Premières: La Curée, explication 2 (Chapitre 4)

Zola, La Curée

Explication n°3: Le Boulevard des Italiens

Chapitre IV

De « Ils se penchèrent, ils regardèrent au dessous d’eux » à « du regard curieux des affamés mettant l’oeil à une serrure »

La façade du café Riche

Pour d’autres photos, voir le site: Paris en images

(Rechercher: Galerie des collections; Mot-clé: café et pour le lieu: boulevard des Italiens)

Camille Pissaro: le boulevard Montmartre la nuit (1897) National Gallery)

Gustave Caillebotte, le boulevard des Italiens

Introduction (rédigée par un élève)

Ce texte est un extrait du chapitre 4 du roman La Curée d’Emile Zola, écrivain du XIX ème siècle, célèbre pour avoir écrit la série des Rougon-Macquart ou Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire, dont la Curée est le deuxième tome. Dans le chapitre 4 de cette oeuvre, nous assistons au lendemain du chapitre 1 et,  suite à un « flash back » de deux chapitres, c’est-à-dire en octobre 1862, au début de la relation incestueuse entre Renée et son beau-fils, Maxime. Relation qui suivra ce passage, lui-même précédé par le bal de l’actrice Blanche Muller, auquel Renée a voulu aller avec Maxime. S’y ennuyant,  elle entraîne le jeune homme avec elle vers la sortie, où ils décident d’aller dîner au Café Riche, futur lieu de l’inceste. Une fois arrivés et installés dans un salon particulier ne servant pas uniquement à dîner, grâve à un divan plus large qu’un lit, Maxime et Renée s’occupent, en attendant les plats, à regarder de la fenêtre le boulevard des Italiens, et Zola réalise une description qui, nous le verrons ensemble, aura une énorme portée symbolique.

Dans quelle mesure le spectacle du boulevard annonce-t-il l’accomplissement proche de la relation incestueuse entre Maxime et Renée?

I L’organisation de la description: du réalisme à l’impressionnisme

1) Les éléments de la réalité

Volonté d’inscrire la description dans la réalité: définition précise de l’angle ve vue: description du boulevard des Italiens en plongée, depuis la fenêtre du premier étage du café Riche: « Ils se penchèrent, ils regardèrent au dessous d’eux« .

Mention d’éléments réels:« la chaussée »« les kiosques »« les boutiques », le bureau « des omnibus ». Et surtout mention de lieux très précis (utilisation de noms propres):« le passage de l’Opera »« le coin de la rue Le Peletier »« les Batignolles ».

Cependant ces éléments sont très vite dépassés au profit d’une description beaucoup plus impressionniste. A l’exemple des peintres de ce mouvement, il s’agit plus pour Zola de suggérer les impressions que le paysage fait naître dans l’esprit de Renée (et de faire partager aux lecteurs ces sensations).

2) Le mouvement

Elémént essentiel de cette description: l’animation, la vitalité du boulevard des Italiens se traduit avant tout par l’insistance sur le mouvement.

Champ lexical: noms: « va et vient« ; « mouvement« ; « défilé« ; « procession« ; utilisation par deux fois du terme de « flot« , d’abord par le biais d’une comparaison: « comme un flot« , puis ensuite reprise avec une métaphore: « un flot de personnes« .

Adjectifs et adverbes: « continu« , « sans fin« ; « éternelle« , « continuellement« , voire même s’il s’agit du bruit: « monotone« , « prolongé« .

Et surtout multiplication des verbes de mouvement: « passaient« ; ‘avançaient« ; « marchaient« , « allaient d’un bout du boulevard à l’autre« ; « repassait« , « sortant« , « courant« , « filant« ; « se précipitant« ; « se mouvait« , « passait« .

La longueur des phases cherche également  à suggérer le mouvement:une proposition principale assez brève, mais appuyée par la conjonction de coordination « et » qui appuie la continuité. Développement de la phase par compléments circonstanciels, et participes présents apposés à « flammes« .

Et le défilé repassait sans fin,

avec une régularité fatigante,

monde étrangement mêlé et toujours le même,

au milieu des couleurs vives, des trous de ténèbres,

dans le tohu-bohu féerique de ces mille flammes dansantes,

sortant comme un flot des boutiques,

colorant les transparents des croisées et des kiosques,

courant sur les façades en baguettes, en lettres, en dessins de feu,

piquant l’ombre d’étoiles,

filant sur la chaussée,

continuellement.

Importance également des allitérations en f et en « an »: effet de répétition des mêmes sonorités, ce qui appuie la notion de mouvement.

3) L’importance des sensations

Multiplication des notations sensorielles.

* Visuelles: « le coup de soleil de ses lustres« , « l’éclat« , « cet ardent foyer« , «  »clartés n’étaient que des étincelles« , « mille flammes dansantes« , « dessins de feu » (en opposition avec les notations d’ombre: « grouillement noir », « trous de ténèbres« ; « piquant l’ombre d’étoiles« ).

Egalement les couleurs: « robes voyantes« , « bleu dur« , « guipure blanche« , « colorant« , « crûment coloriées« , « cadres jaune et vert« , « lanternes rouges« , « caisses jaunes« .

* auditives: « avec des paroles hautes que le btuit empêchait d’entendre« , « bruit assourdissant« , « clameur« , « ronflement« , « voix rude du contrôleur appeler les numéros« , « tintements du compteur« , « sonneries cristallines« , « fracas« .

Cette importance des sensations manifeste en même temps la subjectivité de cette description: il s’agit avant de restituer aux lecteurs les impressions ressenties par Renée.

II Le point de vue de Renée

1) la vision exclusive de la jeune femme

Mutiplication des verbes qui évoquent la vue:

« ils se penchèrent, ils regardèrent au dessous d’eux« : vision de Renée et de Maxime (idem: « ils voyaient« ). Mais très vite, le regard devient seulement celui de la jeune femme:

« Renée en remarqua particulièrement une…« : « Renée crut« ; « Mais ayant pris son binôcle, elle reconnut..« ; « elle entendit« ; « elle s’arrêta aux annonces« ; « elle voyait« .

La description apparaît ainsi comme une focalisation interne, qui retranscrit essentiellement la vision de Renée, c’est à dire un point de vue subjectif. Le boulevard des Italiens n’est pas ici restitué dans sa réalité complète, mais bien dans la réalité tronquée que s’en fait Renée.

2) Un regard partiel

Dès le début du roman, Zola insiste sur la myopie de Renée, et dans ce passage il est fait allusion au binocle d’homme dont elle se sert: « ayant pris son binocle« . Ce défaut de vision met en évidence le fait que Renée a une vision partielle du monde, qui ne distingue pas clairement la réalité: « Renée crut, un moment, qu’un accident venait d’avoir lieu« , « réclame d’un chapelier qu’elle ne comprit pas« .

De fait l’évocation du boulevard des Italiens insiste sur la confusion: « dans les lointains tumultueux et confus de l’avenue« , « pleins du grouillement noir des promeneurs où les clartés n’étaient plus que des étincelles« ; idem avec « les trous de ténèbres(allitération en t) et « le tohu-bohu féérique de ces mille flammes dansantes« : cette difficulté pour discerner clairement le réel se répercute au plan intellectuel et moral: Renée se perd peu à peu, elle ne parvient plus à savoir nettement où elle est.

3)Le retournement du regard

Ce que son regard perçoit avant tout, c’est ce monde mêlé des « filles » qui hantent le boulevard, ce qui reste excessif: si le boulevard des Italiens est connu au XIX siècle pour être effectivement un lieu animé, il ne se limite pas au seul passage des prostituées et de leurs clients. Or il semble bien que cela soit presque exclusivement ce que voit Renée: « Renée en remarqua particulièrement une…« , « la jeune femme qu’elles intéressaient, les suivaient du regard« .

Ce regard, cependant, se retourne à la fin du texte: au regard en plongée de Renée va s’opposer à la fin du paragraphe le regard en contre-plongée des voyageurs de l’impériale: « Elle voyait les hommes de l’impériale, des visages fatigués qui se levaient et les regardaient, elle et Maxime« . De ce fait, elle devient partie intégrante du monde des boulevards, elle n’est plus spectatrice, mais actrice: le regard des voyageurs fait d’elle et de Maxime un couple tel que le boulevard en crée de manière incessante: là voilà devenue « fille » à son tour. La précision du « regard des affamés mettant l’oeil à une serrure » met en évidence ce voyeurisme qui se retourne contre la jeune femme et annonce l’accomplissement de l’inceste.

III La condamnation morale:annonce d’une déchéance

1) Un monde vulgaire

Zola, moraliste évident, présente une image extrêmement vulgaire des femmes qu’il décrit. Il souligne d’abord leur habillement: « robes voyantes« , « bleu dur , garni d’une guipure blanche » (violence des couleurs et des constrastes). Il mentionne leur manière de s’exprimer, qui relève de la même volonté de se faire remarquer « avec des paroles hautes« .

La boisson fait partie de leur monde: « Autour des petites tables, des femmes, mêlées aux hommes, buvaient« . La construction  met en valeur le verbe qui achève brutalement la phrase. Quant à l’adjectif « mêlées », il est très dépréciatif. Zola  évoque aussi leurs mouvements à la fois quand elles marchent: « traînaient leurs jupes« , ou quand elles sont assises: « elles se dandinaient sur leurs chaises« . A chaque fois le vocabulaire est péjoratif. Il insiste aussi sur leurs attitudes provocantes: « leurs jupes qu’elles relevaient de temps à autre d’un mouvement alangui« , « renversée à demi, les mains sur le ventre« .

La description des filles sur le boulevard des Italiens met donc en évidence le caractère trouble de la fascination que Renée éprouve pour elle, et montre bien que l’exploration des appartements de Blanche Muller n’a pas suffi. Dès lors il est clair que Renée ne peut qu’aller plus loin: se substituer à ses filles, quitte à s’y détruire.

2) « La chair est triste » (un monde en perdition)

Derrière les lumières et les bruits, qui semblent illustrer la vitalité des boulevards, Zola décrit un univers triste: le verbe « trainer« , le mouvement « alangui » annoncent la fatigue qu’explicitent les regards « las et souriants« . La femme aperçue par Renée est installée dans « une attente lourde et résignée« , et son attitude aussi trahit sa lassitude (« renversée à demi »).

L’insistance sur la notion de défilé, quant à elle, suggère un monde factice, et Zola n’hésite pas à parler de « petites poupées mécaniques » pour évoquer la foule des boulevards (Noter au passage l’allitération en p).

Ce monde de viveurs est également, derrière les apparences, triste et fatigué: ainsi Zola souligne « les faces blêmes et les rires pâles des passants« . Cet hypallage, accentué par l’allitération en p, dénonce une fausse gaîté, derrière laquelle se dissimulent la fatigue et l’ennui . La « face » suggère une sorte de maquillage et les deux adjectifs « blêmes » et « pâles » vont dans le même sens: ils suggèrent une mort proche , ce que l’ambivalence de certains verbes confirme: « se perdaient lentement« , « achevait…un verre« . Les notations qui évoquent l’obscurité « l’ombre » ou les « trous de ténèbres » peuvent également prendre cette connotation funèbre.

3) Le destin de Renée

Quant au destin de Renée elle-même, il s’inscrit dans des notations symboliques. Ainsi la femme en »bleu dur » apparaît comme une sorte de double (ne pas oublier que Renée avait prévu pour l’escapade chez Blanche Muller de s’habiller en « bleu sombre« ), et de fait sa silhouette est présente tout au long de la soirée, image d’une déchéance et d’une solitude extrême:

« Et, lorsque ses yeux se furent accoutumés à l’obscurité, elle aperçut la femme au costume bleu garni de guipure seule dans la solitude grise, debout à la même place, attendant et s’offrant aux ténèbres vides« .

Autre élément symbolique, cette présence « d’une tête de diable ricanant, les cheveux hérissés, réclame d’un chapelier qu’elle ne comprit pas« . On retrouve donc dans cette scène une présence diabolique qui semble s’amuser de la situation et l’on ne peut s’empêcher bien sûr de penser à Saccard, dont on sait par ailleurs qu’il dîne en face, au café anglais. Renée fait dès lors figure de victime, prise au piège du fils et du père, présents ensemble sur ce boulevard dont ils connaissant l’un et l’autre tous les secrets.

Conclusion

Un passage important dans le roman. Il ne s’agit pas seulement d’une description « à faire », d’une gageure esthétique (reconstituer par l’écriture la vitalité et le mouvement du boulevard des Italiens), mais d’inscrire la liaison de Renée et de Maxime, dans une ville, Paris, et dans une époque, le Second Empire, afin de bien montrer que seules ces conditions ont pu faire naître cette passion. L’inceste accompli par les deux jeunes gens est la faute même générée par le lieu et le temps.

Comments are closed.

buy windows 11 pro test ediyorum