rappelle ce matin-là
M’être réveillé dans un train
Sans billet ne sachant même pas
Ni pourquoi, comment ou combien

Je me souviens ce matin-là
Au fumoir de la clinique
Parler de Nietzsche avec un gars
Parano ou cyclothymique

J’avais très mal ce matin-là
Je cherchais un bon de sortie
Un sas à mes douleurs ventrales
Et aussi un sens à ma vie
Et aussi un sens à ma vie
Et aussi un sens…

Je me rappelle ce matin-là
De tes caresses sur mes joues
De tes larmes malgré ta foi
De tes bras autour de mon cou

J’avais 100 ans ce matin-là
Trop de bide et trop de valises
Un mal de dos, du vague à l’âme
Et la honte de tous mes vices

Je n’savais pas ce matin-là
Que le soir je serais parti
Sur les traces de Siddhartha
Pour devenir ce que je suis
Pour devenir ce que je suis
Pour devenir…

Tu feras le chemin cent fois
Tu reviendras au même endroit
Ta seule destination c’est toi

J’me souviendrai d’ce matin-là
Le jour où j’ai enfin saisi
Que les réponses à mes « pourquoi »
Étaient inscrites bien à l’abri

Sous des couches de « je ne veux pas »
De « j’ai peur » de « j’n’ai plus envie »
Quand j’ai ouvert enfin les bras
Quand j’ai réussi à dire « oui »

Et quand je t’ai retrouvé toi
Qui me renvoies à l’infini
À l’éphémère et au-delà
Aux commandes de ma propre vie
Aux commandes de ma propre vie
Aux commandes…

Tu feras le chemin cent fois
Tu reviendras au même endroit
Ta seule destination c’est toi
Et me voilà chez moi

© Nico Bravin (paroles et musique) 2014

 

Enregistré à La Roquebrussane et à Marseille par Julien Fabre / Mixé à Paris par Louis Bertignac / Montage de la vidéo par Nico Bravin

 

Étude de la chanson / Pistes possibles pour le cours (à suivre ou non)

Ta seule destination est une chanson écrite en octosyllabes (des vers de 8 syllabes) avec neuf couplets et un refrain, et énoncée à la première personne. Autobiographique, elle n’évoque pas seulement des souvenirs personnels, mais elle fait aussi référence à des souvenirs collectifs : l’histoire du Petit Prince de Saint-Exupéry, sous sa forme de livre-disque, lue par le comédien Gérard Philipe, qu’un très grand nombre d’enfants et d’adultes ont écoutée depuis 1954, et la mobilisation étudiante de l’hiver 1986 contre le projet de loi Devaquet, qui a bel et bien marqué toute une classe d’âge.
C’est ce double aspect « souvenirs personnels / mémoire collective » qui m’a paru particulièrement intéressant à aborder et à développer en cours de français langue étrangère auprès de deux groupes (niveaux A2 et B1), un public âgé de 19 à 65 ans, qui y a été, à quelques rares exceptions près, particulièrement réceptif. La chanson a été étudiée une première fois à l’Université populaire (Volkshochschule) et à l’Université de Heidelberg au semestre d’été 2016, juste avant la leçon sur « J’achète un billet de train à la gare de Toulouse » – finalement, nous n’étions pas tant que ça « hors programme »…

Puisque les meilleures choses ont aussi un début, le cours sur Ta seule destination s’est ouvert sur la fabuleuse chanson Au nom du rock’n’roll (enregistrement de 1984) – morceau d’anthologie s’il en fut du groupe brionnais Insolence :

« Au nom du rock’n’roll
Je te parle ce soir
Au nom du rock’n’roll
J’veux plus rester dans le noir »

 

« On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. »

« Je me rappelle ce matin-là / Avoir écouté bien assis / Pour la 75e fois / Les mots de Saint-Exupéry »

En fond visuel, cette citation de Saint-Exupéry et un dessin du petit Prince et de la rose projetés sur l’écran, tout le temps qu’a duré l’écoute des chapitres I, II et VII en livre-audio. Ce n’est pas l’enregistrement de Gérard Philipe qui a été choisi ici, en raison du niveau des apprenants, mais la très belle version allemande du livre-audio lue par Ulrich Mühe. « Les mots de Saint-Exupéry » renvoient aussi à la chanson Petit Prince, écrite et composée en 1998 à Marseille.

Dans le groupe où l’intégralité de la chanson avait déjà été écoutée (voir ci-dessous la vidéo de Véro Haudberg), nous avons directement commencé l’étude des paroles.

Ta seule destination par les Br4vin Brothers en concert le 21.05.16 au Zénith de Toulouse :

 

Dans l’autre groupe, pour des raisons techniques, c’est seulement le clip en noir et blanc qui a d’abord pu être projeté.

Nous avons procédé pour l’étude par séries de trois strophes, en faisant des pauses sur la vidéo, pour d’abord travailler sur le déchiffrage et la compréhension fine du texte. Aidés d’un lexique franco-allemand détaillé, les étudiants suivaient pendant l’écoute, sur des fiches de travail, les paroles présentées sous forme d’un texte lacunaire (« texte à trous ») à compléter avec des mots et parties de phrases donnés dans le désordre.

« Je me souviens avoir fait face / À ce qui me semblait injuste / Avoir pris la parole en classe / Et la porte de l’école ensuite »

Arrivés à ce passage, où est évoqué le renvoi du lycée, des explications sur les grèves et manifestations de 1986 contre le projet de loi Devaquet ont été données. Elles ont été écoutées avec une attention soutenue. L’extrait du JT du 4.12.86 (archive INA) a été visionné et commenté. Dans le groupe plus avancé a d’abord été distribuée la transcription de cet extrait (présentation et reportage).

Les étudiants ont ensuite pu exprimer leurs opinions sur la chanson, dont la sincérité de l’auteur/compositeur sur les embûches rencontrées au cours de son parcours ne leur a pas échappé et les a touchés. Cet échange a donné lieu à des réflexions et à des réactions très personnelles et spontanées. L’aspect philosophique du texte et les références à Siddhartha et Nietzsche ont été évoqués. Ceux qui avaient des connaissances sur le sujet les ont partagées avec leurs camarades. Ils étaient libres de parler à ce moment-là dans la langue de leur choix ; ils étaient aussi, naturellement, libres de ne rien dire.

 

« Mont Ventoux » © Mathieu Cumbrera 2017

 

Du côté syntaxique et morphologique, les apprenants ont classifié les verbes dans un tableau selon les différents temps verbaux. Enfin, ils ont observé plus particulièrement la structure inhabituelle « se souvenir + infinif ». Les phrases ont été transformées en  subordonnées complétives conjonctives « classiques », introduites par la conjonction de subordination « que », dans le but notamment de faire ressortir l’effet produit par la structure originale de la chanson. C’est que l’usage de l’infinitif, ou plus souvent de l’infinitif passé, pour le verbe placé après « je me souviens » peut contribuer à créer un effet de déferlement d’images ou effet de flash, rapide et intemporel, proche de ce qui se passe lorsque surgissent les souvenirs ravivés ou reconstitués par la mémoire. Cet effet est également produit dans la chanson par la juxtaposition des propositions, grâce à l’omission pure et simple de la conjonction « que » (« Je me souviens ce matin-là / Le soleil brillait sur ma ville / Je me moquais bien du fatras » – couplet 1) ou de la préposition « de » (« Je me souviens ce matin-là / L’arrêt de bus en pleine nuit » – couplet 4).
Enfin dans le couplet 7, dans le vers « Mon fils aîné avait grandi », c’est par l’homophonie entre « aîné » et « est né » que survient un effet d’interférence temporelle et de téléscopage, tel un court-circuit, entre deux époques bien distinctes dans la réalité.
Au passage, nous avons cette fois laissé de côté Jane Birkin et Manu Chao, dont la chanson en duo Te souviens-tu est habituellement écoutée quand il est question du verbe « se souvenir ».

Les étudiants ont aussi effectué un relevé, sous forme de soleils, des mots et métaphores liés aux champs lexicaux et sémantiques des transports, du chemin et de l’avion – ce dernier, référence implicite à l’aviateur et au petit Prince, étant omniprésent tout au long de ce texte.

Et puis, comme il restait du temps à la fin de la séance, nous avons aussi écouté/regardé Jack (vidéo de 1988 des Visiteurs) :

 

Paroles reproduites sur ce blog et photos des groupes publiées avec l’aimable autorisation de Nicolas Bravin.
Photo de Mathieu Cumbrera publiée avec son aimable autorisation.

Une réflexion sur « « Ta seule destination » par B4B »

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