Malraux, La Condition humaine: commentaire

Au XIXème siècle, avec les mouvements réaliste et naturaliste, la réalité historique et sociale prend une importance considérable, et les grands événements du temps sont évoqués : dans La Chartreuse de Parme (1839), le héros Fabrice Del Dongo participe à la bataille de Waterloo (1815), et dans L’Education sentimentale (1869) de Flaubert, Frédéric Moreau assiste au pillage des Tuileries lors de la révolution de 1848. Cette confrontation de personnages fictifs avec l’histoire se fait sans doute plus largement encore dans le roman du XXème, compte-tenu des multiples bouleversements historiques que ce siècle a connus. Avec La Condition humaine, publie en 1933, Malraux choisit de revenir sur l’insurrection communiste de Shanghaï de 1927, dont il détaille le déroulement. C’est l’occasion pour lui de présenter aux lecteurs une galerie de personnages liés de près ou de loin à la révolution, chacun représentatif à sa manière de « la condition humaine ».

 De quelle manière cet incipit introduit-il brutalement le lecteur dans la violence du roman et les interrogations qu’elle suscite ?

 Nous étudierons dans un premier temps comment Malraux débute son roman « in medias res », en créant une atmosphère de film noir. Nous verrons dans un second temps comment et pourquoi Tchen tarde autant à agir, avant d’envisager à quel point ce passage annonce par avance la métamorphose qui va s’effectuer en lui.

 I Un début « in medias res »

Cette page de Malraux est restée dans l’histoire de la littérature française comme l’un des incipit les plus marquants, parce qu’il plonge d’emblée le lecteur dans une atmosphère violente et inquiétante.

 1) Une scène de meurtre

Le moment de la nuit : Minuit et demi, envisagée du point de vue de l’assassin (focalisation interne), qui s’est introduit dans la chambre où dort sa victime. On ne connait que les perceptions de Tchen et l’expression elle-même relève parfois du style indirect libre, ou du discours narrativisé. On envisage donc l’action du point de vue d’un assassin décidé à tuer un homme sans défense, sans que l’on sache pourquoi ce meurtre (vocabulaire éloquent : « frapperait-il ? », « Combattre, combattre… », « cet homme devait mourir » « il le tuerait », « il devait frapper », « assassiner », « tuer », « rasoir ».

 L’atmosphère générale appuie cette violence : importance des contrastes:

  •  Luminosité : blanc et du noir : « tas de mousseline blanche », « seule lumière », « rectangle d’électricité pâle », « tache molle de la mousseline et du rectangle de lumière » (à l’inverse : « ombre », « cette nuit », « cette nuit », « la nuit »). La répétition des mêmes expressions accentue l’inquiétude.

 De même, opposition entre le bruit et le silence : « quatre ou cinq klaxons grincèrent », « la vague de vacarme retomba », « le silence qui continuait à l’entourer » : représentation concrète de ce silence même.

 2) Une scène de cinéma ou de roman noir

 L’atmosphère générale évoque le roman ou le film noir, et la narration elle-même utilise des procédés cinématographiques. Par exemple le gros plan qu’elle suggère sur le pied de la victime, d’abord en l’évoquant à de multiples reprises : « ce pied à demi-incliné par le sommeil » (noter l’emploi du démonstratif), « au dessous du pied », « ce pied », ensuite en le présentant en pleine lumière, avec le jeu de contraste des barreaux de la fenêtre, « comme pour en accentuer le volume et la vie ». Ou même le choix des formes aigües, géométriques, qui accentuent la violence du décor : « un grand rectangle », « rectangle de lumière », « les barreaux de la fenêtre rayait le lit ».

 Transition : malaise du lecteur qui se retrouve ici du côté de l’assassin, et qui finit par partager son anxiété.

 II Un assassin qui tarde à agir :

 1) Des interrogations pratiques qui suspendent le temps

 Les difficultés de l’action : les modalités pratiques du meurtre (les deux premières questions du texte, style indirectlibre : que faire de la moustiquaire ? le choix des armes : rasoir ou poignard : avantages et inconvénients. Question du changement de mains).

 La peur d’être découvert : le bruit des klaxons : noter au passage, le choix du verbe « grincer » qui évoque la discordance, quelque chose qui se détraque, et la brièveté de la phrase. A l’inverse la métaphore « la vague de vacarme retomba» avec l’allitération en v met en valeur le silence qui s’instaure à nouveau. L’alternance des phrases longues et des phrases courtes appuie le suspense.

 Ces questions et ces inquiétudes à l’idée d’être découvert tendent à suspendre le temps: Affirmation « cette nuit où le temps n’existait plus» appuyée par l’alternance des imparfaits descriptifs qui interrompent l’action et des passés simples qui y reviennent, mais qui sont globalement moins nombreux (« Quatre ou cinq klaxons grincèrentà la fois », « La vague de vacarme retomba », « Il se retrouva », « Il lâcha le rasoir », « Il le fit passer dans sa main droite », « Il éleva légèrement le bras droit »). Voire même dilatation du temps par évocation de plus en plus détaillée : « il lâcha le rasoir, la gauche retombant sur la laine de son chandail et y restant collée », « il éleva légèrement ».

 2) La confrontation avec la réalité du meurtre

 Mise en évidence par les réactions de Tchen : « l’angoisse lui tordait l’estomac », « cette nuit écrasée d’angoisse » (noter le grandissement au moment de la reprise) + comportements physiques : « tordait l’estomac », « les paupières battantes », « la nausée », « ses mains hésitantes », « ses doigts crispés ».

 Mais aussi par une réaction de paralysie : « songer avec hébétude », « fasciné par ce tas de mousseline », « il se retrouva en face », « stupéfait du silence ».

 La réalité de l’assassinat opposée à l’idée du projet révolutionnaire

 Tuer un homme endormi, un homme sans visage : « un corps moins visible qu’une ombre », un être parfaitement égal à soi-même : « de la chair d’homme ». (A l’inverse même de « combattre des ennemis, combattre des ennemisqui se défendent, des ennemis éveillés » : style indirect libre, véhémence de l’expression marquée par la formulation exclamative, et vocabulaire de la guerre).

 Idem « non le combattant qu’il attendait, mais un sacrificateur » : vocabulaire religieux, mais qui renvoie l’idée d’une victime qui n’a pas les moyens de se défendre (on est dans « La Nuit face au ciel »). Opposition entre l’idéal révolutionnaire (« les Dieux qu’il avait choisis », le combat héroïque contre un ennemi clairement identifié), et la réalité de l’action : mettre à mort en silence un homme qui dort.

 III la métamorphose de l’individu :

 1) L’opposition symbolique des lieux

 Contrastes du texte : deux mondes symboliquement opposés : celui de la vie, et celui de la mort. Tchen dans cepassage bascule d’un monde vers l’autre : si le passage à l’acte est difficile, il n’y a aucune incertitude quant à l’issue : « il connaissait sa propre fermeté », « il savait qu’il le tuerait», « cet homme devait mourir », « cet homme qu’il devait frapper ». Par ailleurs, même lentement l’action avance et le passage s’achève au moment où Tchen lève le bras pour frapper (L’arme blanche manifeste une implication plus importante du meurtrier. Noter au passage les sonorités même de son nom Tchen: ce qui coupe, ce qui abrège, ce qui sépare).

 La chambre devient symbolique de la prison intérieure dans laquelle le personnage est en train de s’enfermer: imagede violence et de mort : « un grand rectangle d’électricité pâle, coupé par les barreaux de la fenêtre dont l’un rayaitle lit ». (noter au passage la connotation même de son nom) : mort, noirceur, silence.

 Incommunicabilité de plus en plus évidente: « dans le monde des hommes » : Tchen comme au-delà de ce monde (noter l’adverbe « là-bas, qui marque l’éloignement, les points de suspension qui miment concrètement cetléloignement).

 2) La religion de la mort

 « Assassiner n’est pas seulement tuer » : Parole rapportée au style direct

Faire valoir la différence de sens et l’étymologie même du terme assassiner (Les haschischins: les membres d’une secte militante musulmane, également nommée Nizârites, particulièrement active au XIe siècle en Perse et qui assassinait publiquement ses opposants [1]. Leur chef charismatique était Hassan ibn al-Sabbah.). La liaison avec le haschich évoque la notion de « drogue ».

 Les termes de sacrificateurs et de sacrifice vont dans le même sens. Noter le double-sens : Tchen est un sacrificateur,c’est lui qui met à mort, mais c’est aussi lui qui se sacrifie, c’est une victime. Il n’y pas totalement condamnatio nmorale de la part de Malraux, même si le mouvement est clairement vers le bas.

 A mettre en relation avec : « sous son sacrifice à la révolution, grouillait un monde de profondeurs auprès de quoi cette nuit écrasée d’angoisse n’était que clarté » : découverte de la fascination exercée par le meurtre : noter le verbe « grouiller » qui évoque un univers immonde, le mouvement vers le bas « profondeurs », et l’oxymore nuit/clarté.

 L’expression suggère que ce premier meurtre perpétré par Tchen ne sera que le début d’une sorte de descente aux enfers. De même noter l’ambiguïté « comme si son geste eût dû déclencher quelque chute ». Tchen envient à souhaiter qu’il se passe concrètement quelque chose d’extérieur à lui sans se rendre compte que c’est sa propre « chute » au sens religieux du terme qui commence .

Arrestation des communistes après l’échec de l’insurrection

Conclusion:

Cet incipit introduit brutalement le lecteur dans l’action et dans toutes les interrogations qu’elle implique. Derrière les mots glorieux de révolution et d’idéal de liberté et d’égalité, se pose aussi la question de mettre à mort le plus efficacement possible tous les opposants. Malraux met en évidence la difficulté concrète de l’action, et montrer à quel point elle peut transformer les hommes. Tchen, le premier personnage qui apparaît dans La Condition Humaine est aussi celui qui va se perdre dans cette violence, de plus en plus attiré par la mort, et de plus en plus loin de ses camarades.

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