Premières, Paul Verlaine, « Mon rêve familier »

Introduction

Les Poèmes saturniens constituent le premier recueil que Paul Verlaine fait paraître en 1866, alors qu’il est âgé de 22 ans. Il comporte une première section intitulée Melancolia, dans laquelle figure « Mon rêve familier », un sonnet qui présente le rêve, non sous l’aspect occasionnel que l’on a vu chez Aloysius Bertrand, mais comme un phénomène récurrent, associé à une figure féminine idéalisée. Si la tristesse et la mélancolie apparaissent comme caractéristiques même de la personnalité du poète, le rêve, lié à un imaginaire éloigné du monde réel, semble capable de susciter un certain apaisement. Comment Verlaine envisage-t-il le rêve? Comment la forme poétique qu’il choisit lui permet-il de restituer cette expérience singulière?

Fichier:Dürer Melancholia I.jpg

Albrecht Durer (1471-1528): Melencolia I (1514)

I les caractéristiques du rêve

1)      Un rêve obsédant

Cette caractéristique est évoquée dès le titre avec le terme de « familier », ainsi qu’avec l’emploi de l’adjectif possessif « mon » qui marque l’appropriation (à opposer par exemple au titre d’Aloysius Bertrand, qui utilise l’indéfini).

De même, Verlaine a recours au présent d’habitude : « je fais » redoublé par l’adverbe « souvent », mis en valeur par la coupe. Autre indice marquant la répétition, l’expression « chaque fois » est elle-aussi accentuée par la césure à l’hémistiche.

La multiplication tout au long du poème des répétitions, qu’il s’agisse de mots ou de sonorités,  contribue aussi à cette impression d’obsession : ainsi la conjonction de coordination « et » est utilisée six fois dans le premier quatrain, et le poème dans son ensemble se construit sur les assonances et des allitérations :

  • En « an » : souvent, étrange, pénétrant (termes mis en valeur par la lecture du vers comme un trimètre), comprend (x 2), transparent, pleurant.
  • En « ai » : fait (x 3), aime (x 3), même (homophonie délibérée : aime/même), être, problème, blême, est (x 3), lointaine, chères.

 Ce caractère obsédant est vécu de manière inquiète : l’adjectif « étrange » occupe le premier vers, et d’emblée oriente le poème vers une atmosphère ambiguë où se mêlent tristesse et plaisir.

2)      Un rêve personnel

Comme dans le texte d’Aloysius Bertrand, Verlaine utilise ici la première personne : le « je » ouvre le texte, et le poème multiplie les pronoms personnels de la première personne : 4 x « je », 5 x « me ». De même les adjectifs possessifs sont présents : « mon rêve », « mon cœur », « mon front ». Cependant la personnalité du rêveur est beaucoup plus marquée ici que dans le texte d’Aloysius Bertrand. Sa souffrance est mise en valeur dans la seconde strophe, d’abord exprimée de manière abstraite, son « cœur » (métonymie ici de sa sensibilité) étant qualifié de «problème », puis traduite en termes plus concrets par les « moiteurs de son front blême ». L’adjectif est fréquent chez Verlaine, et cette pâleur maladive traduit chez lui un malaise plus profond, la mélancolie même du «saturnien». Le vers lui-même est un trimètre. Cette rupture par rapport aux précédents accentue cette expression, moiteur et blême portant ainsi deux des accents du vers.

Par ce terme de « saturnien », Verlaine se désigne lui-même sous l’influence de la planète Saturne, la planète des mélancoliques Le poème lui-même se situe dans la partie « Melancolia » des Poèmes saturniens. Saturne est associée au plomb et par conséquent à la lenteur, à l’idée d’un poids qui s’attache à chacun, ralentit les gestes et les pensées, ce qui conduit à l’inaction, à l’acédie (l’absence de volonté, l’indifférence).

                 « Or ceux-là qui sont nés sous le signe SATURNE,

                  Fauve planète, chère aux nécromanciens,

                  Ont entre tous, d’après les grimoires anciens,

                  Bonne part de malheur et bonne part de bile ».

                                               (Les sages d’autrefois, premier texte des Poèmes Saturniens)

Edvard Munch, Melancolie (1891)

 II Le rêve comme apaisement

1) Une femme idéale

Loin d’être vécu négativement, le rêve apparaît ici comme un refuge. La femme rêvée se définit en effet par deux caractéristiques : c’est d’abord une femme aimante: le vers 2 se développe sur un rythme très équilibré 3/3/3/3 et met en valeur la réciprocité des sentiments : « et que j’aime et qui m’aime ». La construction des deux propositions relatives est exactement la même. Cet amour est réaffirmé à la fin de ce même quatrain avec la répétition du verbe aimer, mais seulement envisagé de son côté à elle, ce qui traduit bien l’aspiration du poète, apparemment avide de cet amour.

C’est ensuite une femme compréhensive et consolatrice : le verbe « comprend » est repris deux fois, à la fin du premier quatrain et à l’hémistiche du premier vers du second quatrain. L’anaphore « Pour elle seule » manifeste l’importance que le poète accorde à cette qualité. La femme rêvée apparaît liée à « la transparence », ce qui l’associe à une notion de pureté, de même que le terme de « rafraîchir ». C’est une figure rédemptrice, qui peut aussi évoquer une mère, par exemple aux vers 7 et 8 : « les moiteurs de mon front blême », avec les allitérations en m suggèrent la maladie ou  la fièvre d’un enfant, devant lesquelles une mère réagirait par l’inquiétude et les pleurs.

L’idéalisation est ici évidente, la femme rêvée est à la fois mère et amante, et la multiplication des « elle » dans la seconde strophe peut aussi de lire comme une incantation. L’interjection « hélas » qui vient cependant interrompre le deuxième vers du second quatrain assimile le poème à une plainte, dans la mesure ou cette femme idéale n’existe pas. Si le rêve est refuge, il accentue cependant la solitude du poète, dès lors qu’il met en évidence la déception que constitue la réalité.

2) L’imprécision de l’évocation de la jeune femme

A l’inverse d’Aloysius Bertrand qui décrit le contenu précis du rêve, et qui le fait de manière rigoureuse, Verlaine ne raconte pas du tout ce qui se passe dans les songes qu’il évoque.

Cette imprécision est appuyée par l’incertitude même sur l’identité et le physique même de la jeune femme qui lui apparaît. L’adjectif « inconnue » est mis en valeur au deuxième vers par sa place à l’hémistiche, mais  la répétition de la même formulation « ni tout à fait la même/ ni tout à fait une autre » dit à la fois la ressemblance et la différence, d’autant que le premier quatrain multiplie les assonances en « ai » dans ces deux vers (est, fait, même/fait/ aime), ce qui crée cette impression de similitude par le son, et la nie par l’orthographe.

Cette imprécision se retrouve dans les tercets : Verlaine introduit deux propositions interrogatives, comme s’il voulait répondre à un interlocuteur supposé : « Est-elle brune, blonde ou rousse ?« ,  « Son nom? ». La première réponse est catégoriquement négative « je l’ignore », ce qui balaye aussitôt la question. Quant à la seconde, elle amène une réponse imprécise, car d’emblée associée à un effort de mémoire « je me souviens que ».

On peut remarquer aussi que cette femme est décrite avec des pluriels, ce qui accentue le vague de la description : « son regard », « le regard des statues » ; « sa voix », « les voix chères ». L’imprécision de la description donne l’impression d’une femme plurielle, sorte d’idéal de féminité qui ne s’incarnerait pas dans une singularité restrictive.

III le rêve comme réminiscence

Réminiscence: souvenir vague imprécis, où domine la tonalité affective (Petit Robert).

1) Retrouver le passé

Les deux tercets mettent en évidence le lien qu’entretient cette femme avec le passé. De manière significative, Verlaine utilise l’expression « je me souviens » pour essayer de préciser les contours de cette présence onirique. La comparaison du vers 11 est très ambiguë, dans la mesure où il peut signifier la séparation (on songe à la cousine de Verlaine, Elisa Moncomble dont il fut amoureux dans sa jeunesse, qui se maria en 1861 et qui mourut en couches en 1867). Mais plus généralement l’expression peut aussi être lue comme un euphémisme pour parler de la mort. Cette ambivalence est confirmée dans le dernier tercet. La comparaison avec le « regard des statues » évoque une éternité figée qui serait celle de la mort (se rappeler par exemple du « buste de femme » que Nerval voit dans Aurélia, et qui apparaît au final comme une statue de cimetière). Ce caractère disparu est appuyé par la voix devenue « lointaine » (l’adjectif est placé avant la césure à l’hémistiche), et surtout par le dernier vers qui évoque « les voix chères qui se sont tues ». Là encore, la mort semble mentionnée de manière atténuée. Le rêve permet de retrouver les figures aimées trop tôt perdues.

2) L’importance des sonorités

On peut remarquer que le souvenir chez Verlaine se construit essentiellement sur le son (le poème comporte très peu d’images). Les deux derniers tercets mentionnent avant tout des sonorités : celle du nom lui-même de la femme aimée, qualifié par deux adjectifs presque antithétiques : « doux et sonore », et plus puissante encore celle de la voix, qui est ici envisagée avec trois adjectifs accentués par la répétition de « et » :

Et pour sa voix, /lointain//(e) et calm(e) et grav(e), elle a

L’assonance en « a » fait presque entendre la gravité triste de la voix dont il est question, et l’enjambement du vers accentue cet effet, en créant l’attente de ce qui suit.

Le rythme du dernier tercet dit à la fois l’apaisement et la tristesse. Car le premier vers se fonde sur un rythme régulier (3/3//3//3), le second est plus syncopé (4/2//2/2/2) et le dernier est proprement déséquilibré avec l’emploi de rythmes impairs :

« L’inflexion / des voix chè/res qui se sont tues » 4 (avec diérèse) ; 3 ; 5

Cette importance des sonorités, si on la rapproche du travail de Verlaine sur l’écriture, nous amène à établir un rapprochement étroit entre le rêve et la poésie: le rêve est là pour trouver un refuge, revenir vers un passé disparu et la poésie, dans la mesure où elle se définit comme un travail musical, serait une tentative pour fixer la trace de ce rêve, pour en livrer une sorte d’équivalent.

CONCLUSION

Le rêve tel que le présente Verlaine apparaît avant tout comme un refuge, une manière de consolation envisagée autour d’une figure féminine idéale, renvoyant à un passé disparu. Le poème lui-même est un effort pour restituer ce rêve, et on note la correspondance entre les caractéristiques du rêve et celles du poème: l’imprécision et l’ambivalence du rêve se retrouve dans la manière dont Verlaine utilise la forme du sonnet, n’hésitant à mélanger les rythmes et  à brouiller les règles, et l’importance des sonorités et de la musicalité du texte fait écho au rôle essentiel que joue l’ouïe, dans la remémoration du poète.

Comments are closed.

buy windows 11 pro test ediyorum