Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit (1932)

Corrigé rédigé du commentaire donné dans le corpus « Figures de guerriers » (DST)

Au lendemain de la première guerre mondiale, de nombreux ouvrages ont été écrits pour en décrire les violences, aussi bien du côté français que du côté allemand. On connaît  l’œuvre d’Heinrich Maria Remarque, A l’ouest, rien de nouveau, parue en 1927, qui dénonce la propagande patriotique et l’horreur vécue des tranchées. Pour le personnage principal du Voyage au bout de la Nuit, roman de Louis-Ferdinand Céline, publié en 1932 la guerre n’est que la première étape d’un long périple, mais elle constitue une expérience fondatrice. Ferdinand Bardamu  (barda-mu), soldat banal, découvre l’horreur et s’interroge sur les responsables de cet état de fait.

Comment Céline met-il ce personnage de Bardamu au service de la dénonciation de la guerre ?

Nous verrons dans un premier temps que ce passage révèle un moment essentiel pour le narrateur, avant de nous interroger dans un deuxième temps sur l’opposition qui s’y manifeste entre lui et le reste des hommes. Enfin, nous verrons que s’amorce ici le processus de dénonciation qui est à l’œuvre dans l’ensemble du roman.

Le dessinateur Jacques Tardi a illustré Voyage au bout de la Nuit

I Un moment essentiel pour Bardamu

1)      La situation du narrateur

Le roman, Voyage au bout de la nuit est écrit à la première personne du singulier, et la première grande expérience du narrateur, Ferdinand Bardamu,  est celle de la guerre de 1914. Etudiant en médecine, engagé volontaire, il se rend très vite compte de l’horreur et l’extrait proposé décrit justement le moment où il découvre la réalité de la guerre.

 Pris sous le feu des ennemis, dans un environnement campagnard, il met en évidence le danger encouru. Ainsi les éléments du paysage comme le vent ou les peupliers sont contaminés par le vocabulaire de la guerre : l’adjectif « brutal », rejeté au milieu de la phrase vient caractériser le vent, tandis que le narrateur parle des « rafales de feuilles » à propos des arbres. L’allitération en f crée une impression de danger. A l’inverse, le bruit des balles est désigné par « les petits bruits secs ». Cette incertitude relative à la source même du danger accentue l’angoisse, et le jeune Bardamu emploie une métonymie hyperbolique « en nous entourant de mille morts » pour parler des balles qui le menacent lui et ses compagnons. La métaphore « on s’en trouvait comme habillés », en évoquant le vêtement accentue l’évidence du danger. Dans cette situation, Bardamu a aussi sous les yeux la figure du colonel, installé sur le talus, personnage dont l’impassibilité le stupéfie. L’utilisation de l’imparfait et de l’adverbe  « il ne bronchait toujours pas » manifeste cet étonnement et la précision « sans hâte », qui vient qualifier la lecture du colonel rend encore plus surprenant ce comportement.

2)      Une réflexion personnelle

A partir de cette situation, Bardamu  va développer une réflexion qui est en fait la prise de conscience de ce qu’est réellement la guerre. La répétition de l’expression temporelle « A présent » (l.9 et 27) montre le caractère décisif de ce moment. L’emploi de verbes qui traduisent la réflexion « « je conçus », « pensais-je », « je le concevais », ainsi que des mots de liaisons qui évoquent la progression du raisonnement (« donc » aux lignes 8, 15, 30, 38 ; « dès lors » l. 11, « décidement » l.22, « sans doute ») conduisent le lecteur à suivre Bardamu dans le déroulement de sa pensée, et instaurent ainsi une étroite complicité avec lui.

3)      Un narrateur jeune et naïf

Cette complicité est également appuyée par le fait que le narrateur se présente avant tout comme un être naïf qui perd brutalement ses illusions. Cette naïveté est mise en scène par le premier aveu : « faut que je dise tout de suite ». Alors que le lecteur s’attend à quelque chose de bien plus grave étant donné le contexte, ce qui est avoué, c’est seulement l’attitude d’un citadin qui ne supporte pas de sortir du cadre auquel il est habitué. La violence du ton (emploi d’adverbes absolus comme « jamais » ou « toujours » ; d’un rythme ternaire qui utilisent trois propositions relatives dont les verbes sont à la forme négative) fait sourire et amène le lecteur à considérer le narrateur comme très jeune.

De la même manière, le choix d’un langage familier caractérisé par les prolepses (l.1 et l.8), l’oubli des négations (« j’ai jamais pu la sentir », « c’est à pas y tenir » : cet oubli est soigneusement calculé par Céline, afin de traduire l’exaspération du personnage), les pléonasmes (« on y ajoute la guerre en plus ») témoigne de la volonté de mettre en scène un personnage supposé jeune découvrant la réalité du monde, et réagissant spontanément par l’indignation. Dans le dernier paragraphe, Bardamu se représente lui-même comme un enfant: des expressions comme « Ce qu’on faisait…n’était pas défendu », « des choses qu’on peut faire sans mériter une bonne engueulade » suggèrent un étonnement enfantin devant la manière dont les adultes ont organisé le monde.

Dans le même registre, il se présente lui-même comme « puceau de l’Horreur », avant d’affirmer « J’étais dépucelé ». Il n’hésite pas ainsi à se moquer de lui-même, tout en affirmant la guerre comme expérience décisive qui détermine un avant et un après inéluctable.

II Une singularité irréductible : moi et les autres

1)      L’hypertrophie du moi

Ce passage manifeste ainsi une nette opposition nette entre Bardamu et le reste du monde. Le « je » est extrêmement présent, et on peut s’interroger sur l’ambiguïté du début du texte qui ne comporte de virgule qu’après « la campagne ». Les deux premiers termes « Moi d’abord » suggèrent un ego très développé chez le narrateur, ce que la suite du texte confirme. Si Bardamu utilise la première personne du pluriel « nous », ou le pronom indéfini « on » pour désigner les soldats, la plupart du temps il se représente seul face au reste du monde, seul à prendre conscience de la guerre, et seul à ne pas vouloir mourir. De fait si le colonel ne semble pas avoir peur, ce n’est pas par courage, mais par manque d’imagination. : « Il n’imaginait pas son trépas !». L’emploi d’une phrase exclamative montre bien à quel point le narrateur est choqué de ce qu’il considère comme un défaut.  A l’inverse, lui-même, doué d’imagination,  revendique hautement la peur : « Je n’osais plus remuer », « ma peur devint panique » « et avec quel effroi… ». Il n’hésite pas non plus à se qualifier de « lâche », ce qui dans le contexte de la guerre de 1914 apparaît comme une provocation, et là encore affirme son unicité au moyen d’une interrogation que la précision géographique « sur la terre » rend quelque peu prétentieuse: « Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? ». De manière significative, même si Bardamu pressent que d’autres soldats pourraient être comme lui, comme l’agent de liaison « chaque fois un peu plus vert et foireux », il insiste bien sur l’impossibilité de communiquer : « on n’avait pas le temps de fraterniser non plus ». C’est donc bien sa solitude et son isolement que Céline choisit de mettre en évidence.

2)      Les « autres »

Cette solitude, Bardamu la rend plus sensible en accentuant le grand nombre de tous ceux qui ne sont pas comme lui. Du colonel, qualifié de « monstre », (alors qu’étymologiquement, le monstre est au contraire unique) Bardamu passe à « beaucoup des comme lui»  puis « tout autant dans l’armée d’en face » dans la même phrase. Cette première gradation est accentuée par une seconde : « un, deux, plusieurs millions peut-être en tout ? ». Dans le paragraphe suivant, Bardamu imagine alors cette masse d’hommes décidés à faire la guerre. Une première phrase oppose donc le narrateur « perdu », et « deux millions de fous héroïques et déchainés et armés jusqu’aux cheveux ». On note la répétition de la conjonction de coordination « et » qui amplifie l’effet de nombre, et l’oxymore « fous héroïques » qui ne va sans rappeler la « boucherie héroïque » dont parle Voltaire dans Candide, quand il évoque la guerre. Quant à l’expression « Armés jusqu’aux cheveux » si elle manifeste une tonalité humoristique, elle suggère aussi que ces hommes-là sont encore plus armés que la normale, « jusqu’aux dents ». La phrase qui suit se développe sur sept lignes et évoque le déferlement de ces armées, caractérisées par le mouvement (« sur motos », « en autos », « volants », « creusant », « caracolant dans les sentiers ») et le bruit (« hurlants », « sifflants », « pétaradants », les allitérations en « an » vont dans le même sens). On remarque bien sûr la répétition du verbe « détruire » et la gradation « Allemagne, France et continents ». La guerre, tout d’abord qualifiée « d’imbécillité infernale » est devenue « croisade apocalyptique ». Ce qui est désormais en jeu, c’est l’imminence de la fin du monde.

3)      La responsabilité d’une société tout entière ?

Parmi ces autres, le narrateur dénonce la responsabilité de ceux qui décident, en commençant par la hiérarchie militaire, le colonel tout d’abord, puis le général. Significativement, Céline l’a appelé « général des Entrayes », ce qui met en évidence la particule, indice de noblesse, et l’ironie de sa fonction, qui envoie le plus de soldats possible à la mort  (général des entrailles). Malgré la connotation péjorative de l’adjectif « petites », Bardamu montre bien que les lettres du général sont toutes puissantes : à son indignation qui se manifeste par une série de questions, jouant toutes avec des synonymes « méprise », « erreur », « maldonne », « on s’était trompé », s’oppose la réponse qu’il suppose faite par le général et rapportée ici au style direct : « Continuez, colonel, vous êtes dans la bonne voie ». La guerre apparaît ainsi voulue et encouragée par le gouvernement et la société. Le dernier paragraphe développe une opposition entre le « on », les soldats ordinaires, ravalés à des comportements enfantins, ce que suggèrent des expressions comme « cela…n’était pas défendu » ou « sans mériter une bonne engueulade », et « les gens sérieux », qui  encouragent « le tirage au sort » (les jeux de hasard ), « les fiançailles » (une pratique extrêmement bourgeoise) et « la chasse à courre » (activité à laquelle ne se livrent que l’aristocratie et la haute bourgeoisie, et qui s’achève tout de même par la curée). Pour Bardamu, comme pour Céline, la guerre est avant tout décidée par le pouvoir en place et la société qu’il cherche à défendre.

      

II Une œuvre de dénonciation

1)      « la sale âme héroïque des hommes »

Mais le narrateur ne se contente pas de mettre en cause ceux qui détiennent le pouvoir. C’est l’humanité toute entière qu’il dénonce ici. En parlant de la « sentence  des hommes et des choses », il évoque une condamnation générale. Avec la mise en avant de l’adverbe « jamais » en début de phrase, il accentue le caractère « implacable » de cette « sentence ».  Lorsqu’il parle de son dépucelage, de son entrée dans la guerre (métaphore filée ?), il découvre « tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ». Le terme « d’âme » souvent employé de manière valorisante est ici totalement déprécié par les adjectifs « sale » et « fainéante », et là encore la critique concerne l’ensemble de l’humanité. En précisant « ça venait des profondeurs et c’était arrivé », Bardamu continue dans la dépréciation, tout d’abord avec le démonstratif familier « ça », puis avec cette notion de « profondeurs », qui connote le caché et l’innommable.

2)      Voyage au bout de la nuit

Ainsi la guerre apparaît bien comme la première étape de ce voyage au bout de la nuit, qui donne son titre au roman, première découverte de l’horreur et de l’ignominie humaine. Le départ  de la place Clichy marque l’entrée de Bardamu dans la vraie vie. On note quelques termes qui renvoient à la notion de chemin ou de  voyage : « ses chemins qui ne vont nulle part », « dans les sentiers », « la bonne voie » et on remarque que Bardamu lui-même se décrit comme désormais pris dans un mouvement qu’il ne peut contrôler : « je m’étais embarqué » (l’image maritime exclut toute possibilité de fuite), « j’étais pris dans cette fuite en masse, vers ». Il est à  noter cependant que dans cette présentation, Bardamu semble se considérer comme différent des autres. Homme lui-même, échapperait-il à la condamnation ? La question reste posée en ce début de roman.

3)      Une écriture de la dénonciation

Le seul recours qu’il reste au narrateur, c’est la parole : « faut que je dise toute suite ». Le ton familier trahit ici l’urgence de s’exprimer, et dessine les deux tonalités majeures du roman. D’abord l’indignation, voire la colère, qui se manifeste par la multiplication des phrases exclamatives ou des interrogatives à valeur rhétorique, par l’emploi de termes familiers ou d’incorrections très calculées (les négations incomplètes).  Ensuite l’ironie, qui permet de contrebalancer quelque peu la noirceur du roman, sensible ici par des antiphrases : « Nous étions jolis ! », « continuez, colonel, vous êtes dans la bonne voie ! ». On peut aussi relever l’expression des « soldats inconnus », pour parler des Allemands (la tombe du soldat inconnu a été installée sous l’arc de triomphe après la guerre de 1914 le 28 janvier 1921). Dans cet extrait, il est difficile de dissocier Céline de Bardamu. C’est par l’intermédiaire de son personnage que Céline développe sa dénonciation, mais il ne faut pas oublier qu’un autre personnage est aussi essentiel dans le roman, Robinson et que les effets d’écho que l’on peut établir entre l’auteur et ces deux personnages principaux sont de fait complexes.

Conclusion

Ainsi, cet extrait apparaît comme un moment essentiel dans le roman : il pose le personnage principal, Ferdinand Bardamu, comme une sorte d’anti-héros égocentrique,  revendiquant la lâcheté et mettant en cause la société dans son ensemble : il critique la guerre, les hommes qui l’ont décidée et qui la font. Lui-même nous apparaît comme  condamné à subir la situation, sans rien pouvoir faire sinon parler, dénoncer avec une force et une ironie désespérée. Double possible de son auteur, Bardamu entame ici son propre Voyage au bout de la Nuit, entraînant à sa suite un lecteur à la fois choqué et fasciné par la singularité d’un tel narrateur.

 

 

 

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