Morales du grand siècle: Bossuet, sermon pour le jour de Pâques

Introduction:

C’est devant la cour que Bossuet, prédicateur à la mode depuis peu, prononce ce sermon en 1662. A cette époque, le roi et son entourage ont une pratique religieuse superficielle, de convention. Ce sermon pour le jour de Pâques tient compte des dispositions de l’auditoire, qu’il s’agit de ramener à la vraie foi. En effet, dans cet extrait, nulle allusion au texte sacré ni à l’objet de la fête de Pâques, qui commémore chez les chrétiens la résurrection du Christ et clôt la période du Carême. Pour toucher un auditoire blasé, Bossuet choisit de frapper les esprits en proposant une image très négative de la vie humaine. De quelle manière Bossuet met-il donc en évidence cette vision tragique de l’existence humaine?

Jacques-Bénigne_Bossuet_3Portrait de Bossuet par Hyacinthe Rigaud, Musée du Louvre

I Une course irrésistible vers la mort:

1) Le jeu des images: de la comparaison à la métaphore

Bossuet approche la vie et la mort sous la forme d’images propres à frapper l’imagination de son auditoire: la première phrase annonce le contenu de façon péremptoire (présent de vérité générale; aucun modalisateur): “la vie humaine est semblable à un chemin dont l’issue est un précipice affreux“.

La comparaison est faussée: alors que le comparé (la vie humaine) est mis en relation avec un comparant banal (un chemin) dans une proposition de 11 syllabes, tout l’art de Bossuet est de détourner ce cliché dans une proposition relative aussi longue (10 syllabes) qui escamote le moyen terme (le chemin) pour ne laisser apparaître que la dimension tragique de l’existence de l’existence, mis en valeur en fin de phrase, par le jeu des sonorités:

La vie humaine?l’issue

précipice affreux (s, i)

Dès lors, le discours n’a plus qu’à filer la métaphore de l’existence comme fuite en avant vers une fin tragique.

2) Un mouvement irrésistible

Tout le texte est une mise en scène de la condition humaine comme une course à pas forcé vers la mort. Le champ lexical du mouvement s’organise en plusieurs réseaux sémantiques qui miment cette marche effrenée:

Le chemin (substantifs): chemin; premiers pas, mille traverses, la route, un pas.

Le mouvement (verbes):

avancer

retourner en arrière

Marche, marche

nous entraîne

avancer

éviter

marcher

courir

des fleurs qui passent

s’arrêter

Marche! marche!

ce qu’on avait passé

en passant

entraîné

approches

se présente

aller

la tête tourne, les yeux s’égarent

marcher (occurrences du verbe marcher dont 4 à l’impératif)

retourner en arrière

La prédominance des verbes notamment à l’impératif de la 2ème personne du singulier (”Marche”) suggère un mouvement dont la violence perpétuelle interdit toute pause: “on voudrait s’arrêter: Marche!marche!”.

L’asyndète (absence de liaison) impose ici comme dans le reste du texte un rythme haletant par lequel l’orateur veut exprimer la course qui entraîne l’homme à sa perte: de la ligne 1 à la ligne 9, aucun connecteur n’est utilisé entre les phases.

deux phrases seulement sont introduites par des mots de liaison: “Et cependant…” (ligne 9) et “mais il faut..” (ligne 16). Partout règne la juxtaposition, jusque dans l’énumération ternaire finale, en gradation ascendante: “tout est tombé, tout est évanoui, tout est échappé“.

Ici la juxtaposition, soutenue par l’anaphore du pronom “tout” et l’allitération en t, suggère que la mort est une dépossession totale et brutale: la répétition du tout, pronom indéfini, évacue le sujet humain et jusqu’à son souvenir, il dessine l’indicible, le néant, ce qui n’a plus d’existence.

3) L’évocation de la mort

Bossuet n’évoque la mort que par des images:

Précipice affreux”, “précipice

Ce précipice affreux”, “gouffre affreux

l’ombre de la mort”, “gouffre fatal

Les images se succèdent et se répètent à l’envi, il y a un véritable martèlement: la vision concrète, réaliste du gouffre se veut effrayante (3 occurrences de l’adjectif “affreux”: le texte recèle une horreur secrète, une sorte de répulsion. Rappelons que l’adjectif affreux est dérivé du nom féminin pluriel “affres”, qui étymologiquement désigne le tourment, la torture.

Bossuet force les résistances que l’idée de la mort provoque en chacun d’entre nous, et choisit des images radicalement terrifiantes, sans recourir aux ressources habituelles du discours chrétien: la mort n’est pas présentée comme le passage vers la vraie vie du croyant. Sa personnification (”L’ombre de la mort se présente) la fait au contraire apparaître comme une puissance d’autant plus inquiétante qu’elle n’a rien à faire qu’à attendre cet homme qui s’avance vers elle depuis toujours.

Simon Renard_Vanité

Simon Renard de Saint-André, Vanité

II La vie humaine: un monde d’illusions

Bossuet met en oeuvre toutes les ressources de son éloquence et par le mouvement de sa parole ardente et énergique, dresse devant son auditoire une vision propre à toucher l’émotion et la sensibilité de chacun.

1) Une condition auquel nul n’échappe

Bossuet utilise les ressources de l’énonciation pour dramatiser son texte et exprimer ses émotions tout en les faisant partager. Ainsi, dès la deuxième ligne, il met en oeuvre un affrontement entre l’homme et son ennemi invisible, par le jeu des pronoms:

D’un côté:

*Une condition humaine énigmatique: on”; “marche, marche”; “il faut

* de l’autre l’homme, jouet de sa destinée: nous”, “je voudrais”, “on”, “tu

Face aux accumulations des impératifs mystérieux (”marche“, “il faut“: tournure impersonnelle), Bossuet opère un glissement progressif: au “nous” et au “je” du début du texte, succède le “on ” qui vaut pour tous les hommes par son indétermination même, et qui domine à partir de la ligne 10 jusqu’à la fin du texte (11 occurrences dans ce sens). Le “tu” de la ligne 13 est glissé comme une audace: “Tu approches du gouffre affreux“.

Devant le roi et sa cour, Bossuet semble alors rappeler que tous les hommes sont fils de Dieu et égaux devant la mort qui abolit toutes les étiquettes et toutes les hiérarchies.

2) La vanité d’un monde d’illusions

L’élan visionnaire de Bossuet contient une poésie qui fait entrer la chaleur, la beauté et la vie dans un texte qui ne veut peindre que le néant de l’homme.

Là encore, il choisit des images nettes et vives: la première accumulation ternaire (ligne 8) est marquée par des caractérisations de type baroque, suggérant toutes l’idée du mouvement: “divertir“, “courantes“, “qui passent“. Elle fait place à la seconde, qui dénonce l’illusion de vouloir posséder ce qui n’existe déjà plus: ainsi  l’image des fleurs “cueillies en passant, qu’on voit se faner entre ses mains du matin au soir” reprend presque mot pour mot le poème célèbre de Ronsard, évoquant le caractère éphémère de la beauté. La référence crée la connivence avec l’auditoire raffiné du prédicateur:

On vraiment marâtre nature

Puisqu’une telle fleur ne dure

Que du matin jusques au soir”

Ronsard, “Mignonne, allons voir si la rose…”, Odes, 1550

Le constat de la fuite du temps et de l’inconstance du monde est le même, mais là où chez Ronsard il était mis au service du “Carpe diem” (Cueille le jour, poème de l’auteur latin Horace, I er siècle avant JC), il est mis chez Bossuet au service de son antithèse: l’expérience des plaisirs est vaine car l’objet, aussitôt appréhendé, perd tout son attrait:

Et quelques fruits qu’on perd en les goûtant”:

L’allitération en gutturales (k, g) évoque une forme de dégoût vis à vis de la rareté des objets de plaisir qui se dérobent avant qu’on ait pu les savourer (L’image renvoie au supplice de Tantale).

Les références à l’eau cherchent à suggérer l’image même de l’insaisissable: “eaux courantes“, “eaux moins claires“.

vanites

Vanité moderne: Jardin des Tarots (Niki de Saint-Phalle)

3) Le mouvement et le rythme: de la fougue à l’affadissement final

Le génie lyrique de Bossuet s’exprime dans ses variations: tout d’abord le texte s’engage dans un élan baroque fulgurant:

*intensité émotionnelle des exclamations multipliées: “Marche! Marche; Fracas effroyable! Inévitable ruine!

*Fréquence des phrases nominales.

*goût des répétitions lexicales.

*allitérations: fracas effroyable

* jeux de construction syntaxique: chiasme: Fracas effroyable; inévitable ruine!

*Hyperboles: “Mille traverses, mille peines“.

Puis vient  dans la seconde partie du texte le moment de la maturité et du vieillissement: les exclamations disparaissent à partir de la ligne 12 et laissent place à la plus longue phrase du texte (12 à 15). L’accumulation comprend cette fois 4 images, le rythme se ralentit, la phrase mime l’effacement progressif de l’élan vital: l’adverbe “moins” montre la vie comme une perte, et Bossuet comme un dessinateur utilise l’estompe, à travers le polyptote S’effacer” “S’efface qui encadre l’accumulation.

(Polyptote: figure de répétition qui consiste à reprendre un terme en lui faisant subir des variations morphologiques de nombre, de personne, de mode, de voix ou de temps. Ici Bossuet utilise d’abord l’infinitif puis conjugue le verbe au présent de l’indicatif).

Les jardins moins brillants” 6 syllabes

les fleurs moins brillantes” 5 syllabes

les prairies moins riantes” 6 syllabes

les eaux moins claires” 4 syllabes

tout se ternit” 4 syllabes

tout s’efface” 3 syllabes

Le rythme se fonde sur un decrescendo.

Ainsi Bossuet efface-t-il les images qu’il fait naître et dénonce la vieillesse comme une illusion: le monde n’existe qu’à travers la vision déformée que nous en avons. L’auditeur est ainsi invité à relire sa propre existence à la lumière de cette raison nouvelle pour laquelle la mort permet seule de mesurer la vanité de toute notre existence.

Conclusion

Ce sermon pour le jour de Pâques est l’exemple d’un art baroque capable de semer l’épouvante dans les âmes pour ouvrir l’auditoire aux abîmes mystérieux de la mort. Mais il élève aussi l’éloquence sacrée, car loin des lieux communs de la morale ou de la religion, il développe admirablement le tragique de toute condition humaine dont la seule grandeur réside dans la lucidité de sa raison.

Compléments:

Ronsard, les Odes, “Mignonne, allons voir…”

Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil,
A point perdu cette vêprée,
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vôtre pareil.

Las ! Voyez comme en peu d’espace,
Mignonne, elle a dessus la place,
Las, las ! Ses beautés laissé choir !
Ô vraiment marâtre Nature,
Puis qu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !

Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que votre âge fleuronne
En sa verte nouveauté,
Cueillez, cueillez votre jeunesse
Comme à cette fleur, la vieillesse
Fera ternir votre beauté.

Horace, Odes, “Carpe diem”

Le poème est adressé à une amie Leuconoé

Tremble, Leuconoé, de chercher à connaître
L’heure de notre mort; fuis les calculs pervers
De Babylone. À tout il vaut mieux se soumettre,
Que Jupiter te concède encor d’autres hivers,
Qu’il les borne au présent, dont mugit l’onde étrusque,
Sois sage, emplis ta cave, et d’un si court chemin
Ôte le long espoir. Je parle, et le temps brusque
S’enfuit. Cueille le jour, sans croire au lendemain.

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