Premières: scènes de rencontre, L’Amant (Marguerite Duras)

Avec  L’Amant, publié en 1984, Marguerite Duras revient sur un épisode de sa vie qu’elle avait déjà évoqué sous une forme totalement romanesque dans Un barrage contre le Pacifique : à l’âge de quinze ans et demi,  alors qu’elle vivait en Indochine avec sa famille, elle a rencontré un riche Chinois dont elle est devenue la maîtresse. Cette liaison s’achève lorsqu’elle part en France pour y continuer ses études, la famille du jeune homme ayant refusé tout mariage. Dans ce texte qui revient sur les événements  à presque cinquante ans d’intervalle, Marguerite Duras alterne la narration à la première personne, clairement autobiographique avec l’emploi de la troisième personne qui introduit une distance et suggère une réécriture du passé. Peut-on dès lors considérer que ce passage s’inscrit dans la continuité des scènes de rencontres mythiques de la littérature ?

MD Chapeau

I Une anti-rencontre

Dans tout roman, la scène de rencontre marque une étape importante dans le récit  et constitue souvent un morceau d’anthologie. Or ici, il semble que la rencontre s’inscrive dans une banalité et une pauvreté littéraire évidente

1)    Le refus de toute description

Le texte s’inscrit dans le refus de toute présentation de l’environnement ou des personnages. Si l’on sait que la scène se situe sur le bac qui traverse le Mékong, sur la route qui va de Sadec à Saïgon, aucune description ne nous est proposée du lieu. De même, les personnages ne sont pour ainsi dire pas décrits, seuls quelques détails permettent de les situer socialement. Le jeune homme est particulier n’est pas du tout décrit physiquement et les deux personnages sont seulement désignés par les pronoms personnels « il » ou « elle ». A cet égard le texte se révèle particulièrement « sec ».

2)    Les répétitions

S’il n’y a aucun élément descriptif dans le passage, en revanche le dialogue est rapporté de manière précise, avec toutes les modalités possibles : style direct, style indirect, style indirect libre. Mais l’emploi des mêmes verbes introducteurs, « dire », utilisé neuf fois, « répondre » trois fois, « demander », trois fois aussi donne un passage une tournure répétitive, voire lassante. Dans le même ordre d’idées, l’étirement du temps est suggéré aussi par la répétition des mêmes adverbes : l’anadiplose de« tout d’abord », l’anaphore de « Alors », autant de procédés qui, dans des phrases relativement courtes créent une impression de lassitude.

3)    La banalité

De même la banalité du vocabulaire est à souligner : le registre du texte relève du vocabulaire courant, et on est même frappé par l’absence totale d’originalité des compliments adressés par le jeune homme à l’adolescente : « une jeune fille belle comme elle l’est », « elle est si jolie ». L’emploi de formules stéréotypées, rapportées au style direct « Laissez moi tranquille », « non merci », « c’est bien ça, n’est-ce pas », « oui, c’est ça » accentue cette impression de grande banalité.

Ainsi la scène nous apparaît presque terne et à l’inverse absolu d’une scène de conte de fées, même si l’on voit une sorte de prince descendre de sa limousine pour adresser la parole à une jeune bergère désargentée et charmante.

MD jeune

II Une vraie rencontre

Pourtant cette scène témoigne d’une véritable rencontre entre les deux personnages.

1)    Clins d’œil littéraires

On est tout d’abord frappé par les rapprochements que l’on peut établir entre ce texte et la rencontre que Flaubert évoque dans L’éducation sentimentale, entre Frédéric et Mme Arnoux. Deux éléments se retrouvent : tout d’abord l’importance du chapeau dans les deux passages. Il apparaît à chaque fois comme essentiel pour caractériser le personnage féminin. Dans L’Amant, c’est « un feutre d’homme », c’est à-dire un chapeau très peu accord avec ce que devrait porter une jeune fille à cette époque et dans une telle circonstance. Cependant il constitue, comme dans l’Education sentimentale un objet de séduction évident, puisque le jeune Chinois le remarque et souligne son originalité. L’emploi des points de suspension « C’est …original…un chapeau d’homme, pourquoi pas » suggère même que cet accessoire parce qu’il constitue une entorse aux règles établies,  provoque chez le jeune homme fascination et désapprobation mêlées. Ensuite comme chez Flaubert, la scène se passe sur un bateau, et le lieu est symbolique : les personnages ont quitté la terre ferme, ils sont emportés par le fleuve. On peut considérer qu’il s’agit là d’une métaphore de ce qui va leur arriver, cette aventure destructrice qu’ils ne maîtriseront pas.

2)    Les éléments traditionnels des scènes de rencontre

On retrouve également dans le passage les éléments habituels des scènes de rencontre : l’importance du regard est présente avec la répétition par deux fois du verbe, d’abord de son côté à lui « il regarde la jeune fille », puis de son côté à elle «Elle le regarde ». Plus caractéristique des moments de « coup de foudre », l’aspect presque irréel de l’événement : « il lui dit qu’il croit rêver », « il répète que c’est tout à fait extraordinaire de la voir sur ce bac », « c’est très inattendu, une jeune fille blanche dans un car d’indigènes ». Chacun des adjectifs employés est appuyé par un intensif « tout à fait », « très » qui vient en accentuer la portée.

Le comportement du jeune homme est également caractéristique : la lenteur de la démarche, la précision « il est intimidé, c’est visible », la répétition par deux fois « sa main tremble », « c’est pourquoi il tremble », autant d’éléments qui suggèrent le trouble, et même si le contexte colonial est évoqué pour justifier de tels comportements, il n’en reste pas moins qu’au delà de cela, les mots évoquent le désarroi amoureux.

3) L’échange

Dernier élément habituel de la scène de rencontre: l’échange. De la première tentative ratée (l’offre d’une cigarette), on passe peu à peu à la parole et dans le texte, on constate que les répliques deviennent plus longues: « Elle lui dit qu’elle ne fume pas, non merci« , « il lui dit qu’elle croit rêver« ,  « il dit qu’il revient de Paris, où il a fait des études, qu’il habite Sadec lui aussi, justement sur le fleuve, la grande maison avec les grandes terrasses aux balustrades de céramique bleue« .

Quant à la proposition du Chinois, qui détermine la suite de l’histoire, elle est finalement formulée au style direct: « Voulez-vous me permettre de vous ramener chez vous à Saigon?« . A la solennelle politesse de la question, s’opposent  le brièveté et la rapidité de la réponse: « elle est d’accord« .

De fait cette rencontre semble d’autant plus frappante qu’elle met en scène deux personnages qu’apparemment tout oppose.

sadecVue de Sadec

III Une rencontre symbolique

1) Deux personnages opposés

Les oppositions entre les deux personnages sont largement soulignées: âge, milieu social, origine. Lui est d’emblée qualifié « d’homme« , il a terminé ses études, il semble avoir plus de vingt cinq ans. Elle est désignée par l’expression « la jeune fille« , elle est présentée en relation avec sa famille: « elle est la fille de l’institutrice de Sadec« . Elle retourne à Saigon où elle est lycéenne.

L’opposition sociale est également très forte: lui est riche, comme le marquent les signes extérieurs qui le caractérisent: l’élégance, la limousine, la cigarette anglaise. Il a fait ses études à Paris et décrit sa demeure avec la répétition de l’adjectif « grand« : « la grande maison avec les grandes terrasses« . La jeune fille, elle, est habillée de manière étrange « un feutre d’homme« , « des chaussures d’or« . Le caractère inapproprié de ces vêtements suggère l’indifférence d’une famille qui a d’autres préoccupations. Le « manque de chance avec cette concession » relève de l’euphémisme: la mère a bel et bien été escroquée, elle s’est ruinée en achetant une concession qu’il est impossible de cultiver. La jeune fille retourne à Saigon avec le car, comme les « indigènes« , ce qui traduit bien sa déchéance sociale.

Reste enfin la différence d’origine: elle est européenne, lui est chinois. Le texte est explicite à cet égard: « il y a cette différence de race, il n’est pas blanc« . L’emploi du terme de « race » (définitivement abandonné dans ce sens), la formulation négative qui prend le blanc comme références manifestent bien la violence de l’époque coloniale.

2) Une rencontre archétypale

De fait, ces deux personnages  n’auraient jamais dû se rencontrer. Aucune histoire n’aurait dû advenir entre deux êtres aussi radicalement opposés. Aucun sentiment non plus. On peut bien sûr mettre en avant l’intérêt de chacun dans cette rencontre: de son côté à elle, l’intérêt économique est évident, et la revanche sociale qu’il peut y avoir à séduire une jeune fille blanche n’est pas non plus négligeable de son côté à lui. Cependant ils représentent tous les deux une sorte d’impossible qui se réalise et ils finissent par incarner une sorte d’archétype[1]: dans le texte, ils sont désignés par les deux pronoms personnels « il » et « elle » et leur étrangeté mutuelle semble les prédestiner l’un à l’autre, même si la pesanteur de leur dialogue suggère déjà une relation vouée à l’échec.

Conclusion

Ainsi, cette scène de rencontre, derrière son apparente banalité, s’inscrit bien dans la longue tradition romanesque qui en fait un moment essentiel de toute histoire d’amour. Le caractère vécu, autobiographique de ce moment s’efface au profit d’une élaboration littéraire nourrie (peut-être inconsciemment) du souvenir d’autres rencontres marquantes de la littérature.

 

 


[1] Archetype: Un archétype (du grec arkhetupon, « modèle primitif », par l’intermédiaire du latin archetypum) est, en littérature et en philosophie, un modèle général représentatif d’un sujet. (Wikipedia)

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