Latin (terminales): Cicéron, Paradoxes stoïciens, II

Traduction:

Mais pour ma part, je n’ai jamais pensé que Marcus Régulus était tourmenté, malheureux et misérable. En effet, ce n’était pas la grandeur de son âme que les Carthaginois torturaient, ni sa loyauté, ni sa fermeté, ni aucune vertu, ni même enfin son âme, elle-même, qui grâce à l’aide de tant de vertus, grâce à un si grand accompagnement, ne put assurément pas être prise elle-même, alors que son corps était pris.[…] Il ne peut qu’être le plus heureux des hommes, celui qui est tout entier dépendant de lui et qui place en lui ses biens ensemble. A l’inverse, pour celui dont toute l’espérance, la raison, la pensée dépend de la fortune, rien ne peut être sûr, rien de ce qu’il pourrait considérer comme assuré, n’est destiné à lui rester un seul jour. Toi, cet homme, plonge le dans la terreur, si tu en rencontres, par ces menaces de mort et d’exil .Mais quoi qu’il m’arrive, dans une société si déplaisante, cela m’arrivera, sans même que je ne le refuse, et non seulement sans que j’y oppose une résistance active. Pourquoi en effet ai-je travaillé, pourquoi ai-je agi, à quoi ont veillé mes soins et les pensées, si je n’ai rien acquis de tel, si je n’ai rien obtenu afin de me trouver dans cet état que ni la témérité du sort, ni l’injustice de mes ennemis ne fassent chanceler?

Foppa Vincenzo, le juene Cicéron lisant, 1464

Situation du texte

En -47, la situation de Cicéron est difficile: du point de vue politique, c’est le triomphe de César après la victoire contre Pompée à Pharsale (la bataille de Thapsus contre les dernières forces anti-césariennes de Metellus et de Caton d’Utique aura lieu en -46).Vie personnelle également difficile à cause de la santé de plus en plus fragile de sa fille Tullia.

Entreprend la rédaction de cette oeuvre comme une “distraction”, même si par ailleurs, il ne pense pas sa vie menacée.

Paradoxe: maximes étranges en désaccord avec les opinions de la foule.

II paradoxe: rien ne manque à l’homme vertueux pour son bonheur.

le goût du paradoxe comme volonté de provoquer un choc chez le lecteur. trouver des formules frappantes pour montrer le changement de perspective dans lequel il faudrait se situer.

Le supplice de Régulus

Commentaire du texte:

Introduction:

Rédigé en – 47, l’ouvrage Les Paradoxes des Stoïciens apparaît comme l’une des premières oeuvres de Cicéron ouvertement philosophiques, et il est intéressant de voir que pour de tels débuts, c’est la philosophie stoïcienne qu’il choisit d’évoquer. Sa situation personnelle le porte à la réflexion et à l’étude: depuis la victoire de César contre Pompée en -48 (Bataille de Pharsale), Cicéron ne peut plus espérer jouer un rôle quelconque dans la vie politique, et il connaît également des soucis d’ordre familial, la santé de sa fille Tullia se manifestant de plus en plus fragile. Adressé à Marcus Junius Brutus (celui qui sera à la tête du complot pour tuer César en – 44), l’oeuvre défend six “paradoxes”, c’est-à-dire six affirmations qui vient heurter l’opinion courante (sens étymologique: contre l’opinion générale, contre l’opinion habituelle). La seconde de ces propositions, que Cicéron va donc défendre ici affirme que la seule vertu (virtus, utis) suffit au bonheur (beatus). En quoi son affirmation est-elle paradoxale et comment la soutient-il?

Nous verrons dans un premier temps que cette proposition se fonde avant tout sur une opposition entre l’individu lui-même et la fortune à laquelle il est soumis. Nous montrerons ensuite à quel point cette affirmation se révèle difficilement acceptable, dès lors qu’elle est poussée à son extrême, avant d’envisager qu’elle reste certainement pour Cicéron un idéal de vie qu’il se donne à lui-même et dont il espère se montrer digne.

I Le refus des contingences extérieures

Le bonheur, selon les Stoïciens, ne peut s’accommoder de ce qui ne dépend pas de soi. A partir de là, Cicéron dresse le portrait antithétique:

1) de celui qui dépend des circonstances extérieures  “cui spes omnis et ratio et cogitatio pendet ex fortuna”. On remarque le rythme ternaire (3 sujets et un accord du verbe avec le dernier sujet mentionné) et la valeur imagée du verbe “être suspendu à”, qui appuie l’idée de soumission.

Or ce qui caractérise la fortune, c’est sa versatilité: “huic nihil potest esse certi, nihil quod exploratum habeat permansurum sibi unum diem”: le rythme binaire permet à Cicéron de répéter le terme important “nihil”, et de mettre en évidence l’absence de stabilité des acquis de la fortune en opposant le verbe “permanere” (avec le préfixe per, jusqu’au bout), avec la brièveté de la durée évoquée ici “unum diem”.

2) de celui qui ne dépend que de lui-même: “qui est totus aptus ex sese quique in se uno sua ponit ommia”. On remarque ici les deux adjectifs “totus”, tout entier, et “omnia”, tout  qui ne laisse aucune place à l’extériorité. A cet homme seul est accordé le bonheur: “Nemo potest non beatissimus esse”. Cicéron utilise ici une double négation qui en fait renforce l’affirmation (nemo…non: Personne ne peut ne pas être le plus heureux, celui qui = c’est le plus heureux, celui qui. Attention à la question des doubles négations en latin! L’ordre et le choix des négations sont extrêmement importants). On note ici l’emploi du superlatif “beatissimus”, qui affirme ce bonheur comme extrême.

De fait, il apparaît clairement que pour Cicéron, tout ce qui relève des circonstances extérieures, ne peut qu’être difficile et douloureux: l’exemple de Régulus est emprunté au contexte de la première guerre punique, et lorsque l’orateur évoque le cas de l’homme entièrement dépendant de la fortune, il parle de la peur (“terreto” Fais peur, terrorise cet homme) et de  “istis mortis aut exilii minis”, par ces menaces de mort ou d’exil, comme s’il s’agissait bien là d’un sort courant. Il ne faut pas oublier que Cicéron lui-même a connu l’exil, que sa vie a été quelquefois menacée et que de fait, il sera assassiné sur les ordres de Marc-Antoine. En parlant de “fortunae temeritas” directement liée à “inimicorum injuria”, il rappelle la violence et l’insécurité caractéristiques des guerres civiles qui ont agité Rome pendant tout ce premier siècle avant J.C.

 II Une affirmation difficilement acceptable

 Si l’on veut bien admettre que le fait de dépendre des événements extérieurs sur lesquels nous n’avons  pas de prise nuit au bonheur, la proposition inverse (le bonheur de celui qui ne dépend que de lui-même) apparaît comme plus discutable.

1) d’abord parce que ce détachement du monde extérieur ne semble acquis qu’à partir d’efforts longs et difficiles: “quid enim laboravi, aut quid egi, aut in quo evigilarunt curae et cogitationes meae, si…”.

2) mais surtout parce qu’elle implique aussi une indifférence absolue aux souffrances morales et physiques, l’exemple de Régulus apparaissant comme parfaitement invraisemblable (du bonheur de la torture: on est bien dans le paradoxe). L’opposition qu’établit ici Cicéron entre l’âme, le courage (animus) et le corps (corpus) fonde ce paradoxe: au corps qui peut être emprisonné  (“cum corpus ejus caperetur”) et torturé, s’oppose l’âme (“capi esse ipse non potuit”, elle-même n’a pu être prise).

De fait, Cicéron ici use de nombreux procédés rhétoriques qui cherchent à masquer le caractère difficilement défendable de son argumentation.

Le texte va donc utiliser:

1) les négations très appuyées qui donnent aux affirmations de Cicéron un caractère péremptoire et presque indiscutable. Ainsi elle prennent valeur de litote insistante dans la première phrase: “nec M. Regulum aerumnosum nec infelicem nec miserum unquam putavi”, tandis que dans la seconde phrase elles appuient les qualités morales dont un homme vertueux ne peut être dépouillé: “non magnitudo animi, non, gravitas, non fides, non constantia, non ulla virus, non denique animus”.

2) Une question oratoire qui se développe sur quatre lignes et qui joue sur les rythmes ternaires ou binaires:

Quid laboravi, quid egi, in quo evigilarunt: rythme ternaire

curae et cogitationes meae: rythme binaire

si nihil peperi, nihil consecutus sum: rythme binaire

ut eo statu essem

quem neque fortunae temeritas, neque inimicorum labefactaret injuria?: rythme binaire.

3) Un impératif futur “Eum te terreto” qui lui permet de prendre à parti son lecteur et de le réveiller, en l’invitant à mépriser celui qui, dépendant des circonstances extérieures, a la lâcheté d’être sensible aux menaces de mort ou d’exil.

Et c’est bien là que l’on voit que le bonheur n’est sans doute pas l’essentiel pour l’orateur: ce qui compte avant tout, c’est l’exhortation au courage et à la fermeté qui permet de supporter l’adversité.

La mort de Ciceron

III Un idéal de courage

1) Le choix de Régulus comme exemplum (un exemple qui en fait a valeur de modèle) est essentiel, car il s’agit bien d’un héros de la république romaine, un homme capable de sacrifier sa vie aux intérêts de l’Etat: l’énumération des qualités que lui prête Cicéron est bien celle des vertus romaines par excellence: le courage (virtus, constantia), mais aussi le sérieux (gravitas, la qualité du magistrat romain ou du sénateur) et le respect de la parole donnée (fides), toutes qualités considérées comme en voie de disparition aux moments des guerres civiles. Le portrait élogieux de Régulus reste avant tout lié à l’histoire romaine , car ceux qui le torturent sont clairement désignés, il s’agit bien de “Poeni”, les Carthaginois, les ennemis historiques des temps passés.

2) C’est cet idéal de courage que Cicéron se fixe pour lui-même. car si le texte utilise la première personne, il ne s’agit pas toujours seulement de l’emploi impersonnel du “je” des philosophes. Si la première phrase peut être lue comme telle “Nec vero ego…umquam putavi”, la suite du texte renvoie clairement à l’expérience particulière de Cicéron, qui évoque ses efforts dans la pratique de la philosophie: “laboravi”, “egi”, “evigilarunt cura et cogitationes meae”. De même il parle de l’acceptation des vicissitudes de son existence: “in tam ingrata civitate”, c’est-à-dire en l’occurrence de l’exil qui l’a frappé, alors qu’il se voyait comme le sauveur de la république, après la conjuration de Catilina,  lors de son consulat en -63. La situation dans laquelle il se trouve en -47, mis à l’écart de la vie politique, impuissant face à César, résonne bien sûr dans des expressions comme “temeritas fortunae”, ou “inimicorum injuria” (le terme d’inimicus désigne l’ennemi personnel à la différence d’hostis, qui désigne l’ennemi de la nation toute entière).

Au delà donc de la leçon de philosophie, c’est avant tout la fermeté stoïcienne qui plaît à l’orateur, qui y voit un idéal de courage vers lequel il s’efforce d’aller.

Conclusion

Un texte qui témoigne bien de l’approche philosophique de Cicéron, de sa volonté de faire connaître les principes de la philosophie stoïcienne, mais sans se départir de son implication politique vis-à-vis de la République romaine. L’effort vers plus de courage et de fermeté reste à souligner de la part d’un homme qui sera effectivement l’une des victimes de la réconciliation inattendue entre Octave et Marc- Antoine en -42.

Mort de Cicéron (Série américaine « Rome »)

Mort de Cicéron:

« Mourons », dit-il, « dans une patrie que nous avons souvent sauvée ! » Il est prouvé que ses esclaves, courageux et fidèles, étaient prêts à se battre pour le défendre, mais lui fit déposer sa litière et leur dit de supporter calmement ce qu’un sort injuste lui infligeait. Il se pencha hors de sa litière et offrit sans trembler sa nuque. On lui trancha la tête. Mais cela ne suffit pas à la stupide cruauté des soldats : ils coupèrent aussi ses mains, lui reprochant d’avoir écrit quelque chose contre Antoine. Alors sa tête fut apportée à Antoine et, sur son ordre, placée entre ses deux mains aux Rostres où, consul, et souvent comme ancien consul, et cette année même il avait, avec une éloquence admirable comme il y en eut jamais, tonné contre Antoine.

Tite-Live, Histoire romaine, CXX, in Sénèque le Père, Suasoriae, VI, 17 (trad. E. Girard).

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