Giono, Le Hussard sur le toit: explication 3

Chapitre XIV: La maladie de Pauline

De  » Mais elle le regardait d’un air stupide » à «  venait frapper la surface de la peau« 

Introduction:

Dernier chapitre du roman: aboutissement du voyage: la ville de Gap n’est plus qu’à dix lieues (une lieue: environ 4 km). Le château de Theus n’est pas loin de Gap. Le pays que traversent alors Pauline et Angelo est « normal »: les corbeaux y sont comme avant, c’est-à-dire peureux. Tous les deux goûtent le plaisir du voyage et envisagent leur arrivée à Théus: la maladie de Pauline apparaît donc comme une bouleversement total, pas seulement une difficulté de plus, mais l’épreuve qui modifie les relations entre les deux jeunes gens et les oblige à ouvrir les yeux sur eux-mêmes.

Comment le choléra est-il encore ici un élément moteur dans la révélation des personnages?

I La description de la maladie

Angelo est habitué au choléra (et le lecteur aussi!): depuis le chapitre II et la rencontre du « petit français », il sait ce qu’il faut faire pour soigner les malades, et il a plusieurs fois essayé de le faire.

Premier symptôme: les vomissements

« Petit flot de matières blanches et grumeleuses semblables à de la pâtée de riz« ; « la bouche qui était restée emplâtrée du dégorgement de riz« : c’est l’image la plus frappante pour décrire le choléra. L’adjectif « emplâtrée » renvoie à la couleur blanche et au rôle du soleil pendant l’épidémie (voir l’explication précédente avec le soleil  comparé à un « plâtrier« ).

Deuxième symptôme: la cynanose (coloration bleue de la peau)

Elle est évoquée d’abord par la couleur: « les pieds étaient devenus violets » , »aux genoux…qui bleuissaient« , « habité de formes bleuâtres qui nageaient« . Mais aussi par le froid. Giono a recours à des comparaisons avec la glace et la neige: « pieds glacés« , « main de glace« , « genoux pris par la glace« , « pieds blancs comme de la neige« . A noter que ces images sont ambigües parce qu’elles marquent à la fois la beauté et la mort. D’autres images évoquent la dureté et la raideur: la nuque « dure comme du bois« , « les pieds restaient de marbre« .

Troisième symptôme: coma et métamorphose générale de l’être

« Elle le regardait d’un air stupide« , « cette tête dont il ne connaissait plus le visage« , « cette voix, bien qu’étrangère« . De même les cheveux ne sont plus les mêmes: « rêches, travaillés par une chaleur de désert ». On retrouve également sur le visage de Pauline le même rictus que celui qui apparaît sur les cadavres: « les lèvres se retroussaient sur les dents et la jeune femme avait une sorte de rire cruel voire carnassier« : les individus se transforment pour laisser s’exprimer leur animalité.

Cette métamorphose de l’individu est d’autant plus marquée que le corps n’apparaît plus comme un ensemble, ni comme un tout: chaque partie est mentionnée individuellement: la nuque, les jambes, les mollets, les pieds, les lèvres, les joues. Le corps semble ainsi disloqué, soumis à des forces qu’il ne contrôle plus du tout.

Image du film

II Une confrontation cruciale

1) Les réactions d’Angelo

Giono insiste tout particulièrement sur son désarroi, face à la maladie de Pauline, et c’est sans doute le seul moment du roman où il apparaît ainsi. Sa première réaction est l’affolement qui est ici transcrite par un cri, rapporté au style direct: « Qu’avez-vous? Pauline!« . C’est l’un des seuls moments où Angelo se sert du prénom de la jeune femme. De même, les verbes « il se précipitait« , « arracha« , « y plia la jeune femme » traduisent la violence première  de son comportement.

Angelo est ensuite présenté comme hébété: passif, « il écouta« , sans réagir « vide d’idées« . La conscience ne semble lui revenir que progressivement ainsi que le marque l’emploi de l’adverbe « seulement ». Quant à la précision temporelle « enfin« , elle laisse supposer un temps assez long avant qu’Angelo ne se décide à agir. Cette conscience est présentée comme liée aux souvenirs : « il pensa enfin au petit Français mais comme à une chose minuscule« , « il se souvenait de la femme qu’il avait soignée sur le seuil de la grange à Peyruis« : de fait ces souvenirs sont ambigus, car s’ils permettent à Angelo de se remémorer ce qu’il doit faire (noter la répétition par deux fois de l’expression « il fallait« ), ils renvoient également à des échecs: jamais Angelo n’a sauvé quiconque de la maladie.

Sa troisième réaction se concentre sur le présent et sur l’action: « Enfin il se dit: « Si je pense à tout cela, je suis foutu. Faisons les choses comme il faut‘ ». Le style direct rend plus forte cette exhortation à lui-même, exprimée en termes volontairement vulgaires. Il ne s’agit pas de penser, ni d’envisager l’avenir (« Il venait brusquement de perdre espoir« : l’espoir s’appuie sur l’avenir), mais d’agir concrètement.

A partir de là, le texte montre Angelo en action (multiplication des verbes au passé simple: se dressa, prit, trouva, alluma, fit chauffer, installa) et attentif à l’évolution des symptômes de la maladie, comme s’il reprenait ici conscience de la réalité (« il sentait le froid« ; « le regarda avec attention« ).

2) Une maladie progressive

Seul passage dans le roman où la maladie est présentée de manière véritablement progressive (dans le reste du texte, le choléra est présenté comme foudroyant): là, il y a une véritable résistance; on remarque tout d’abord la lenteur avec laquelle Pauline tombe malade: « elle eut comme un reflet de petit sourire charmant« , « elle fit manifestement effort pour parler » (Pauline essayant alors d’être comme avant). Sa chute à terre est appuyée par l’adverbe « lentement« , et les trois participes présents: « pliant les genoux, courbant la tête, les bras pendants » ralentissent encore l’action.

Par ailleurs Giono insiste sur la résistance du corps, qui semble animé de mouvements manifestant cette lutte intérieure: « nuque …tremblante« , « les mollets tremblaient« , « les muscles tendus faisaient saillie dans la chair« , « les lèvres se retroussaient« , « les joues…palpitaient« , « parcouru de tressaillements et de crampes« . Certaines comparaisons appuient la même idée de lutte intérieure: « comme travaillés par une chaleur de désert« , « comme des coups énormes frappés des profondeurs« , « habité de formes bleuâtres qui nageaient et venaient frapper la peau« : on retrouve à chaque fois l’idée de violence (répétition du verbe frapper) et la notion de profondeur (la métaphore « nager » en est une illustration).

Ainsi la maladie de Pauline est décrite comme un combat, ce que montre ici le jeu des oppositions (4 occurrences de « mais« , un emploi de « cependant« , auxquels s’ajoute la répétition de « déjà« , toujours associée à la progression de la maladie.

Le choléra est donc issu des profondeurs de l’être, et on retrouve ici le discours tenu par le médecin au chapitre précédent: la maladie est choisie, la personne atteinte décide, et cette pulsion vers le mort est impérative: Giono ici évoque « ces appels étranges auxquels tout le corps de la jeune femme répondait« . De fait, le seul remède possible selon le vieux médecin: « il faudrait se faire préférer, offrir plus que ne donne ce sursaut d’orgueil: en un mot être plus fort, ou plus beau, ou plus séduisant que la mort« .

III Le choléra, comme aboutissement des relations  entre Angelo et Pauline

1) une prise de conscience réciproque

Pour la première fois du roman, Angelo prend conscience de sa « solitude »: « il eut seulement conscience que le soir tombait et qu’il était seul » (cette constatation est reprise dans la suite du texte: « il s’aperçut brusquement qu’il faisait nuit noire, que le mulet était part. « je suis seul » se dit-il » p. 492). C’est le premier moment du roman où Angelo se sent dépassé par la situation, preuve de l’importance que Pauline revêt à ses yeux.

Pauline, quant à elle, est inconsciente, mais la seule réaction qu’elle a au cours de ce passage est significative.

2) La maladie comme relation physique entre les personnages

Giono joue sur l’ambiguïté: de très nombreux éléments suggèrent la sexualité. Ainsi Angelo est gêné par avance à la seule idée de déshabiller Pauline: « il avait eu besoin de l’habileté du vieux monsieur pour la déshabiller. Il fallait déshabiller Pauline« . Elle-même interrompt son geste, lorsque la main d’Angelo remonte sous sa jupe. L’emploi du style direct « J’aime mieux mourir » accentue la force de sa réaction.

Et si les gestes d’Angelo semblent par leur violence refuser toute sensualité (« avec brutalité« , » il déshabilla la jeune femme comme on écorche un lapin« ) Giono utilise un oxymore pour décrire sa réaction (« une sorte de fureur tendre« ), et mentionne au passage « un petit pantalon de dentelle« . De fait, la seule thérapie que connaît Angelo est le contact physique: « il frictionna tout de suite les cuisses« , « il découvrit le ventre et le regarda avec attention. Il le toucha des deux mains, partout« . La précision des cuisses « chaudes et douces » ou du ventre « souple et chaud » prêtent pour le moins à confusion. Angelo, du reste, ne s’y trompe pas car aussitôt « il retira ses mains comme d’une braise« 

On voit bien que Giono décrit ici la scène comme un acte d’amour qui s’accomplit entre Pauline et Angelo. La suite du passage est plus explicite encore. Le jeune homme finit par s’endormir « sa joue sur ce ventre qui ne tressaillait plus que faiblement« . Le lendemain, au réveil, Pauline le tutoie, preuve d’une intimité qu’elle reconnaît et revendique, alors qu’Angelo en est plutôt gêné et continue à la vouvoyer.

Conclusion:

Cet épisode marque donc l’aboutissement des relations entre Pauline et Angelo: leur amour se trouvant ainsi avoué et consommé de manière indirecte. Si tout au long du roman, le choléra sert de révélateur, capable de mettre à jour les peurs, les égoïsmes et la cupidité de l’humanité entière, les deux personnages n’échappent pas non plus à ces effets: la maladie les oblige à reconnaître ce qu’ils se cachent tout au long de leur parcours. Mais sachant que Pauline est mariée, qu’elle aime son mari, cette passion apparaît aussi comme illégitime et les deux jeunes gens perdent aussi une certaine part de la pureté, ils deviennent comme les autres hommes. Loin de s’achever avec l’arrivée de Pauline à Théus, le roman appelle une suite, que malheureusement Giono n’a pas écrite. C’est au lecteur lui-même d’imaginer la suite qu’il réserverait à ces deux personnages.

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