Premières S: Incendies de Wajdi Mouawad

Extrait de Incendies de Wajdi Mouawad

Restitution du cours proposée par Thomas

 Scène 25 Amitiés

Wadji Mouawad

Commentaire

Introduction

Incendies est le second volet d’une trilogie, qui comprend deux autres pièces Littoral et Forêts, trois textes centrés autour de la recherche d’identité et la quête des origines. Au début de la pièce, Nawal Marwan vient de mourir, et dans son testament elle demande à ses deux enfants, deux jumeaux, Simon et Jeanne, d’aller à la recherche de leurs origines, de quitter le Canada dont ils croient être orignaires pour retourner au Liban, où se trouvent encore un frère et un père qu’ils m’ont jamais connus. Ainsi la pièce va s’organiser autour du voyage entrepris par les deux jeunes gens , mais aussi avec des flask-back permettant aux spectateurs de connaître la vie de Nawal tout au long du temps. La scène ici nous la présente à l’âge adulte, en compagnie de son amie Sawda, alors qu’elles se retrouvent toutes deux confrontées à la violence de la guerre civile qui déchire le Liban, et qu’elles s’interrogent sur ce qu’il faut faire. De quelle manière le récit de Sawda s’intègre-t-il ici dans une réflexion plus générale sur la violence et la vengeance ?

I Organisation du récit : Le déchaînement d’une violence terrible

Le récit de Sawda raconte les violences perpétrées par les miliciens contre des réfugiés, et renvoie à des événements historiques, c’est-à-dire les massacres de Sabra et de Chatila, en septembre 1982, lorsque les phalanges chrétiennes ont attaqué ces deux camps de réfugiés palestiniens.

 La violence est exposée en deux temps :

 D’abord une violence générale, qui se caractérise par la rapidité et la totalité : les miliciens sont comparés à des «fous furieux », le terme de fureur revenant à la ligne suivante « on a entendu la fureur des miliciens » (allitérations en f qui soulignent cette brutalité).

Cette violence rapide et totale est exposée en une seule phrase qui décrit toutes leurs actions « Ils ont commencé par lancer les enfants contre le mur, puis ils ont tué tous les hommes qu’ils ont pu trouver » : l’adverbe rapidement de la phrase précédente est ici appuyé par la distinction « ils ont commencé…/puis… » qui témoigne du caractère méthodique d’une opération qui ne vise qu’à tuer. Les cris, et les hurlements encadrent cette action : « Les premiers cris ont réveillé les autres » / « Les cris montaient des gorges et s’éteignaient et c’était une vie en moins ». Le premier cri est un cri d’alerte et le deuxième est un cri de mort.

Après cette unique phrase, qui décrit les actes des miliciens, on a l’impression que tout est terminé. Le texte nous présente ensuite les résultats de cette violence dans un tableau du carnage : une phrase nominale : « Les garçons égorgés, les jeunes filles brûlées », un rythme ternaire :  « Tout brûlait autour, Nawal, tout brûlait, tout cramait » (l’emploi du terme plus familier « cramer » accentue l’horreur), et une image : « Il y avait des vagues de sang qui coulaient des ruelles » (la métaphore ici employée n’est  pas une hyperbole, mais la transcription de la réalité).

 Mais Sawda poursuit son discours, avec le récit d’une violence particulière, exemplaire même de l’atrocité de la guerre civile : elle raconte une violence totalement préparée, précise, ciblée, et joue ici sur une dilatation du temps, à l’inverse du début de la tirade. Elle alterne en effet les moments de description caractérisés par l’imparfait (« Je voyais le tremblement de leurs jambes », « Et elle…tournait la tête à droite et à gauche et regardait chacun de ses trois fils », « Je la voyais  entre le tremblement des jambes de ses fils » « Et tout son corps hurlait ») et les moments d’action avec le passé composé : « « l’un d’eux lui a hurlé », « elle l’a regardé et elle lui a dit », « elle a dit un nom, elle a dit « Nidal ».

Cette dilatation du temps accroît la tension en passant  par des descriptions précises : le regard, les tremblements. Wadji Mouawad joue avec la reprise d’expression comme « et » et « alors » qui vont dans le même sens.. L’emploi du style direct dans les paroles du milicien et un pseudo dialogue entre la mère et le milicien rend la scène plus vivante : on se retrouve dans le procédé de l’hypotypose.

« Description telle qu’elle permet au lecteur de se représenter un objet, un être, un paysage ou une scène, comme s’il les voyait; l’actualité de ce qui est décrit devient celle du lecteur; ce qui est posé a soudain le relief du présent »

http://lettresexperts.net/index.php?option=com_glossary&letter=H&id=61&Itemid=241

C’est une scène de violence physique et psychologique.

Nawal et Sawda (m.e.s de Wadji Mouawad, 2009 Avignon)

 II Un  récit symbolique

Le récit de Sawda insiste sur un certain nombre d’éléments qui accentue l’horreur de la guerre civile (c’est-à-dire entre les citoyens d’un même pays).

 D’abord, les victimes sont avant tout des civils, et plus encore des enfants ou des adolescents : « ils ont commencé par lancer les enfants contre les murs », « les garçons égorgés, les jeunes filles brûlées » : la mise à mort est horrible (égorger, brûler), et elle atteint des innocents, qui  eux-mêmes traditionnellement représentent la vie et l’avenir d’un pays. La répétition par deux fois du terme « murs » traduit l’absence totale d’issue: les réfugiés sont piégés et mis à morts.

 Plus particulièrement, le récit de Sawda met en scène le couple mère/fils : elle évoque d’abord les « trois frères » (expression qui est répétée deux fois), qui deviennent ensuite « ses fils », « ses trois fils », « ses fils », « ses trois fils », « ses fils ». On peut considérer le personnage de la mère comme une allégorie du Liban, d’autant que la ville est également personnifiée (« au cœur de la ville qui brûlait, qui pleurait de toute sa vapeur »)et ce passage n’est pas sans évoquer le poème d’Agrippa d’Aubigné (« Je veux peindre la France une mère affligée »), dont les deux enfants représentent les catholiques et les protestants alors en guerre.

L’image de la mère est ici attaquée et totalement dénigrée. On s’attaque au fondement même de la vie et c’est le corps qui parle avant tout. Le texte manifeste une insistance charnelle sur le poids de la maternité avec «avec  ses seins trop lourds et son corps vieilli pour les avoir portés, ses fils», « tout son corps hurlait »,  « son corps trop lourd».

 Mais le plus terrible, c’est le retournement que les miliciens réussissent à opérer : les victimes se sentent coupables, responsables des crimes qu’ils subissent,  comme cette mère qui est « l’assassin de ses enfants ». L’opposition des deux mouvements : « les deux corps sont tombés. La mère s’est relevée » souligne ce moment où la victime se croit coupable de ce qui est arrivé. Le hurlement final de la mère est comme le signe d’une contamination.

 De fait ce passage correspond complètement au titre de la pièce : il y l’incendie réel, la ville en feu, mais aussi l’incendie des personnages, ce moment où tout brûle en eux, et où il ne leur reste rien : la pièce se subdivise ainsi en trois moments : incendie de Nawal, incendie de Jannaane, incendie de Sarwane.

Simon et Jeanne, les enfants de Nawal (m.e.s Stanislas Nordey 2008)

 III-L’idée de vengeance

 L a tirade de Sawda a un but argumentatif : il s’agit de convaincre Nawal de s’engager dans une action violence qui s’attaquerait aux miliciens.

 Sawda va donc insister sur le témoignage direct qui a été le sien : les premières personnes interviennent  régulièrement dans le texte : «ce que j’ai vu et entendu »,  « J’étais à leurs pieds, cachée dans le caniveau », « je voyais ». « Je te raconte une douleur qui est tombée à mes pieds ».  Une telle expression suggère la douleur comme matérielle, comme un objet qu’elle a ramassé et qu’elle essaie de transmettre à quelqu’un de particulier, Nawal en l’occurrence, à laquelle le discours revient à plusieurs reprises, avec l’emploi des deuxièmes personnes, « Je ne te raconte pas une histoire, je te raconte une douleur », et des apostrophes : « Tout brûlait autour, Nawal », « Nawal, écoute moi ».

 De fait le récit de Sawda ne peut que résonner de manière très forte chez Nawal, car il renvoie à son histoire personnelle : à l’âge de 14 ans, Sawda a vécu une histoire d’amour très forte avec un jeune homme, Wahab, alors que tout les opposait. Les deux jeunes gens ont été séparés, Wahab a probablement été tué, et Nawal est restée seule, alors qu’elle se trouvait enceinte. Un fils est né, mais aussitôt la mère de Nawal a pris l’enfant et l’a confié à d’autres. En grandissant Nawal s’est affranchie de la tutelle de sa mère, elle a appris à lire et à écrire et a fini par quitter son village pour partir à la recherche de son enfant. Et c’est au cours de cette quête qu’elle a rencontré Sawda. C’est dire à quel point la maternité est au cœur du parcours de la jeune femme.

 Le récit en lui-même pose la question de la vengeance. Il se présente comme un processus de haine et d’appel à la vengeance. On observe un refus catégorique de toute consolation avec l’anaphore « je ne veux pas » avec une exaltation de plus en plus forte de la part de Sawda, exaltation renforcée par l’emploi de phrases exclamatives et un certain refus de tout ce qu’elle a vécu avec Nawal : « tes idées, tes images, tes paroles, tes yeux, ton amitié, toute notre vie côte à côte ». Il est intéressant de constater que l’énumération s’achève ici par le terme de « vie ». A ce stade de la scène, Sawda est prête à renoncer à la vie et propose la mort en échange de la mort.

Conclusion

 Témoignage de l’horreur des guerres civiles libanaises, aveu de l’impuissance face au déchaînement de la violence, la tirade de Sawda se veut appel à la vengeance, et il faut dans la suite de la scène toute la puissance de Nawal pour la détourner de ses projets meurtriers. Nawal oppose à Sawda l’inutilité de la vengeance, on ne transforme pas les êtres en tuant leurs familles, mais on ne  contribue qu’à perpétuer la chaîne des violences. Cependant la jeune femme a décidé de punir le responsable, et explique ainsi à son amie qu’elle va attaquer le chef des miliciens.

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