Premières: Madame Bovary, explication n°1

Madame Bovary, chapitre VIII, première partie, « Le bal à la Vaubyessard »

Flaubert est « harassé. […] Je me sens stérile par moments comme une vieille bûche. J’ai à faire une narration. Or le récit est une chose qui m’est très fastidieuse. Il faut que je mette mon héroïne dans un bal. Il y a si longtemps que je n’en ai pas vu que ça me demande de grands efforts d’imagination. Et puis c’est si commun, c’est tellement dit partout ! Ce serait une merveille que d’éviter le vulgaire, et je veux l’éviter pourtant ». (27 au 28 avril 1852)

Introduction:

Parue en 1856, première oeuvre  importante de Flaubert, Madame Bovary fut écrite sur les conseils des amis de l’écrivain, Maxime du Camp et Louis Bouilhet, qui, en 1849, après la lecture de la Tentation de Saint Antoine,  lui auraient conseillé de détruire cette oeuvre et d’ en entreprendre une autre s’inspirant  de la réalité du monde qu’il connaissait. La légende voudrait que Madame Bovary s’inspire d’un fait divers, qui aurait eu lieu dans le village de Ry, où l’épouse du docteur Delamarre se serait suicidée suites aux aventures qu’elle aurait eues. Dès sa publication, Flaubert est inculpé d’offense à la morale publique et à la religion, car le roman met en scène une femme adultère. Il est finalement acquitté en janvier 1857.

Ce passage se situe dans la première partie du roman, au chapitre VIII. Emma Rouault, fille d’un fermier aisé, envoyée au couvent dès l’âge de 13 ans, y prend le goût de la lecture et des romans, et ne cesse dès lors de s’imaginer en héroïne de romans, promise à un avenir rempli de tumultes et de passions. Son mariage avec Charles Bovary, sa vie dans un petit village de la campagne normande, Tostes, la font cruellement déchanter. L’événement arrive cependant sous la forme d’une invitation au bal du château de la Vaubyessard, appartenant au marquis d’Andervilliers.

De quelle manière Flaubert traite-il ici une scène qui relève d’un topos romanesque?

I Un moment magique

Très souvent associée à la rencontre amoureuse, la scène de bal implique une rupture du quotidien, un univers de fête, qui marque l’entrée dans un monde pour ainsi dire magique. Flaubert choisit ici de centrer tout son récit autour du personnage d’Emma, dont il nous fait partager toutes les sensations.

1) Un univers de sensations:

Mise en évidence d’un réseau de sensations; « Emma écoutait de son autre oreille une conversation« . « Madame Bovary tourna la tête et aperçut« . Les sensations visuelles et auditives ne sont pas les seules: « elle mangeait alors une glace au marasquin« : Flaubert nous renvoie ici l’image d’ Emma, tendue dans la sensation, consciente de vivre l’exceptionnel.

Ce choix d’une focalisation interne permet de mettre en évidence la naïveté de l’héroïne, qui se retrouve dans un monde mystérieux qu’elle n’identifie pas: ainsi se multiplient les indéfinis: « un cavalier« , « une jeune femme« , « un tout jeune homme« , souvent associés à des qualificatifs qui relèvent des clichés romantiques, qui fournissent à Madame Bovary son seul cadre de pensée: « un cavalier en habit bleu« , « une jeune femme pâle« , « un tout jeune homme« .

Les pronoms indéfinis « On entourait« , « L’un…l’autre » soulignent également cette ignorance qui est celle d’Emma.

2) Le retour de la trivialité?

Cependant dans le deuxième paragraphe, Flaubert  réintroduit la réalité  dite vulgaire. Emma Bovary est renvoyée au passé, par le biais de la mémoire affective. La brutalité de ce souvenir involontaire est illustrée par le choix même de l’image qui l’introduit: « un domestique…cassa deux vitres« .

Le regard porté sur elle par les paysans est présenté comme un miroir, qui la renvoie à tout ce qu’elle cherche à fuir: la brièveté de la phrase: « Alors le souvenir des Bertaux lui arriva« , l’emploi d’un verbe de mouvement (« arriva), qui la réduit à la passivité, l’emploi du passé simple accentuent cette impression d’une terrible violence.

Les images elles-mêmes se construisent selon un rythme ternaire dont le rythme est croissant: « elle revit la ferme, la mare bourbeuse, son père devant les pommiers« . La dernière la renvoie à elle-même: « elle se revit elle-même comme autrefois, écrémant avec son doigt les terrines de lait dans la laiterie« , et la mention d »autrefois » semble ainsi la condamner au seul ressassement du passé.

3) Ici et maintenant

Pourtant Emma Bovary semble balayer bien vite ce passé encombrant: la réalité présente, marquée par les adverbes de lieu (« Elle était là« ), ou les notations de temps ( « l’heure présente« , « Elle mangeait alors« , utilisation d’un imparfait « flash ») fait disparaître le passé: « sa vie passée s’évanouissait« , « elle doutait presque l’avoir vécue« , « autour du bal, il n’y avait plus que de l’ombre étalée sur tout le reste« . La précision de l’ombre suggère l’éblouissante clarté du bal dans la vie d’Emma. La fin du paragraphe se concentre sur une image très précise de  Madame Bovary, le geste suspendu, dégustant de la glace, une sorte de photographie du personnage, au moment où enfin sa vie coïncide avec ses aspirations.

Le Guépard, film de L. Visconti, inspiré par un roman de T. Lampedusa, roman qui raconte les évolutions sociales de la Sicile au XIX ème siècle. La « scène du bal » reste l’une des scènes les plus connues du film.

II L’opposition de deux mondes

Mais cette opposition temporelle reste avant tout l’opposition de deux réalités sociales biens distinctes:

1) Le monde paysan

Associé à la nature (« le jardin« , « la mare« , « les pommiers« ) il est aussi synonyme de lourdeur et de vulgarité: le terme de « faces » est péjoratif, et suggère un visage rond et plat, particulièrement inexpressif. La « mare bourbeuse » connote la laideur, la saleté, l’enlisement définitif.

La précision des lieux (ferme, laiterie), le choix des vêtements (« blouse« ) renvoie à un univers paysan,et les images elles-mêmes tendent à l’enfermer: l’apparition finale du père est à cet égard significative, elle renvoie Emma à l’état d’enfant, et la confine à l’intérieur, dans la laiterie, comme une petite paysanne, et ce, dans des attitudes enfantines un peu troubles.

Les allitérations en an et ai, les assonances en è alourdissent l’expression « écrémant avec son doigt les terrines de lait, dans la laiterie« , et le geste d’Emma enfant s’inscrit en totale rupture avec le geste beaucoup plus aristocratique (ou voulu tel) avec lequel elle mange sa glace au marasquin!).

2) Le monde aristocratique

Tels que les voit Madame Bovary, les invités du bal se caractérisent par une existence oisive, toute occupée de voyage. l’Italie est ainsi mentionnée avec sept lieux particuliers: la basilique Saint Pierre à Rome, les ruines du Colisée toujours à Rome, le Vésuve près de Naples, la ville de Castellamare dans la même région,  la ville de Gênes, la ville de Tivoli, la promenade des Cassines, au bord de l’Arno, à Florence.

La richesse de ce monde est également sensible par l’importance qu’y prennent les courses de chevaux et les sommes qui s’y gagnent: « deux mille louis ». De fait, de nombreux détails connotent le luxe: « la parure de perles », « la glace au marasquin », « la coquille de vermeil ».

3) L’ironie de Flaubert

Mais derrière ces évocations a priori élogieuses, l’ironie de Flaubert est bien réelle: ainsi on peut s’interroger sur la vulgarité du verbe « causer » dès la première phrase: « Un cavalier causait Italie avec une jeune femme pâle« . L’expression s’inscrit en contraste avec la pseudo valeur culturelle de la conversation. De même, les allitérations en p « une jeune femme pâle portant une parure de perles » alourdissent considérablement l’évocation. De plus, l’admiration des invités porte sur « la grosseur des piliers de Saint-Pierre » (???), et leur conversation accumule pêle -mêle tous les « clichés italiens » de l’époque, qu’il s’agisse de paysages ou de monuments célèbres.

Le romantisme à l’eau de rose est également sensible avec les fameuses « roses de Gênes« , ou « le Colisée au clair de lune ». Flaubert se moque à l’évidence de tout ce bric à brac romantico-italien.

La dénonciation est encore plus sévère, lorsque Flaubert évoque les courses de chevaux et la vacuité d’un monde dont c’est le seul intérêt: l’admiration inappropriée que l’on voue au « tout jeune homme » est soulignée par le caractère totalement inapproprié des termes: « qui avait battu la semaine d’avant Miss Arabelle et Romulus« . (contraste entre la réalité de la situation et des termes qui renvoient à un contexte  guerrier « battre » « Romulus« ).

La même futilité se trouve ridiculisée, lorsque Flaubert mentionne les deux motifs de plainte: « l’un se plaignait de ses coureurs qui engraissaient, l’autre des fautes d’impression qui avaient dénaturé le nom de son cheval« . De manière générale, il réduit à néant tout l’intérêt que pourraient avoir les courses de chevaux, en les présentant comme réduites au seul fait « de sauter un fossé en Angleterre« . En présentant cette conversation comme retranscrite par une Emma qui ne connaît rien au monde des courses, Flaubert accentue la critique.

Cette ironie, bien sûr, n’est pas celle des scènes de bal traditionnelles. Et l’on pressent bien qu’Emma n’est pas Cendrillon…

Madame Bovary, image du film de Claude Chabrol, réalisé en 1991

III Une scène symbolique

1) Un personnage déclassé

Flaubert n’hésite pas à proposer ici une composition en abyme: les paysans regardent Emma, qui regarde les invités du bal. La chaîne sociale la présente dans un état intermédiaire, ce que le souvenir de son passé confirme. Elle rêve au dessus de sa condition, mais le roman réaliste ne se confond pas avec les contes de fées: Emma ne rencontre pas de prince charmant, et la fin de la soirée la renvoie à sa vie habituelle, à la routine et à la médiocrité de son mariage avec Charles. L’insistance sur le présent de ce qu’elle est en train de vivre, « les fulgurations de l’heure présente » (image de la foudre) suggère l’obscurité qui ne peut que suivre.

Les barrières sociales sont présentées comme infranchissables: les « deux vitres » symbolisent bien ces barrières. Si transgression il y a, elle  ne s’effectue que du monde supérieur vers le monde inférieur, et même ainsi, ce monde inférieur est réduit au seul regard: « des faces de paysans qui regardaient« .

2) Emma, un personnage passif

Emma Bovary également se contente tout au long du bal de « regarder« , ou d’entendre, ou de goûter ce qu’on lui offre. Cette absence totale de réflexion, d’analyse et d’action peut témoigner d’une certaine forme de bêtise, (Flaubert souligne cette ignorance: « une conversation pleine de mots qu’elle ne comprenait » pas) mais aussi de beaucoup d’égoïsme. Derrière le clinquant romanesque, ce qu’elle apprécie finalement c’est un monde dominé par l’argent et le luxe, susceptibles de lui offrir des satisfactions sensuelles.

Il est intéressant de constater que les seules actions auxquelles elle est associée ici sont liées à la nourriture et à la gourmandise (« la crème de lait » ou la liqueur de « marasquin« ). La dernière phrase la présente dans une sorte d’extase « ...fermait à demi les yeux, la cuiller entre les dents« . La dernière mention « des dents « lui confère un aspect inquiétant, comme si elle cherchait bien à s’approprier le monde, à le dévorer .

Conclusion:

Evènement essentiel dans la vie d’Emma, le bal à la Vaubyessard permet à Flaubert d’illustrer symboliquement l’histoire et la personnalité de son héroïne. Il joue ainsi avec la thématique habituelle du bal, moment de rêve en rupture avec la médiocrité du quotidien, mais la déforme dans la mesure où rien ne se passe vraiment. Mme Bovary  ne rencontre pas de prince charmant, même si elle l’imagine en la personne du vicomte, et se retrouve le lendemain condamnée à son mari. Mais si le lecteur a bien compris que les contes de fées n’existent pas, Emma  n’en est pas là. L’épisode ne sert donc qu’à alimenter l’insatisfaction du personnage, et à accélérer son évolution. Le chapitre IX s’achève par la décision de Charles de quitter Tostes, dans l’espoir de mettre fin à la dépression de sa femme.

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