Koltès Combat de nègre et de chiens

Explication n°1:

Scène I

De « Derrière les bougainvillées » à « Ils savent, eux, pourquoi je suis venu » (Editions de Minuit, p.9 à 13)

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Introduction

Ecrite entre 1978 et 1976, Combat de nègre et de chiens est jouée pour la première fois en 1983, dans une mise en scène de Patrice Chéreau, au théâtre des Amandiers. La collaboration entre Koltès et Chéreau se poursuivra pour d’autres pièces Quai Ouest, Dans la solitude des champs de coton, Le retour au désert, et depuis le succès du théâtre de Koltès ne s’est pas démenti.

Si cette première pièce  respecte le plus souvent les impératifs du théâtre classique,  en revanche elle surprend par d’autres aspects: ainsi les didascalies prennent beaucoup d’importance et constituent en elle-même une sorte de texte tout à la fois symbolique et poétique. Elles marquent l’entrée dans un monde dont le réalisme n’est qu’une apparence. De quelle manière Koltès joue-t-il avec son lecteur dans cette première scène d’exposition?

Combat chéreau début

Mise en scène de Patrice Chéreau, 1983; théâtre des Amandiers à Nanterre

I La présentation des lieux

La pièce se déroule dans un même endroit et respecte à cet égard l’unité de lieu cher à la tragédie classique.

1) Les indications réalistes:

Données par les toutes premières didascalies: « Dans un pays d’Afrique de l’Ouest, du Sénégal au Nigéria, un chantier de travaux publics d’une entreprise étrangère« . Puis précisées ensuite: « Lieux: La cité, entourée de palissades et de miradors, où vivent les cadres et où est entreposé le matériel » . A l’intérieur de cette cité, plusieurs espaces sont délimités: un espace d’habitation, avec un bungalow, une véranda, une table, des rocking-chair, et un autre espace plus éloigné avec des massifs de bougainvillées, un arbre, et une camionnette rangée.

Le chantier a pour but la construction d’un pont au dessus d’une rivière, et le pont fait l’objet d’une description précise dans la première page: « deux ouvrages symétriques, blancs et gigantesques de béton et de câble« .

La cité se définit dans la première scène en opposition avec le village où vivent les ouvriers noirs: « sa mère tournera toute la nuit dans le village » , « C’est la police, monsieur, ou le village qui vous envoie? ». Très vite, le village devient la métonymie désignant l’ensemble de la population noire qui vit à l’écart de la cité:  « le village parle beaucoup de vous » , « D’habitude le village nous envoie une délégation » , « on ne peut pas laisser le village tenu en éveil«  .

Ainsi, on comprend très vite que la géographie détermine deux territoires différents, l’un réservé aux blancs, l’autre aux noirs.

2) Un lieu problématique

La cité reste donc réservée aux blancs: dès lors, la présence d’Alboury est une intrusion, d’autant plus inquiétante que les gardes n’ont rien fait contre lui: « Ils vous ont laissé entrer . Il faut un laisser-passer, généralement ou être représentant d’une autorité ». Cette irrégularité dans la présence d’Alboury est présentée comme constitutive même du personnage, puisque c’est la principale indication qui nous est donnée sur lui, dans les didascalies présentant les personnages: « Un noir, mystérieusement introduit dans la cité » .

Alboury, de fait, ne s’approche pas de Horn et semble essayer de se dissimuler: « J’avais bien vu, de loin, quelqu’un, derrière l’arbre ». Aux ordres donnés par le chef de chantier: « Venez boire un whisky, ne restez pas derrière cet arbre, je vous vois à peine. Venez vous assoir à la table, monsieur », il ne répond pas dans un premier temps et il faut que Horn renouvelle ses ordres « Mais venez donc à table; il n’y a presque plus de lumière ici…Venez vous montrer » , pour qu’il justifie son refus en invoquant les gardes qui surveillent la cité. Cependant il n’invoque pas la peur d’être expulsé ou tué par les gardes, mais d’être considéré comme un traître s’il se montre en train de discuter et de boire avec un blanc.

Il dit très ouvertement l’antagonisme absolu  entre blancs et noirs, ouvriers et « patrons »: « S‘ils me voient m’assoir avec vous, ils se méfieront de moi » . Le terme « se méfier » est répété par deux fois, et sans doute Alboury s’amuse à de pseudo proverbes africains: « Il faut se méfier d’une chèvre vivante dans le repaire du lion » ou « Etre un lion est nettement plus honorable qu’être une chèvre ». Reste que le registre demeure carnassier, et suggère une atmosphère d’hostilité profonde.

3) Un territoire surveillé

Cette remarque d’Alboury met aussi l’accent sur le fait que ce lieu n’est pas tant un lieu préservé qu’un lieu surveillé: « Regardez les gardiens, regardez les, là-haut. Ils surveillent autant dans le camp que dehors » . La présence des gardiens devient donc un élément inquiétant, d’autant plus qu’il sont situés en hauteur, et qu’on ne les voit jamais. Leur présence n’est sensible que par le bruit, et à cet égard les didascalies sont particulièrement développées: « les appels de la garde: bruits de langue, de gorge, choc de fer sur sur fer, du fer sur du bois, petits cris, hoquets, chants brefs, sifflets, qui courent sur les barbelés, comme une rigolade ou un message codé, barrière aux bruits de la brousse, autour de la cité ». Cette longue énumération suggère un langage qui échappe aux blancs et manifeste une supériorité cachée: la « rigolade » peut être interprétée comme une moquerie, et le fait même que ces bruits «courent sur les barbelés » institue une seconde barrière qui enferme définitivement la cité, d’autant plus que la mention des « miradors » renvoie bien à l’idée d’une prison.

Loin d’être un lieu sûr, l’intérieur de la cité est donc effrayant. Ce que confirme l’importance du champ lexical de la vue, autant dans les paroles de Horn que’ dans celles d’Alboury:

« J’avais bien vu de loin quelqu’un derrière l’arbre » p.9

« Vous, je ne vous avais jamais vu par ici » p.10

« Voilà l’occasion de voir le Blanc de près » p.10

« Cours jusqu’à mes yeux et ne perds rien de ce que tu verras »p.10

« Mais vous, pourtant je suis sûr de ne vous avoir encore jamais vu » p.11

« J’ai la vue un peu faible » p.12

« Ils me regardent, monsieur. S’ils me voient m’asseoir avec vous, ils se méfieront de moi » . p.12

La rencontre de Horn et d’Alboury se fait donc sous haute surveillance: Horn semble être sur son terrain, mais cela n’est pas encore très clair, d’autant que se pose la question de savoir pour quoi Alboury a pris le risque de s’introduire dans la cité.

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Mise en scène de Patrice Chéreau, théâtre des Amandiers

II Les enjeux de la scène

Là encore, Koltès choisit une exposition très classique: dès cette première scène il met en présence les deux chefs, et expose les raisons de leur conflit.

1) Deux chefs en présence

La première réplique de la pièce revient à Horn, qui s’est rendu compte de la présence d’Alboury. Dans les didascalies, il est présenté en premier: « Horn, soixante ans, chef de chantier » . Son autorité est liée à son âge, Cal, l’autre personnage blanc étant bien plus jeune, 30 ans, autant qu’à sa fonction: « chef de chantier ». De fait tout au long de la scène, il confond première personne du singulier et première personne du pluriel, quand il est question des décisions de l’entreprise:

« Ici au chantier nous entretenons d’excellents rapports avec la police et les autorités locales. je m’en félicite » p.10

« D’habitude le village nous envoie une délégation etles choses s’arrangent vite…J’ai l’habitude des tractations rapides…La famille veut un dédommagement; nous le donnerons bien sûr, à qui de droit s’ils n’exagèrent pas » .

Son autorité se manifeste également dans sa manière de parler, et plus particulièrement de donner des ordres à Alboury: « Venez boire un whisky » p.10; « Venez vous asseoir à la table, monsieur » p.10; « Venez donc à table » p.12; « venez donc vous montrer » p.12.

Le personnage de Horn apparaît ainsi en conformité avec la citation proposée par les didascalies pour le définir: « la montagne de glace sur laquelle l’aveugle qui s’y heurterait serait condamné« . Semblable au cap Horn, le personnage se définit par sa grandeur, sa froideur et le danger qu’il représente pour le voyageur non averti.

Alboury, de son côté, témoigne une certaine déférence envers Horn: ainsi il s’adresse systématiquement à lui en l’appelant « Monsieur » (Trois occurrences dans sa première réplique). Mais en même temps, ses deux premières répliques affirment clairement son identité: « Je suis Alboury » , et les didascalies précisent pourquoi ce nom: « roi de Douiloff (ouolof) au XIX ème siècle, qui s’opposa à la pénétration blanche » . Ainsi Aboury apparaît comme une figure royale, qui se définit par son opposition aux Blancs.

La singularité du personnage est reconnue par Horn, qui ne parvient pas à l’identifier malgré ses questions: « C‘est la police, monsieur, ou le village qui vous envoie? » p.9; « Etes-vous fonctionnaire? Vous avez la classe d’un fonctionnaire? ». Le chef de chantier remarque la qualité de son langage: « Vous vous exprimez admirablement en français; en plus de l’anglais et d’autres langues, sans doute » .

Le spectateur pressent la mise en présence de deux adversaires  de même force.

2) La demande d’Alboury

La deuxième phrase d’Alboury explique pourquoi il est là: « Je viens chercher le corps« . Demande qu’il réitère lorsqu’il reprend la parole: « Je suis Alboury venu chercher le corps de mon frère » p.9 et qu’il réaffirme un peu plus loin: « Moi, je suis seulement venu pour le corps, monsieur, et je repartirai dès que je l’aurai » p.11.

On apprend donc ainsi qu’un ouvrier est mort sur le chantier, que la famille veut récupérer le corps, afin d’apaiser les cris de sa mère: « sa mère tournera toute la nuit, si on ne lui donne pas le corps. Une terrible nuit, monsieur, personne ne pourra dormir à cause des cris de la vieille », p.9; « on ne peut pas laisser le village tenu en éveil…il faut bien satisfaire la mère en lui redonnant le corps » p.13.

La détermination d’Alboury rappelle bien sûr la tragédie d’Antigone, cherchant à enterrer correctement le corps de son frère et prête pour cela à défier l’autorité de son oncle. Si Horn répond positivement à cette demande: « demain vous aurez le corps » p.10, formule mécanique reprise en chiasme un peu plus loin « Le corps, oui, oui, oui! Vous l’aurez demain » p.11, de nombreux éléments suscitent l’interrogation:

  • la question de l’accident: Horn présente la mort de l’ouvrier comme un accident: « une malheureuse chute, un malheureux camion qui roulait à toute allure », « Quelle malheureuse histoire! » : cette reprise du même adjectif sonne un peu faux, et l’on en vient à douter qu’il s’agisse réellement d’un accident. Alboury n’est pas dupe de ce vocabulaire et de cette tristesse affectée: « Malheureuse oui, malheureuse non » . En rappelant les enjeux vitaux du travail sur le chantier, il revient à la réalité de sa demande.
  • la restitution du corps :  Horn élude la question: soit il répond à côté, soit il pose de nouvelles questions, soit il fait de vagues promesses, soit il essaie de proposer de l’argent: il ne peut visiblement pas restituer ce corps, il a compris qu’Alboury était un adversaire qu’il fallait combattre: à preuve sa volonté de l’attirer dans la lumière, quitte à mentir « Vous savez, j’ai la vue un peu faible » en contradiction absolue avec sa première réplique: « J’avais bien vu de loin quelqu’un derrière l’arbre » .  Plus dangereusement pour lui, il va chercher à détourner l’attention d’Alboury, en introduisant un nouvel élément, Léone

3) L’arrivée de Léone

L’arrivée de Léone est invoquée par Horn pour expliquer sa nervosité: « Excusez ma nervosité; j’ai de grands soucis. Ma femme vient d’arriver« . On peut bien sûr penser que c’est vrai, Horn serait inquiet des réactions de Léone à son arrivée, mais on peut aussi se dire qu’il cherche à détourner l’attention d’Alboury en parlant de sa situation. D’autant que les deux tirades p.11 et 12 jouent sur des formules  reprises de l’une à l’autre:

« Excusez ma nervosité; »

« j’ai de grands soucis. Ma femme vient d’arriver« 

« depuis des heures elle range ses paquets »

« c’est un grand bouleversement«

« je ne suis pas habitué« 

« C’est un grand bouleversement«

« Je n’ai pas du tout l’habitude de ces choses-là« 

« Cela me cause beaucoup de soucis« 

« ne pas la voir sortir de sa chambre me rend nerveux« 

« elle range depuis des heures »

De manière plus surprenante, Horn invite à deux reprises Alboury pour boire: « Venez boire un whisky » , « Buvons un whisky en l’attendant, je vous la présenterai; nous ferons une petite fête et puis, vous pourrez rester » . S’il est clair que cette invitation n’est qu’un piège , il n’en reste pas moins qu’Horn de lui-même instaure dès la première scène un trio Horn-Alboury-Léone, ce qui va constituer dans la suite de la pièce un enjeu majeur de l’action.

Alboury, quant à lui, ne se laisse pas détourner, sa réponse est vague et presque comique: « C’est très bon, une femme, ici » . De son côté, il en revient très vite à la mère criant après le corps de son fils: « il faut bien satisfaire la mère en lui redonnant le corps » .

Conclusion

Dès cette première scène, tous les enjeux importants sont posés, qu’il s’agisse des événements eux-mêmes: la mort de l’ouvrier, la restitution du corps, l’arrivée de Léone, que des significations plus profondes de la pièce: conflits sociaux, conflits raciaux, problème de la rencontre avec l’Autre. La rigueur de cette exposition, et la simplicité de la demande initiale l’inscrivent d’emblée dans le registre de la tragédie, d’autant que le lieu, clôs, fermé sur lui-même, évoque l’arène de tous les combats. Que dire aussi de ces gardes juchés sur des miradors, témoins des événements, armés également, sortes de dieux tout-puissants, présence d’une fatalité qui vient juste de s’enclencher? La scène 1 est la première de celles qui vont opposer Alboury et Horn, les deux chefs dont l’affrontement demeure la clef principale de la pièce.

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