Latin: Lucrèce, éloge d’Epicure

De natura rerum, Livre I, vers 62 à 79

Traduction

Alors que la vie humaine gisait à nos yeux honteusement écrasée sous le poids de la religion, qui sortait sa tête des régions du ciel, accablant les mortels de son horrible aspect, le premier, un homme un Grec, osa lever au ciel des yeux mortels et le premier, il osa résister. Ni les fables relatives aux dieux, ni la foudre, ni le ciel avec ses grondements menaçants ne l’ont abattu. Au contraire ces éléments ont rendu si ardent le courage de son âme que le premier, il désirait briser les verrous serrés des portes de la nature. Ainsi la vigueur vive de son âme vainquit et s’avança bien au delà des murailles enflammées du monde. Il a parcouru par son intelligence, et son courage l’immensité du Tout, d’où, victorieux, il nous a rapporté ce qui pouvait naître, ce qui ne le pouvait pas, et selon quel système une puissance limitée était accordée aux choses, ainsi que une fin profondément enracinée. C’est pourquoi la religion, terrassée à terre, est à son tour écrasée, sa victoire nous égale au ciel.

Héraclès et l’hydre de Lerne


Commentaire:

Introduction :

Après l’invocation à Vénus, Lucrèce annonce rapidement dans les vers 41 à 62 quel va être le sujet qu’il va traiter, i.e l’exposé des grands principes de la physique épicurienne, tout le livre I étant consacré aux fondements matériels de la doctrine.

L’éloge d’Epicure vient alors rappeler les temps primitifs où l’humanité, plongée dans l’ignorance de la vraie doctrine était condamnée au malheur. Le philosophe grec est ici présenté comme le bienfaiteur de l’humanité et le texte prend des résonances totalement épiques, Epicure s’assimilant tantôt à un héros, tantôt et c’est assez paradoxal, à une sorte de Dieu lui-même.

I L’humanité avant Epicure

La tonalité épique du passage s’affirme en évoquant dans une même longue phrase, le malheur premier de l’humanité, et la rupture soudaine que constitue d’arrivée d’Epicure :

• Proposition temporelle/causale (cum avec le subjonctif : cum historicum) : panorama de l’humanité victime de la religion et des fausses croyances.

• Contraste entre l’humanité et la religion : rapport de force :

1. Jacet, oppressa, in terris : lignes horizontales, écrasement

2. gravi sub religione, super instans, a caeli : supériorité, images de poids

• Assimilation de la religion à un monstre menaçant (personnification) : « quae caput a caeli regionibus ostendebat » ; « horribili aspectu »

• Religion apparaît dès lors liée à la crainte : elle tire sa force des craintes que connaissent les hommes et pour lesquelles elle donne une réponse, par exemple les phénomènes météorologiques : « fulmina », « caelum (minitanti murmure) » : avec la foudre, et le tonnerre on retrouve la représentation traditionnelle de Jupiter, ce qui explique « fama deum ».

Héraclès et les oiseaux du lac Stymphale

II L’intervention d’Epicure

Le personnage apparaît dans la proposition principale, marquée par une rupture temporelle importante : à l’imparfait duratif de la subordonnée vient s’opposer le parfait de l’action qui va caractériser Epicure, présenté ici comme un héros épique.

• Caractère « unique », seul contre tous : « primus » répété trois fois, attitude de défi : verbe audeo (oser : « ausus est »), répétition de « contra » x2; verbes marquant le redressement physique : « tollerere mortales oculos », « obsistere ».

• Force et courage :

1. vocabulaire du combat, de la guerre : « obsistere, effringere // virtutem //vis//pervicit//victor//victoria »

2. Grandissement hyperbolique des obstacles : rythme ternaire grandissant («neque…nec…nec… »), voire effet de renchérissement « sed eo magis inritat animi virtutem acrem » : les menaces ne font que redoubler son courage. Intéressant de constater que la doctrine est vue comme une transgression « effringere arta claustra portarum naturae ».

• Exaltation de la victoire :

1. Multiplication du vocabulaire : « pervicit », « victor », « victoria »

2. Jeu de sonorités : « vivida vis animi pervicit » (allitération en v).

3. Renversement absolu des images : « l’homme » Epicure (« homo Graius », « mortales oculos ») apparaît comme le sauveur de l’humanité contre la religion : « vicissim » (à son tour) : d ‘où redressement de l’humanité (mouvement vers le haut) : « nos exaequat victoria caelo » : (le verbe est avant la coupe du vers), et à l’inverse abaissement de la religion « pedibus subjecta obteritur » (valeur expressive du rejet).

Ainsi Epicure peut se rapprocher : De la figure héroïque d’Héraclès, pourfendeur de monstres (le lion de Némée, l’hydre de Lerne, les oiseaux du lac Stymphale…)De la figure de Prométhée, bienfaiteur des hommes : le héros voleur de feu.

III L’élaboration d’une doctrine

Epicure apparaît comme un héros, certes, mais avant tout un héros de l’intelligence :

• Vocabulaire lié à des qualités d’ordre intellectuel : « animi virtutem », « vis animi ».

• La métaphore du voyage permet de conserver une tonalité épique (penser aux voyages d’Ulysse), tout en développant l’idée d’un cheminement intellectuel : verbes de mouvement : « processit, peragravit, refert », adverbes : « longe », « extra ».

• La précision « moenia flammantia » fait référence à la conception du monde selon les Anciens : l’univers serait entouré d’une muraille de flammes. Epicure, par ce voyage initiatique au delà des limites du monde, découvre les secrets de la nature. L’image est bien celle de l’initié, qui, revenu sur terre, révèle aux hommes le contenu de sa vision (presque une sorte de prophète).

• La doctrine elle-même est évoquée en quelques vers dans ses principes essentiels :

1. insistance sur la physique : « natura//mundus//omne immensum »

2. principes de Democrite : atomisme

« quid possit oriri, quid nequeat » : permanence des atomes, mais agrégation ou désagrégation des corps qu’ils composent (théorie du clinamen, chute des atomes dans le vide)

« finita potestas, terminus alte haerens » : bornes, limites assignées à tous les éléments matériels : définition d’un ordre, d’une logique qui organise le monde.

Prométhée emportant le feu

(Jan Cossiers, peintre flamand, 1600-1671, musée du Prado, Madrid)

Conclusion : Texte des plus surprenants :

Evocation d’un philosophe, sous la forme d’un héros épique (très différent de ce que l’on peut savoir d’Epicure lui-même : le « Jardin d’Epicure » se place sous le signe de la communauté entre maître et disciples, avec une grand importance accordée à l’amitié. Ici, Epicure apparaît comme très isolé).

Cela aboutit à une sorte de divinisation du personnage, accentuée par l’image de l’initié qui revient ensuite porter la révélation aux autres hommes. Cet éloge est récurrent dans l’œuvre (voir aussi livre III, Livre V, où la comparaison avec Héraclès est explicite et où Lucrèce n’hésite pas à écrire : « Ille deus fuit », livre VI où l’éloge associe Epicure et la ville d’Athènes elle-même).

La tonalité violente du passage est également surprenante : la connaissance, destinée à apporter aux hommes le bonheur et la sérénité est présentée comme une transgression, une effraction, presque un viol des secrets de la nature. Au delà de la doctrine épicurienne, c’est peut-être aussi la personnalité de Lucrèce, apparemment ombrageuse et tourmentée qui apparaît ici.

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