Premières: La princesse de Clèves, « il parut alors à la cour… »

La Princesse de Clèves (1678)

Mme de Lafayette

Considéré comme le premier roman d’analyse psychologique de la littérature française, La Princesse de Clèves est publié anonymement en 1678 et ce n’est qu’un siècle plus tard qu’il paraît sous le nom de Mme de Lafayette. L’écriture de roman n’apparaît pas alors comme une occupation qu’une femme et qu’une aristocrate puisse revendiquer. Le texte  dont l’action est située au XVIème siècle, à la cour du roi Henri II, fils de François I,  a comme personnage principal une jeune femme, Melle de Chartes, qui épouse au début de l’œuvre le prince de Clèves, mais tombe ensuite amoureuse du duc de Nemours qui partage les sentiments de la jeune femme. Dans cet extrait qui se situe dans les premières pages du roman, nous est présentée Melle de Chartres lors de sa première apparition à la cour.

Quelle image le texte nous donne-t-il de la jeune fille ?

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L’actrice Marina Vlady dans le film La Princesse de Clèves (1961)

I Une jeune fille exceptionnelle

1)      Une entrée à la cour remarquée

Le texte se construit autour de l’arrivée à la cour de Melle de Chartres. La première phrase mentionne cette arrivée : le verbe « paraître » employé au passé simple avec la précision temporelle « alors » montre qu’il s’agit d’un événement qui marque la cour. La narratrice interrompt ensuite la narration pour faire le portrait de la jeune fille, avant de reprendre le fil du récit dans le paragraphe qui suit.

Le caractère exceptionnel de cette entrée à la cour est rendu sensible par l’attention soudaine qui est portée à Melle de Chartes. Dans un premiers temps, cette attention est considérée comme générale avec l’expression « tout le monde » (l.2), dans un second temps elle est rapportée à un personnage précis, le vidame de Chartres : « le vidame[1] alla au devant d’elle » (l.22). Ce personnage est l’oncle de Melle de Chartres. C’est un ami de M. de Nemours, et au début du roman il est le confident de la reine, Catherine de Médicis[2].

2)      La beauté de Melle de Chartres

La jeune fille est avant tout remarquée pour sa beauté. Le terme lui-même est employé à plusieurs reprises dans le texte : « une beauté » (l.1), « une beauté parfaite » (l.2), « une personne qui avait de la beauté », « la grande beauté ». On remarque que les adjectifs « parfaite », « grande » soulignent encore cette beauté. Cependant le personnage n’est que très peu décrit « la blancheur de son teint », « ses cheveux blonds », « tous ses traits étaient réguliers », « pleins de grâce et de charmes ». En fait cette beauté est surtout sensible par l’effet qu’elle produit : « elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes », « il fut surpris ». Pour appuyer son propos, on note que la narratrice intervient directement : « l’on doit croire » (emploi d’un présent d’énonciation), « et il en fut surpris avec raison » (modalisateur).

3)      La noblesse du personnage

Mais la beauté de Melle de Chartres ne serait rien si elle ne s’accompagnait d’une naissance noble. Cette noblesse est affirmée dès la ligne 3 par l’emploi du superlatif « une des plus grandes héritières de France ». Une autre formule superlative est employée à la fin de l’extrait : « cette héritière était alors un des plus grands partis qu’il y eût en France ». De même, Mme de Chartres évoque en parlant de l’éducation de sa fille « une personne qui avait de la beauté et de la naissance ». Ces deux qualités sont mises sur le même plan avec la conjonction de coordination « et ». La mention de cette noblesse pose aussi la question du mariage de Melle de Chartres. Ce qui est en jeu dans cette présentation à la cour, c’est bien sûr la volonté de sa mère de trouver pour sa fille un parti intéressant. Si cette préoccupation semble normale pour une mère appartenant à l’aristocratie au XVIème ou XVIIème siècle, le mariage apparaît bien comme l’aboutissement de l’éducation reçue par la jeune fille, éducation qui en fait également un personnage singulier

II Une éducation particulière

1)      Une mère attentive

Mme de Chartres est présentée comme une mère différente. La narratrice nous la présente par une formule qui la singularise fortement : « Mme de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu, le mérite étaient extraordinaires ». Cette singularité apparaît aussi dans la critique de la narratrice qui ne parle des autres mères que pour souligner la différence de Mme de Chartres : « la plupart des mères s’imaginent que.. », « madame de Chartres avait une opinion opposée ».

Ainsi Mme de Chartres, à la mort de son mari, a quitté la cour et s’est occupée de l’éducation de sa fille. Les termes employés « donné ses soins », « travailler à » connotent l’effort et la continuité. Tout ce passage évoque son action : « elle faisait souvent », « elle lui montrait », « elle lui contait », « elle lui faisait voir », « elle lui faisait voir aussi », la multiplication des verbes dont elle est le sujet témoignent de la proximité qu’elle a établie avec sa fille, et l’imparfait marque la répétition.

2)      Une éducation à la vertu

Cette éducation a pour but de « lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable ». On retrouve ici le terme de vertu qui était au centre de l’énumération ternaire qui qualifiait Mme de Chartres. Le terme est repris plusieurs fois : « la vertu » l. 15, « Cette vertu » l.16. Au XVIIème siècle, pour une femme ce terme renvoie à la fidélité et à la chasteté et se rapproche de « l’honnêteté », que l’on retrouve ici avec l’expression « une honnête femme ». L’éducation donnée par Mme de Chartres vise donc à faire de sa fille une future épouse fidèle et dévouée à son mari. Mais l’originalité de cette éducation est d’évoquer l’amour et « la galanterie » au lieu d’en taire l’existence (Notons que la question de l’éducation des filles avait fait l’objet de l’Ecole des femmes de Molière en 1662).

3)      Une peinture négative de la passion

Mme de Chartres oppose donc l’amour et ce qu’il peut avoir « d’agréable » à ce qu’il peut avoir de « dangereux ». C’est-à-dire la souffrance liée à l’infidélité (l’opinion de Mme de Chartres envers les hommes est extrêmement négative ! « le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leurs infidélité », trois expressions pour dire la même chose, le choix de la redondance est significatif) et les conséquences désastreuses de l’infidélité au sein du mariage : « les malheurs domestiques où plongent les engagements ». La métaphore « plonger » suggère l’abîme et la perdition absolue. Si ce mouvement vers le bas caractérise le choix de l’amour, en revanche le choix de la vertu permet l’élévation. Le mouvement est alors vers le haut : « combien la vertu donnait d’éclat et d’élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance ».

L'Ecole des femmes Jacques Lassalle Photo Cosimo Mirco Maggliocca 2

L’école des femmes, mise en scène Jacques Lassalle, Comédie française

III Un personnage idéalisé ?

1)      Un personnage au commencement de sa vie

Si Melle de Chartres paraît dotée de grandes qualités, elle est ici au commencement de son histoire. La narratrice souligne son « extrême jeunesse » et précise son âge, « seize ans ». Elle n’est pas encore mariée, non plus. Elle est Melle de Chartres et non « la princesse de Clèves ». La précision du titre témoigne d’une ascension dans la noblesse. Son entrée à la cour est présentée comme une entrée dans le monde, mais ce lieu même est considéré comme dangereux. Ainsi Mme de Chartres, à la mort de son mari, s’en est éloignée pour se consacrer à sa fille. Tout se passe comme si la jeune fille se trouvait désormais mise à l’épreuve et que le roman ne soit que le récit de cette épreuve, de cet affrontement entre les séductions de l’amour et de la galanterie et la tranquillité de la vertu et du mariage. Mais l’hésitation et la tentation montrent bien que le personnage est faillible. La narratrice en fait un personnage sensible et inquiet, qui n’apparaît donc pas aussi idéalisé qu’on pourrait le penser.

2)      Le projet du roman

De fait, le discours de Mme de Chartres annonce exactement le propos du roman, et le personnage pourrait se confondre avec la narratrice : le vocabulaire du récit « parler », « conter » associé à celui de la peinture « les peintures de l’amour », « elle lui montrait », « elle lui faisait voir » peut évoquer l’écriture romanesque dont le projet est bien de restituer ce que l’amour peut avoir « d’agréable » et « de dangereux », suivant la conception même de Mme de Lafayette. En suivant le parcours de la jeune fille, le lecteur est invité à partager ses émotions et ses réflexions, d’autant plus que l’analyse de soi est donnée comme essentielle dans la mesure où le danger extérieur semble bien moindre que le danger intérieur.

3)      La défiance de soi

En effet, pour se défendre contre l’amour et préserver la vertu, le conseil donné par Mme de Chartres est celui « d’une extrême défiance de soi-même ». La force de l’adjectif est à souligner. Une telle affirmation trahit une vision pessimiste de l’être humain, considéré comme toujours prêt à s’illusionner sur lui-même. On retrouve ici un des traits caractéristiques de la fin du XVIIème siècle : autant le début du siècle croyait aux héros, aux personnages parfaits en toutes occasions, autant la fin du siècle se méfie et  passe au crible leurs motivations cachées.

Ainsi derrière les paroles de Mme de Chartres, se profile un orgueil démesuré : la proposition exclamative « combien la vertu donnait d’éclat et d’élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance » le montre clairement. De fait, la narratrice souligne (autre emploi de l’adjectif « extrême) que Mme de Chartres « était extrêmement glorieuse ». Ainsi le choix de la vertu paraît motivé par le souci de sa réputation et de sa gloire.  Mme de Lafayette semble illustrer ici ce que La Rochefoucauld écrit tout au début de ses Maximes  (1664):

« Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés »

Maxime 1 : Ce que nous prenons pour des vertus n’est souvent qu’un assemblage de diverses actions et de divers intérêts, que la fortune ou notre industrie savent arranger ; et ce n’est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants, et que les femmes sont chastes.

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La Rochefoucauld

Conclusion

Avec la Princesse de Clèves, Mme de Lafayette propose un personnage féminin complexe. Bien sûr, il s’agit d’un personnage qui appartient à l’aristocratie, une princesse qui comme dans les contes de fées semble avoir tout pour elle, la naissance, la beauté, l’éducation. Comme dans les contes de fées aussi, elle ne fréquente que des rois et des princes, et même elle en épouse un. Cependant son parcours est plus douloureux et difficile, et comporte beaucoup d’interrogations sur elle-même. Sans doute finit-elle par choisir effectivement la vertu, mais là encore ses motivations sont complexes, car la peur de n’être plus aimée, la peur d’être abandonnée entrent également en jeu.

[1] Vidame est un titre de noblesse.

[2] Dans la suite du roman, l’intrigue se développe autour d’une lettre d’amour perdue, qui est diffusée dans toute la cour. Cette lettre appartient au vidame, qui par crainte de la réaction de la reine demande au duc de Nemours de la faire passer pour sienne. Cette ruse ne réussit pas, et le vidame perd la confiance de la reine, preuve supplémentaire des dangers de « la galanterie ».

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