Virgile, Bucoliques 1, commentaire

Virgile, Bucoliques I vers 1 à 45

Introduction

Première grande œuvre de Virgile, rédigées de 40 à 37 avant J.C (Le poète a 30 ans), Les Bucoliques (de boukolos, le bouvier en grec) sont inspirées par la poésie pastorale grecque, telle qu’elle a été illustrée par le poète Théocrite (315-250 avant J.C), qui mettait en scène des bergers dans le cadre de sa Sicile natale (Syracuse, avant d’être conquise par les Romains était une colonie grecque).

Dans cette première bucolique, Virgile propose un dialogue entre Tityre, le bouvier et Mélibée le berger (inversion ironique par rapport à leurs noms mêmes : Tityre évoquant en grec la peau de chèvre et Mélibée, pouvant se traduire par celui qui prend soin des bœufs ?). L’un se retrouve exilé, chassé de sa région natale, tandis que l’autre a obtenu de pouvoir rester sur son domaine. On retrouve la même thématique dans la IX bucolique : Lycidas dialogue avec Moeris, un esclave de Ménalque qui connaît la même situation.

Il est traditionnellement admis que cette évocation est d’inspiration biographique, mais on peut aussi y voir une invitation au seuil du recueil à entrer véritablement dans le monde idéal et poétique de la pastorale elle-même.

I Une inspiration biographique

En 39 avant J.C, au moment du triumvirat d’Octave, Antoine et Lépide, un décret est passé afin d’octroyer aux vétérans des armées romaines des terres agricoles. Le domaine de Virgile près de Mantoue lui aurait alors été confisqué et il ne l’aurait recouvré que grâce à un séjour à Rome au cours duquel il aurait rencontré Octave lui-même.

Cyprès

Tityre évoque à partir du vers 19 un voyage à Rome, et la découverte d’une ville « Urbem quae dicunt Romam » dépassant l’imagination naïve d’un berger : Il affirme d’abord s’être trompé en envisageant une grande ville comme Rome à partir de son expérience d’une ville plus petite. Virgile cite deux exemples empruntés au quotidien du gardien de troupeaux, imaginer les chiens à partir des chiots, les chèvres à partir des chevreaux.  Mais Rome est inimaginable et dépasse de très loin ce que connaissait Tityre. Sa grandeur est soulignée par la comparaison entre les cyprès (« cupressi ») et les « lenta viburna » (les souples viornes).

Viornes

Tityre évoque aussi sa rencontre avec celui qui l’a protégé et lui a accordé la liberté : certains éléments du texte le présentent en effet comme un esclave nouvellement libéré : « libertas » ouvre le vers 27 et il est question au vers 32 du « pécule » (« Cura peculi »). Dans l’antiquité, le terme renvoie à l’argent qu’un esclave réussissait à économiser petit à petit afin de racheter sa liberté (Il faut aussi admettre que le maître lui accordait la possibilité de gagner de l’argent lui-même). Néanmoins la mention de Galatée comme « maîtresse »  (« dum me Galatea tenebat ») confère à ses expressions une valeur métaphorique. Son séjour à Rome lui permet donc de rester sur ses terres, et nombreux sont ses remerciements pour celui que l’on considère comme représentatif d’Octave, le futur Auguste.

Il est à de nombreuses reprises désigné par le pronom laudatif « ille » :

Vers 7 : Namque erit ille mihi semper deus. Illius aram

saepe tener nostris ab ovilibus imbuet agnus.

 

Sacrifice, Musée du Louvre

Vers 9 : Ille meas errare boves, ut cernis, et ipsum
ludere quae vellem calamo permisit agresti

Vers 42 : Hic illum vidi juvenem, Meliboee,

Vers 44: Hic mihi responsum primus dedit ille petenti

De plus, il est assimilé à un dieu: « deus nobis haec otia fecit », « Namque erit ille mihi semper deus », et vénéré comme tel par des offrandes : le vers 8 mentionne « tener agnus », un tendre agneau, et le vers 43 décrit les autels fumants : « cui nostra altaria fumant ».

Ainsi protégé, Tityre échappe donc au sort de Mélibée, voué à l’exil. Celui-ci évoque un monde perturbé : «  undique totis /usque agris turbatur agris », le contre-rejet souligne le bouleversement qui peut renvoyer à l’état même de l’Italie au moment des guerres civiles. Quant à la mention des chevreaux abandonnés dès leurs naissance  (« gemellos  reliquit », vers 14) elle suggère un pays ravagé qui ne prend même plus soin de sa descendance, ce que la précision « silice in nuda conixa » confirme au vers 15. Cette impression de destruction est appuyée aussi par l’évocation des chênes foudroyés (« quercus de caelo tactas », vers 17

On peut remarquer également que Mélibée passe de « linquimus » à « fugimus » (vers 3 et 4). Les jeux de sonorités et l’anaphore, qui joue sur la paronymie « nos patriae finis » // « nos patriam fugimus » accentuent la tristesse sensible dans ses paroles. Pourtant à aucun moment il ne manifeste le moindre ressentiment envers Tityre : « non equidem invideo, miror magis » vers 11 et peut-être cette réaction nous suggère-t-elle de lire cette première bucolique comme une invitation à quitter le monde réel pour entrer dans le monde imaginaire (et littéraire) de la pastorale.

II Une invitation en Arcadie

Si les Bucoliques mentionnent de nombreux lieux d’Italie ou de Sicile, Virgile cite aussi l’Arcadie, cette région montagneuse au centre du Péloponèse, où serait né le dieu Pan, l’inventeur de la flûte du même nom. Chez lui, l’Arcadie devient mythique : c’est un pays de rêve, caractérisé par l’harmonie entre l’homme et la nature, pays où les bergers n’ont pas d’autres occupations que de célébrer l’amour et faire de la poésie. C’est-à-dire exactement ce que fait Tityre dans cette première bucolique.

Carte du Péloponèse

L’importance de la nature apparaît ici par l’abondance du vocabulaire qui la décrit. Il s’agit d’une nature qui mêle paysages sauvages (« silva », la forêt vers 5) et  champs cultivés (« dulcia arva » vers 3 ; « agris » V.12). De nombreux termes évoquent les arbres: fagus, le hêtre, quercus, le chêne, cupressus, le cyprès, corylus, le noisetier, pinus, le pin, mais il est aussi question d’ « arbusta », vers 39. Les viornes renvoient également à ce type de végétation.

Dans ces paysages évoluent aussi de nombreux animaux : « boves », vers 9, « capellas » vers 12, « agnus » vers 8, « ovium » vers 21, « tauros » vers 45.

Dans cette nature accueillante, Tityre n’a aucune occupation contraignante : dès le premier vers, il nous est présenté « patulae recubans sub tegmine fagi », étendu sous le toit d’un large hêtre, « lentus in umbra », « nonchalant sous l’ombrage » (nous sommes dans des pays du sud, l’ombre est gage de bien être, de même la mention des « fontes » ajoute la fraîcheur à cette évocation champêtre). Il est bien question du « pinguis caseus » qu’il s’agit d’aller vendre, mais cette occupation semble peu prenante.

Tityre est plutôt absorbé par la poésie et la musique : « avena » au vers 2 désigne la flûte, le verbe « resonare » au vers 5 suggère le chant, tandis qu’au vers 10 « agresti calamo » renvoie au roseau, là encore utilisé comme une flûte. Les sujets poétiques sont également suggérés avec l’évocation des amours de Tityre, Galatée et Amaryllis. On peut ici rappeler que l’amour malheureux de Polyphène pour Galatée est raconté dans les Idylles de Théocrite (voir édition Hatier p. 35)  De fait s’instaure entre Tityre et la nature une relation étroite : la nature est personnifiée et regrette l’absence du berger lors de son séjour à Rome : Ipsae te, Tityre, pinus/ ipsi te fontes, ipsa haec arbusta vocabant. On songe bien sûr au personnage d’Orphée et à son influence sur la nature toute entière. Dans cette première bucolique nous sommes avant tout dans un univers littéraire et poétique, inspiré par la pastorale grecque.

Fontaine Médicis, Jardin du Luxembourg, Paris

Le géant Polyphème, jaloux, épie Acis et Galatée, et veut les écraser sous une pierre

Conclusion

Au début du recueil, Virgile semble ainsi nous inviter à entrer dans un monde détaché du réel, loin de la violence de la guerre civile et de la division. Il s’agit de pénétrer dans la littérature même, dans un pays imaginaire qui ne connaît que la douceur de vivre au sein d’une nature accueillante. Un pays de rêve, où pratiquer « l’otium » en toute sérénité. La seule ombre dans ce tableau idyllique serait sans doute l’âge même de Tityre, car le vers 28 suggère un personnage déjà assez âgé, comme si ce monde parfait n’était plus guère habité que par des figures vieillissantes, que Virgile se propose peut-être de rajeunir avec ses vers.

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