Voltaire: De l’horrible danger de la lecture, 1765

Introduction : Le censure est une réalité pour la majeure partie des auteurs du XVIIIème siècle: tout ouvrage destiné à la publication doit être examiné et obtenir une autorisation préalable. Beaucoup d’oeuvres sont publiées à l’étranger et circulent clandestinement en France. Leurs auteurs peuvent se retrouver emprisonnés arbitrairement sans savoir quand ils seront libérés. Pour défendre la liberté d’expression et critiquer la censure,Voltaire choisit ici la forme du pamphlet (Court récit satirique qui attaque avec violence le gouvernement, les institutions, la religion ou un personnage connu). Le texte vise à défendre la lecture, c’est à dire en fait la liberté de penser et d’écrire . L’humour lui permet de mettre les rieurs avec lui, et le choix oriental (en l’occurrence ici  la Turquie) relève d’une stratégie du détournement, qui lui évite d’être lui-même inquiété. Voltaire prend ici le prétexte d’un édit qui aurait été promulgué contre l’imprimerie dans l’empire ottoman, mais c’est bien sûr la France qui est ici visée (en 1757 après l’attentat de Damiens contre Louis XV, la peine de mort avait été rétablie contre les imprimeurs, libraires ou colporteurs d’ouvrages contraires à la religion et à l’ordre public).

(L’imprimerie, à l’instigation de Said Effendi, ambassadeur en France, a été autorisée en 1729, par le sultan Ahmet III. L’impression des textes religieux était cependant interdite).

Said Effendi, ambassadeur turc en France en 1742

Portrait de Charles Antoine Coypel (1661-1722)

De quelle manière Voltaire défend-il la lecture et la liberté d’expression?

Il prend des voies détournées : d’abord en situant l’édit dans un contexte oriental, ensuite en feignant d’adopter le point de vue de ses adversaires, ce qui laisse une grand part à l’ironie. En négatif, cependant c’est tout l’idéal des Lumières qui est ici évoqué.

 

I Un édit « oriental » qui associe religion et politique

1) La forme d ‘un édit

(Edit : Sous l’ancien régime, disposition législative statuant sur une matière spéciale).

• La construction du texte :

1. 1er paragraphe : qui ordonne (Titres et fonctions) et à qui (destinataires de l’édit).

2. Paragraphes suivants :

1 raisons de l’interdiction (argumentation ordonnée et présentée sous formes de § numérotés : aspect rationnel).

2 interdiction elle-même (« Nous leur défendons » ; « enjoignons » ; « ordonnons » ; « commettons » ; « donnons »).

3 Responsable de l’exécution de cet édit (Mention du médecin de la famille ottomane).

• Précision du lieu et de la date : « Saint empire ottoman », « Palais de la stupidité », « lune de Muharem ».

• Formules évoquant le langage administratif : « ci devant », « ci dessous », « lequel », « ladite ».

2) La fiction orientale

• Evocation de lieux précis : « Stamboul » ; « La Mecque », « Saint empire ottoman ».

• Noms propres : « Joussouf Chéribi » ; « Said Effendi » ; « Mahomet »

• Fonctions : « Mouphti », « cadis », »imans », voire « fakirs »

• Date : Le 7 de la lune de Muharem, l’an 1143 de l’Hégire

• Formules : « Sa hautesse », « La Sublime Porte »

• A l’inverse mention de l’occident : « Petit état nommé Frankrom, situé entre l’Espagne et l’Italie » ; « livres apportés d’occident » ; « auteurs occidentaux ».

3) Un texte religieux et politique

De fait, il apparaît dans ce texte que despotisme et superstition sont liés : confusion constante : le despotisme s’appuie sur la superstition religieuse qui lui confère une pseudo-légitimité.

• Le pouvoir s’affirme « Par la grâce de Dieu », il se présente comme « mouphti du Saint Empire ottoman », et s’appuie sur les cadis, imans et fakirs (i.e des autorités religieuses) . Le nom de Mahomet est également prononcé : « Il a semblé bon à Mahomet et à nous”.

• Les sujets eux-mêmes sont toujours envisagés d’un point de vue religieux : « à tous les fidèles », « pour l’édification des fidèles », « à tous les vrais croyants ».

• Interdiction est formulée en termes religieux également : « condamné », « proscrire » « anathématiser » ; « sous peine de damnation éternelle», « officialité » (tribunal religieux chargé de faire respecter l’édit).

La Sublime Porte est une expression qui va désigner l’empire ottoman.Le terme renvoie à l’une des portes du palais de Topkapi à Istanbul, porte qui était réservée à l’accueil des ambassades étrangères.

II Les dangers de la lecture : L’ironie de Voltaire

1) L’utilisation première de l’ironie : créer la surprise par des formules surprenantes :

« pernicieux usage de la lecture »

« infernale invention de l’imprimerie »

« tentation diabolique de s’instruire »

« les misérables philosophes »

Toutes ces expressions mettent en jeu le procédé de l’antiphrase, dont le sens se révèle vraiment grâce à l’exagération des adjectifs, qui manifestent aussi des connotations religieuses.

2) Utilisation seconde de l’ironie : l’argumentation même : en quoi la lecture est-elle dangereuse ?

• Elle ruine l’ignorance qui assure le maintien du pouvoir despotique : alliance du pouvoir tyrannique et de la bêtise affirmée à plusieurs reprises : « Sottise et bénédiction », « Palais de la stupidité », « dissiper l’ignorance qui est la gardienne et la sauvegarde des états policés » (avec jeu de mots sur le terme « policé », « civilisé, mais police comme force de répression).

• Elle ruine l’ignorance qui assure aussi le maintien de la superstition : « vertus dangereuses dont le peuple ne doit avoir jamais connaissance » «livres d’histoire dégagés du merveilleux qui entretient la nation dans une heureuse stupidité » ; « diminuer le nombre de pèlerins de la Mecque ».

3) L’aboutissement de l’ironie : achever de ridiculiser l’adversaire : la condamnation de toute forme de pensée

Interdiction de lire un livre, interdiction de savoir lire, interdiction de penser, interdiction de dire une parole sensée : là encore, le grandissement est ironique et le dernier § va plus loin dans la mesure où la pensée est assimilée à un objet : « en contrebande », « se présenter aux portes de la ville », « pieds et poings liés ». A terme, c’est surtout la stupidité de celui qui rédige l’édit qui éclate.

Images du film de François Truffaut, Fahrenheit 451 (1966), adapté du roman de Ray Bradbury (1953)

III Les conséquences de la lecture : L’idéal des Lumières

1) Insistance sur les conséquences de la lecture :

6 § consacrés aux effets de la lecture, effets que Voltaire détaille très précisément, au delà de la simple affirmation des progrès de la connaissance : utilisation de nombreux conditionnels : « Il se pourrait », « il arriverait », « on aurait » : ces enchaînements permettent à Voltaire de détailler un véritable programme : ce qui est évoqué ici en négatif, c’est finalement l’idéal même de ces philosophes, tels qu’ils cherchent à le propager par l’écriture.

2) Un programme très complet

• Améliorer les conditions de vie

1. Agriculture et industrie (Perfectionnement des arts mécaniques). Allusion à L’Encyclopédie : développer ses domaines, conduire à l’enrichissement des populations, et au delà les amener à réfléchir (Encourager la réflexion et l’initiative personnelle).

2. médecine (Controverse sur l’inoculation) : refuser la fatalité des maladies, envisagée ici sous la forme de la Providence, et donc dans une certaine mesure remettre en cause la religion elle-même).

• Susciter une réflexion politique : influence des livres d’histoires : « justice », « équité », « amour de la patrie » (A rapprocher des ouvrages historiques de Voltaire lui-même : Le siècle de Louis XIV).

• ruiner la superstition (observation de rites vides de sens, le plus souvent destiner à enrichir un clergé quelconque) pour établir un vrai sentiment déiste : « en augmentant le respect qu’ils ont pour Dieu…qu’il remplit tout de sa présence »

• inspirer la vertu : « éclairer les hommes et les rendre meilleurs » (valeur de la métaphore : la lumière, ce sont bien sûr les philosophes qui la dispensent).

Conclusion :

Ainsi, le pamphlet de Voltaire évoque le programme des Lumières et dénonce la censure politique et religieuse . Il manifeste une croyance humaniste dans la lecture et la connaissance comme sources de progrès, susceptible d’améliorer l’existence des hommes. Les allusions orientales permettent au philosophe de se mettre à l’abri : il feint de dénoncer un état de fait propre à l’empire ottoman. Mais au delà du monde turc, c’est bien “le petit état nommé Frankrom” le véritable objet des préoccupations de Voltaire.

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