Archive for mai 22nd, 2012

1S: Voltaire, De l’horrible danger de la lecture

mardi, mai 22nd, 2012

Introduction : Voltaire choisit ici la forme du pamphlet (Court récit satirique qui attaque avec violence le gouvernement, les institutions, la religion ou un personnage connu). Le texte vise à défendre la lecture, c’est à dire en fait la liberté de penser et d’écrire : Voltaire prend ici le prétexte d’un édit qui aurait été promulgué contre l’imprimerie dans l’empire ottoman.

(L’imprimerie, à l’instigation de Said Effendi, ambassadeur en France, a été autorisée en 1729, par le sultan Ahmet III. L’impression des textes religieux était cependant interdite).

Said Effendi, ambassadeur turc en France en 1742

Portrait de Charles Antoine Coypel (1661-1722)

Dans ce passage, la fiction orientale est un masque : non seulement Voltaire connaît mal la situation de l’imprimerie dans l’empire ottoman, mais il est aussi clair que ce qui le préoccupe reste la France, (Rappelons qu’en 1757 après l’attentat de Damiens contre Louis XV, la peine de mort avait été rétablie contre les imprimeurs, libraires ou colporteurs d’ouvrages contraires à la religion et à l’ordre public).

Pour combattre la censure, et défendre la lecture et la liberté d’expression, Voltaire prend des voies détournées : d’abord en situant l’édit dans un contexte oriental, ensuite en feignant d’adopter le point de vue de ses adversaires, ce qui laisse une grand part à l’ironie. En négatif, cependant c’est tout l’idéal des Lumières qui est ici évoqué.

(suite…)

Voltaire, Dictionnaire philosophique, « Torture »

mardi, mai 22nd, 2012

Introduction

A partir de 1762, Voltaire a été amené à s’engager concrètement à propos d’une série d’affaires judiciaires révélant tout à la fois l’arbitraire de la justice et l’intolérance religieuse (Affaire Calas en 1762, affaire Sirven en 1765): le Traité sur la tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas (1763), et le Dictionnaire philosophique portatif (1764) s’inscrivent dans cette lutte. Le Dictionnaire philosophique fut de fait condamné dès sa parution, et en 1766 un de ses exemplaires fut brûlé, en même temps que le corps du chevalier de la Barre. Ce jeune homme, âgé de 21ans, fut accusé à tort de « sacrilèges exécrables et abominables, blasphèmes et impiétés »: il aurait mutilé une statue du Christ, ne se serait pas agenouillé au passage d’une procession, et aurait chanté des chansons libertines. Jugé et condamné, il a eu le poing et la langue coupée, il a été décapité et son corps a été brûlé. Voltaire s’engage alors dans un combat visant la réhabilitation du chevalier de La Barre, et en 1769 lors de la seconde publication du Dictionnaire philosophique, devenu La raison par l’alphabet, il ajoute l’article « Torture ».

De quelle manière la dénonciation faite par Voltaire du système judiciaire de l’ancien régime prend-elle une valeur exemplaire dans ce texte?

Statue du chevalier de la Barre à Montmartre

I La dénonciation du système judiciaire de l’ancien régime

1) Valeur exemplaire de l’affaire La Barre

Considérée aujourd’hui comme une erreur judiciaire, l’affaire du Chevalier de la Barre nous apparaît proprement monstrueuse. Voltaire insiste sur la cruauté terrible de l’exécution: la violence des verbes « arracher« , « couper« , « brûler » est rendue plus frappante par la précision « à petit feu » qui suggère la lenteur du supplice et la souffrance du condamné.

Mais Voltaire dénonce aussi la pratique habituelle de la « question préalable », la torture appliquée à un présumé coupable afin de le faire avouer. L’obstination des juges, manifeste par l’emploi de la formule « non seulement…mais… encore« , leur volonté maniaque de savoir,  montrée par   l’adverbe « précisément« , contraste ici avec le caractère absolument dérisoire de l’objet de la quête: « combien de chansons il avait chantées et combien de processions il avait vu passer« .

Quant à l’organisation syntaxique de cette longue phrase, elle inverse l’ordre chronologique (mis à mort puis torturé) et suggère ainsi que la condamnation était décidée dès le début et que la torture n’a été qu’un raffinement de cruauté que les juges se sont accordé.

2) Au bon plaisir du juge

La torture apparaît ainsi comme l’expression d’un vrai plaisir sadique de la part du juge: ce terme de plaisir est employé deux fois: « il se donne le plaisir » (l.5), « le plaisir de donner la question« (l.17). Cette dimension est accentuée par la précision de « la grande et la petite torture« , qui semble définir une sorte de gradation des plaisirs. La longueur de la phrase elle-même suggère la durée des séances de torture, ce qu’appuient les indices temporels: « jusqu’à ce que« , « après quoi« . La citation des Plaideurs de Racine « cela fait toujours passer une heure ou deux » reprend cette idée de durée, et avec son humour noir, montre que la torture devient une occupation banale, le passe-temps d’un magistrat qui s’ennuie.

3) La mise en cause des magistrats

La torture apparaît ainsi totalement liée au pouvoir tout puissant des juges, qu’il s’agisse « d’un conseiller de la Tournelle » (magistrat la chambre criminelle de Paris) ou des « juges d’Abbeville« . Toutes les décisions leur reviennent, et leur charge semble leur conférer une infaillibilité sur laquelle Voltaire ironise en parlant du « grave magistrat » ou de « gens semblables aux sénateurs romains« . Ce que le philosophe dénonce, c’est la vénalité des charges. Le métier de juge devient ainsi « le droit de faire ces expériences sur son prochain« . L’emploi du terme de « droit » est bien sûr ironique, et la mention du « prochain« , terme qui appartient au vocabulaire religieux souligne l’inhumanité d’une telle conception de la justice.

Car au delà de la justice du XVIIIème siècle, c’est bien à une réflexion sur la notion d’humanité que nous convie Voltaire.

II L’humanité en jeu

1) la banalisation de la cruauté

Le plaisir de la torture ne se limite pas à la seule personne du juge: Voltaire montre bien comment la cruauté se banalise au point d’apparaître comme normale à chacun:

  • La présence du chirurgien: renversement des valeurs: le chirurgien n’est pas là pour soulager la souffrance d’autrui, mais seulement pour « tâter le pouls« , et empêcher que l’accusé ne meure. La juxtaposition « en présence d’un chirurgien, qui lui tâte le pouls, jusqu’à ce qu’il soit en danger de mort » (chirurgien/mort)montre le scandale de cette caution médicale donnée à la torture.
  • La femme du magistrat: au delà d’une misogynie traditionnelle (« après tout les femmes sont curieuses« ), c’est avant tout la manière dont la torture se banalise qui est ici dénoncée: trois marques temporelles (« la première fois« , « la seconde« , « ensuite« ) introduisent trois attitudes, qui là encore marquent un renversement total: la révolte, la curiosité, le plaisir.

De cette dernière attitude, Voltaire dénonce l’horreur: d’abord en montrant l’impatience de la jeune femme: l’expression « la première chose qu’elle lui dit » est directement juxtaposée avec la question posée au style direct, et la formule interro-négative « n’avez-vous fait donner la question à personne? » attend une réponse positive. Ensuite, le philosophe suggère une certaine idée de gourmandise: il est question dans le même paragraphe du retour du magistrat chez lui « pour dîner« , et du « goût » que sa femme prend pour la torture. Quant à l’apostrophe, « Mon petit coeur« , elle est encore plus méchante de la part de Voltaire, car elle met en jeu la séduction utilisée par la jeune femme pour obtenir le récit de la séance de torture. Séduction, plaisir et torture forment dès lors ici un mélange qui suscite un réel malaise.

2) la mise en cause de la nation

En montrant de quelle manière cette cruauté se banalise, Voltaire en vient à mettre en cause la France dans son ensemble. La torture n’est pas seulement une affaire d’individus: elle met en cause une nation entière.

Il oppose d’abord la France et l’Angleterre, qui a elle-même aboli la torture. Cette opposition s’opère entre l’apparence et la réalité: les Français « passent pour » un peuple fort humain (L’ironie du philosophe éclate avec la formule « je ne sais pourquoi« ), alors qu’ils considèrent la torture comme un plaisir, et jugent les Anglais « inhumains« , parce qu’ils les ont spoliés du Canada. Définie en ces termes, « l’inhumanité » caractérise toujours l’autre, dès lors qu’il s’attaque à ce que je considère comme mon bien.

L’accusation contre la France est reprise par Voltaire dans le dernier paragraphe: là encore il est question de la réputation de la France auprès des « nations étrangères« , réputation qu’elle acquiert par les arts et les spectacles, et que Voltaire juge fausse. La dernière phrase est une affirmation violente:  la négation du comparatif « il n’y a pas plus » aboutit à un superlatif, et de « l’inhumanité« , on est désormais passé à la cruauté.

3) le déni d’humanité

La réflexion de Voltaire révèle le mécanisme qui permet la torture: la violence infligée à autrui implique qu’on ne le considère plus comme un homme, « un de ses semblables » (l.3) , « son prochain » (l.10).

L’exemple des Romains évoqué par Voltaire prend alors tout son sens: ils pratiquaient la torture sur des esclaves, car ils les considéraient comme des objets et non des hommes (Noter au passage que les juges d’Abbeville sont comparés aux sénateurs romains: ils ont donc considérés le chevalier de la Barre non comme un homme mais comme un esclave, un simple objet!).

Ce déni d’humanité, Voltaire le considère comme lié à l’apparence. Le contraste entre le juge, présenté dans sa fonction par l’expression « un conseiller de la Tournelle » périphrase qui se veut solennelle, et l’accusé est évident: la déchéance physique de celui-ci est largement décrite: l’accumulation des adjectifs (« hâve, pâle, défait », « morne« , « longue et sale« , « couvert de vermine« ), le rythme croissant des expressions insistent sur la saleté et l’aspect repoussant de l’accusé, dû  aux conditions de sa détention (Noter l’évocation très réaliste de la « vermine« , associé au terme de « cachot« ).

Cette déchéance fait de l’accusé un être passif (« les yeux mornes » marquent l’absence de vie), et le réduit ainsi à l’état à l’état d’objet, ce que montre l’emploi de participes passés passifs: « un homme qu’on lui amène » (Un homme=COD du verbe amener),  « il a été rongé » (tournure passive). Voltaire dénonce tout un système qui déshumanise progressivement l’accusé, le réduit à un état presque animal, et libère ainsi la conscience du magistrat qui peut se laisser aller sans remords à sa cruauté. On assiste à un renversement absolu: la torture, pratique inhumaine, se justifie en niant à autrui sa valeur d’être humain.

Cependant la portée du texte ne s’arrête pas là: Voltaire va plus loin, dans la mesure où il pose le problème de l’action: comment lutter contre de telles pratiques.

III Le rôle de l’écrivain

1) Situation du problème

Dans le dernier paragraphe, Voltaire évoque les arts et les lettres: les spectacles de théâtre et d’opéra, les romans et la poésie. Il cite Melle Clairon, une actrice célèbre au XVIII ème siècle, dont il louait le talent. Selon lui, c’est à partir de tout cela que s’est établie une certaine réputation française, fondée sur la douceur et la beauté (Noter l’accumulation des termes: « jolis« , « fort douces« , « de la grâce« , « à ravir« ). Mais un tel vocabulaire suggère une effroyable futilité par rapport à l’existence même de la torture.

De même, le philosophe met en cause son siècle: en opposant au XVIII ème le XIII ème et le XIV ème siècle (c’est-à-dire le Moyen-Age, époque supposée obscurantiste), il s’indigne de ce que son époque, soi-disant époque de progrès et de lumières, tolère encore de telles pratiques. Se pose alors la question de l’engagement de l’écrivain.

2) L’engagement de Voltaire

A cette question, il apporte une double réponse: lui-même auteur de vers et de tragédies, il s’engage aussi concrètement pour obtenir la réhabilitation du chevalier de La Barre: l’article Torture témoigne de cette lutte, car c’est également une défense du jeune homme. Sans nier les accusations portées (« chanté des chansons impies« , « avoir passé devant une procession de capucins, sans ôter son chapeau« ) il les déconsidère avant même de les envisager, en faisant d’abord un portrait élogieux du chevalier de la Barre.

 Il met en avant son origine sociale « Le chevalier » et sa famille « petit fils d’un lieutenant général des armées« , ce qui suggère la noblesse et le courage associés à cette ascendance militaire. Il évoque ensuite ses qualités personnelles: « beaucoup d’esprit«  », le destinant à un avenir brillant (« d’une grande espérance« ). Enfin, il excuse par avance le comportement du jeune homme, en mettant son comportement au compte de « l’étourderie« , liée à la jeunesse (« jeune homme, « jeunesse effrénée« ).

Cette défense malheureusement ne suffira pas: le Chevalier de la Barre ne sera réhabilité qu’en 1793, pendant la Révolution. Cependant sa dénonciation de la torture et des châtiments judiciaires (inspirée aussi par la lecture d’autres ouvrages, par exemple, l’ouvrage Des délits et des peines (1764) du juriste italien Beccaria, dont Voltaire a proposé un commentaire) aboutira dans une certaine mesure: la question préalable est abolie par Louis XVI dans les années 1780, et les supplices précédant la mise à mort d’un condamné seront abolis.

Conclusion:

Un texte engagé et efficace.

Mais ce qui reste le plus difficile à admettre, c’est qu’il s’agit d’un texte qui n’a rien perdu de son actualité: la torture se pratique toujours aujourd’hui, même si elle s’avoue plus difficilement. A cet égard, le début du dernier paragraphe prend un relief saisissant, et nous met directement en cause, tant il est clair que cette affirmation pourrait s’appliquer au XXI ème siècle, opposé au XVIII ème, qu’imbus de notre modernité, nous aurions tendance à considérer, malgré Voltaire et les philosophes, comme une époque « obscure ».

 

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