Latin: Lucrèce, hymne à Vénus

Lucrèce, De rerum Natura

Livre I, Vers 1à 25

Naissance de Vénus, Odilon REDON, 1912

 Mère des descendants d’Enée, plaisir des hommes et des dieux, Vénus nourricière, toi présente sur la mer porteuse de navires, sous les astres qui roulent dans le ciel, toi présente sur la terre porteuse des moissons, puisque c’est grâce à toi que toute créature vivante est conçue et a vu dès sa naissance la lumière du soleil, c’est devant toi, déesse, que s’enfuient les vents, c’est ton arrivée que fuient les nuages du ciel, sous tes pieds la terre industrieuse fait naître d’agréables fleurs, c’est à toi que les vagues de la mer sourient, et c’est pour toi que le ciel apaisé resplendit de sa lumière largement répandue.

Car dès que se dévoile l’apparence d’un jour printanier, dès que le souffle naissant du zéphyr fécond gagne en vigueur, les oiseaux des airs en premier t’annoncent et font connaître ton arrivée, frappés au coeur par ta puissance. Ensuite les bêtes sauvages et les troupeaux s’élancent joyeusement à travers les pâturages et traversent les fleuves rapides. Ainsi chaque créature, captivée par ton charme, te suit avec empressement là où tu cherches à la conduire. Enfin, à travers les mers, les monts, les fleuves impétueux, les feuillages où habitent les oiseaux les plaines verdoyantes, faisant naître au coeur de tous le séduisant amour, tu fais en sorte que les races se perpétuent ardemment génération après génération.

Puisque toi donc seule, tu gouvernes la nature et que sans toi, nul être n’aborde aux rivages divins de la lumière, je désire ton aide pour écrire ces vers, que pour ma part, je m’efforce de composer sur la nature.

Commentaire:

Introduction:

 Ouverture du De Natura Rerum, invocation à Vénus. Tradition dans la poésie de demander l’assistance des Muses. L’originalité de Lucrèce est ici de solliciter l’aide d’une déesse particulière, Vénus, qui n’est pas habituellement associée aux arts et lettres. Néanmoins, il existe une étroite corrélation entre la prière du poète, et le contenu même de l’oeuvre: cette ouverture permet à Lucrèce de fixer d’emblée les idées principales du poème. Outre la définition du sujet (De natura rerum, de la nature des choses), ainsi que la présentation du destinataire (Memmius) qui se fait dans les vers qui suivent notre extrait (vers 26 et 27), il mentionne le principe fondamental qui régit la nature, la voluptas, qui s’incarne dans la déesse Vénus, devenant elle-même l’exemple de la félicité vers laquelle les hommes doivent tendre.

 I Un pouvoir universel

 1)Une déesse primordiale

 Vénus est présentée ici comme la déesse qui régit l’ensemble de la nature: « sola gubernas » (v.21), l’image est celle du pilote.

Cette primauté de la déesse se manifeste également dans l’utilisation très fréquente des pronoms ou des adjectifs de la deuxième personne du singulier: « per te » (v.4), « te » répété trois fois au vers 6, « adventum tuum » (vers 7), « tibi », répété au vers 7 et 8. « Te » est également repris aux vers 12, 16, 22, 24.  Signalons également « tuum initum » (vers 13), « tua vi » (vers 13). Cette omniprésence des pronoms et des adjectifs marquent la déférence du poète vis à vis de celle qui apparaît comme la toute puissante organisatrice de la nature.

 2) Un pouvoir universel

 Le pouvoir de Vénus est universel et Lucrèce l’affirme dès le premier vers: « hominum divumque voluptas ». La toute puissance de la volupté à la fois sur les hommes et les dieux se précise au vers 4: « per te quoniam genus omne animantum concipitur »: c’est ainsi l’ensemble des créatures animées qui sont soumises au pouvoir de Vénus, mais la description qui va suivre élargit encore ce pouvoir, en l’étendant à la nature entière.

Dès le vers 3, la terre et la mer subissaient l’influence de la déesse, et l’utilisation de deux adjectifs de même formation  (verbe et nom cod: « terras frugiferentes », « mare navigerum ») accentuait cette mise à égalité devant le pouvoir de la déesse. Dans les vers suivants, Lucrèce met en scène l’arrivée de Vénus dans un élargissement progressif, la terre, la mer, le ciel, élargissement sensible également dans le rythme, le ciel se trouvant évoqué sur un vers entier.

A cette évocation générale de la nature, va s’ajouter la multiplicité des éléments mentionnés. Lucrèce multiplie les énumérations et les pluriels, qu’il s’agisse des animaux (« aeriae volucres », « ferae », « pecudes »), ou même des paysages et des lieux: d’abord « pabula », et « amnes »(vers 14 et 15), mais surtout aux vers 17 et 18: « maria », « montes », « fluvios rapaces », « frondiferas domos avium », « campos virentes ». D’une certaine manière, on retrouve dans cette énumération les trois éléments fondamentaux, terre, eau, air.

 3) Un pouvoir irrésistible

 L’utilisation fréquente des formes passives, « perculsae corda » (vers 13), « capta » (vers 15), ainsi que l’emploi du verbe déponent « sequitur » montrent le caractère irrésistible de Vénus, dont le pouvoir est associé à la force (vers 13 « tua vi »). Ces termes illustrent l’image traditionnelle du « coup » (« percutio », incutio ») porté par l’amour et venant frapper « le coeur » (« corda », « pectora »).

Dans la suite du texte, la soumission même du dieu Mars (« victus vulnere amoris ») reprend un motif mythologique afin de mettre davantage en valeur la toute-puissance de Vénus.

Botticelli, Le Printemps, 1478, Musée des Offices, Florence

II Le pouvoir de la « voluptas »

 1) Amour et plaisir

 La toute puissance de Vénus est en fait celle du principe de plaisir, évoqué au premier vers par le terme de « voluptas », et même si le texte fait référence à un vocabulaire suggérant le sentiment amoureux (lepos, oris: la grâce (vers 15), amor, oris (vers 19, 34, 36)), il est clair qu’il s’agit en fait du désir, dénué de toute valeur sentimentale.

 « Encore faut-il distinguer Vénus et l’AMOUR. Loin d’avoir une ori­gine divine, l’amour est une invention humaine, et des plus déplora­bles. On a supposé que Lucrèce avait eu quelques déceptions en ce domaine. Mais les raisons internes suffisent à expliquer l’hostilité des Epicuriens à l’amour.

1°) Il y a d’abord une incompatibilité essentielle entre l’amour et la sagesse: l’amoureux fait dépendre d’autrui son bonheur; le bonheur du sage, au contraire, ne dépend que de lui seul (?????????).

2°) L’amitié était la loi de la relation sociale épi­curienne. Elle unissait en des sortes de confréries des hommes et des femmes conscients de vivre selon une même vérité; et, la vérité et l’amitié n’ayant rien d’exclusif, ces groupements sociaux restaient des totalités ouvertes. L’amour, entraînant l’isolement des amants, la formation d’une totalité fermée, aurait rompu le lien social (l’amant qui passe son temps à découvrir l’aimée comme on découvre un monde est perdu pour ses amis philosophes).

3°) Mais surtout l’amour, par l’aspiration infinie, inapaisable, dont il s’accompagne, rend impos­sible le plaisir pur (pura voluptas, IV, 1081). Il est désir d’étreindre un corps choisi et de surmonter sa différence d’avec le nôtre comme si deux corps pouvaient cesser d’être l’un à l’autre irréductiblement extérieurs. Au lieu d’en rester au plaisir partagé et de s’y concentrer sans décalage, l’amant songe, par-delà son plaisir, à celle qu’il étreint, et aspire à sa possession totale. Mais il ne parvient même pas à rassembler le corps aimé. Il voudrait tout à la fois et n’obtient que des parties: une main, une bouche, etc., et encore sans ordre (tant sa recherche est frénétique), à l’état dispersé comme les mem­bres épars d’Empédocle. Il voudrait l’aimée comme une unité et comme un tout, il n’obtient que le multiple et la partie, et il reste avec sa volonté toujours déçue de totaliser l’intotalisable. L’amour ne fait en somme que gâter le plaisir. Le remède est simple: chas­ser les simulacres de beauté qui nous hantent, passer d’un corps à l’autre, donc en rester sagement à l’instinct, qui se contente, lui, de la femme en général et se satisfait du « premier corps venu» (IV,1065). Prenons exemple sur la femme elle-même. Lucrèce n’envisage pas qu’elle puisse rendre amour pour amour: l’amour est unilatéral, dirigé de l’homme vers la femme, celle-ci n’est là que pour dire« oui». Ce « oui» pourtant peut être « sincère», si la femme rend ardeur pour ardeur; mais cela signifie seulement qu’elle est alors comme les bêtes que Lucrèce nous dépeint entraînées au printemps par Vénus ». (Marcel Conche, Lucrèce, éditions de Mégare p.9)

 2) Fécondité et naissance

 Ainsi, le modèle de référence est-il ici le monde animal et végétal, et Lucrèce envisage le principe de plaisir en liaison avec la naissance et la fécondité: Vénus est qualifiée dès le premier vers de « Genitrix », et le second vers précise « alma Venus », caractéristiques qui se contaminent aux réalités mêmes de la nature: les terres deviennent « frugiferentes », et le Zéphyr est associé à l’adjectif « genitabilis ».

La naissance est elle même très largement évoquée tout au long du passage: « concipitur »(vers 5), exorior (vers 5), propago (verbe au vers 20, nom au vers 42). L’utilisation de termes comme « saecla » ou « generatim » va dans le même sens (vers 20).

On peut remarquer que plaisir, fécondité et naissance sont associés à des images de mouvement: la « voluptas » apparaît comme initiant un mouvement qui se communique peu à peu à l’univers entier, ce que l’ampleur des phrases marque très nettement ici, accentuant ainsi l’impression suggérée par les verbes: « persultant » (vers 14, avec allitération en p, « persultant pabula »), « tranant » (vers 15), « sequitur », « inducere ». L’image des « rapidos amnes » ou des « fluvios rapaces » appuie cette sensation de mouvement totalement irrépressible. Ainsi, le mouvement est associé à la vie même.

De même, Vénus et son pouvoir générateur sont très largement associés au retour de la lumière. La naissance elle-même est évoquée par le fait de voir la lumière (« visit exortum lumina solis », vers 5; « in luminis oras » vers 22).

 3)L’exemple de la déesse

 En fait, Lucrèce joue ici sur deux niveaux de signification: une explication rationnelle (Vénus, comme « voluptas » liée à l’apparition du printemps, du vent chassant les nuages de l’hiver, du retour des oiseaux migrateurs) et une explication symbolique (Vénus, la déesse comme image de paix et de béatitude, le retour de la lumière, le triomphe sur les puissances obscures qui assombrissent la vie humaine, imagées ici par « venti » et « nubila caeli » au vers 6).

Ainsi, l’apparition de la déesse met en place un univers pacifié, qui manifeste sa soumission: la nature tout entière honore la déesse, la terre fait surgir sous ses pas « suaves flores » (la « suavitas » est l’une des caractéristiques de la déesse), tandis que les vagues de la mer lui sourient. Ces images illustrent le calme et la paix, et le vers 9, « placatum nitet diffuso lumine caelum » peut signifier la bonne représentation qu’il convient de se faire du ciel, siège non de divinités terrifiantes promptes à punir les hommes, mais de dieux indifférents, connaissant une sérénité parfaite dont le rayonnement devrait servir d’exemple à l’humanité entière (Si les Epicuriens ne rejettent pas l’existence des dieux, c’est que ceux-ci sont l’exemple réalisé de cette ataraxie vers laquelle les hommes doivent tendre).

 Botticelli, Mars et Vénus, 1483, National Gallery, Londres

III Une prière personnelle

 1) Une demande de paix

 Mais l’invocation à Vénus obéit également à des motivations plus personnelles de la part du poète. Ainsi en est-il de la demande de paix, à laquelle Lucrèce consacre une quinzaine de vers, à la suite de notre extrait. Paix qu’il faut entendre ici comme opposée à la guerre, et absolument nécessaire pour composer son œuvre sereinement. On a beaucoup évoqué à propos de ces vers le contexte troublé de l’époque à laquelle Lucrèce écrit, même s’il reste difficile de préciser exactement celle-ci.

L’interprétation même du texte elle même est sujette à discussion, certains l’interprétant comme renvoyant à tel ou tel événement ayant mis en péril la république romaine, d’autres à l’inverse le considérant comme détaché de toute préoccupation politique, conforme en cela à la doctrine épicurienne qui veut que le sage ne se préoccupe des affaires publiques qu’en des situations extrêmes menaçant sa tranquillité même.

 2) Une prière « poétique »

 Mais c’est surtout en tant que poète que Lucrèce s’adresse à la déesse pour invoquer son aide. Compte-tenu de son entreprise, c’est elle qui apparaît comme la divinité la plus propre à lui fournir l’inspiration nécessaire: Lucrèce entreprend d’écrire « de rerum natura », et la déesse est elle-même l’ordonnatrice de cette même nature.

De plus, le texte s’ouvre par l’expression « Aeneadum genetrix » : en soulignant le lien qui unit Rome à la déesse, Lucrèce justifie son entreprise : écrire un poème en latin afin d’expliquer la doctrine d’Epicure, essentiellement connue par des textes grecs.

Mais plus encore, Lucrèce demande à la déesse la même grâce pour ses vers que celle que Vénus répand sur la nature entière: le terme « lepos, oris », grâce, charme (au sens fort, ce qui captive et enchante) est ainsi mentionné au vers 15. De fait, la déesse est bien celle qui « répand de douces paroles » (« suaves ex ore loquellas funde », vers 39), paroles apaisantes que le poète souhaiterait voir siennes, puisqu’il s’agit bien d’apporter aux hommes la sérénité de la sagesse, en leur enseignant la vraie doctrine.

 Conclusion :

 Une ouverture magistrale. Un texte superbe, qui tout en étant dans l’orthodoxie épicurienne (cf. les principes importants qui y sont affirmés, la volupté comme principe organisateur du monde, le mouvement, fondement de la vie) permet une évocation mythologique extrêmement poétique, propre à marquer durablement les esprits. De fait, on met souvent en relation ce texte avec le tableau de Botticelli, La Naissance de Vénus, ou même avec celui de Nicolas Poussin, Le Triomphe de Flore

 

 Nicolas Poussin, le triomphe de Flore, 1628, Musée du Louvre

Texte complémentaire : suite du passage, vers 30 à 50

1,30] Fais cependant que les fureurs de la guerre s’assoupissent, et laissent en repos la terre et l’onde. Toi seule peux rendre les mortels aux doux loisirs de la paix, puisque Mars gouverne les batailles, et que souvent, las de son farouche ministère, il se rejette dans tes bras, et là, vaincu par la blessure d’un éternel amour, il te contemple, la tête renversée sur ton sein; son regard, attaché sur ton visage, se repaît avidement de tes charmes; et son âme demeure suspendue à tes lèvres. Alors, ô déesse, quand il repose sur tes membres sacrés, [1,40] et que, penchée sur lui, tu l’enveloppes de tes caresses, laisse tomber à son oreille quelques douces paroles, et demande-lui pour les Romains une paix tranquille. Car le malheureux état de la patrie nous ôte le calme que demande ce travail; et, dans ces tristes affaires, l’illustre sang des Memmius se doit au salut de l’État.

[Lacune [1,44-49]

En effet, en soi, la nature des dieux dans son ensemble jouit nécessairement de la paix dans une durée éternelle, à l’écart, bien loin, coupée de nos affaires. Car exempte de toute souffrance, exempte des dangers, puissante par ses propres ressources, elle n’a nul besoin de nous, insensible aux faveurs, indifférente à la colère.

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