Rabelais, Quart Livre: « les paroles gelées »

juin 5th, 2017

Explication du texte 

François Rabelais, Quart Livre Chapitre 55 et 56

« Les paroles gelées »

Introduction :

Le Quart Livre est consacré au voyage sur mer que Pantagruel et ses compagnons ont entrepris, afin de permettre à Panurge d’aller consulter l’oracle de la Dive Bouteille : doit-il se marier ou non ? Ce voyage est l’occasion d’aborder des îles singulières, peuplées de créatures bizarres : ainsi les joyeux Pantagruélistes se retrouvent à combattre les Andouilles avant de conclure une alliance avec leur reine Niphleseth, ou discutent longuement avec les Papimanes ou leurs ennemis irréductibles, les Papefigues.  Avec l’épisode des Paroles Gelées, Rabelais poursuit dans cette veine, à la fois fantaisiste et comique, tout en suggérant une réflexion sur le langage et la parole. Dans quelle mesure cet épisode est-il représentatif de l’humanisme rabelaisien ?

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I Un monde de fantaisie

1) Le géant Pantagruel

Cet épisode est l’un de ceux où l’on retrouve la dimension gigantesque propre à Pantagruel. S’il est le premier à entendre, c’est à cause de sa grande taille, qui lui permet aussi de mieux observer alentour, ce que souligne clairement la première phrase : « Pantagruel se leva et tint en pieds pour découvrir à l’horizon ». De la même manière, il peut atteindre les paroles gelées « Alors il nous jeta sur le tillac de pleines poignées de paroles gelées », « Ce nonobstant, il en jeta trois ou quatre poignées sur le tillac » : la répétition de la même formule souligne le rôle du géant qui seul attrape les paroles dans le ciel où elles ont gelé pour les jeter sur le pont du bateau. C’est lui également qui refuse d’en donner d’autres au narrateur.

2) Des paroles visibles

Le texte joue de l’opposition première entre voir et entendre : il est d’abord question de voix que l’on entend sans voir les personnes qui les prononcent : « Compagnons, oyez-vous rien ? Il me semble que j’oy quelques gens parlant dans les airs, je ne vois toutefois personne », « ne voyant personne et distinguant une telle variété de sons et de voix, d’hommes de femmes et d’enfants ». La construction en chiasme pour présenter les sensations de Pantagruel puis celle de tous ses compagnons appuient l’effet fantastique.

Mais avec l’idée du dégel des paroles, Rabelais ajoute un élément qui accentue le fantastique : les paroles, assimilées à de la neige ou à de la glace, acquièrent une réalité matérielle : elles deviennent visibles. « Les pleines poignées de paroles gelées » avec les allitérations en p et les assonances en é, sont des objets que l’on peut désormais voir. Elles existent en elles-mêmes, clairement détachées de leur émetteur.

L’explication du pilote se veut rassurante et rationnelle : le lieu particulier, les saisons, les événements passés expliquent le phénomène des paroles gelées. L’emploi de l’impératif « Ne vous effrayez de rien » vise à rassurer les Pantagruélistes et permet de basculer d’un monde fantastique et inquiétant à un monde merveilleux, où l’admiration a une large place.

3) Des paroles merveilleuses

La description des paroles relève en effet du merveilleux : elles sont comparées à des « dragées perlées de diverses couleurs ». On retrouve les assonances en é et des allitérations en d, tandis que les métaphores insistent sur la beauté, sur l’aspect précieux, et presque sucré de ces paroles.

La beauté de ces paroles est également associé aux couleurs, avec l’emploi des termes propres à l’héraldique : « des mots de gueule, des mots de sinople, des mots d’azur, des mots de sable, des mots dorés » : gueule pour rouge, sinople pour vert, sable pour noir. La diversité est cependant totale, puisque existent également dans un crescendo inquiétant : « des paroles bien piquantes, des paroles sanglantes, des paroles horrifiques ». La conclusion « et d’autres assez mal plaisantes à voir »  reprend la question de la visibilité à l’origine du merveilleux de l’épisode.

Cependant le merveilleux chez Rabelais ne saurait suffire : il s’allie toujours à la moquerie et au comique.

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II La portée comique

1) Panurge et Frère Jean, le duo comique

Dans cet épisode, on retrouve deux des compagnons les plus proches de Pantagruel, Panurge et Frère Jean. Comme il apparaît lors de la tempête, Panurge se caractérise par la peur et la lâcheté : la répétition de l’impératif « Fuyons », l’excuse illogique « Je n’ai point de courage sur mer », et le regret « Plût à Dieu que je fusse à présent à Quinquenais » (un village près de Chinon où Rabelais avait peut-être une propriété) le marquent clairement.  De même, il cherche l’appui de Frère Jean, qu’il qualifie soudain de « mon ami » : « Tiens toi près de moi, je t’en supplie ». On retrouve ainsi les deux personnages qui se sont opposés dans un duo comique lors de la tempête, Panurge, mort de peur et Frère Jean, cherchant à le secouer et à le contraindre à agir pour éviter le naufrage. Au début du passage, les autres compagnons de Pantagruel sont aussi tournés en dérision, lorsque Rabelais décrit leur attitude : « à pleines oreilles, nous humions l’air ». La comparaison avec de « belles huîtres en escale » ajoute à la moquerie, d’autant que le geste « nous étions plusieurs à placer nos mains, paumes écartées, derrière nos oreilles » détaille le ridicule de leur comportement.

2) Les paroles dégelées

Autre source de comique : les paroles une fois dégelées. Si la beauté les caractérise tandis qu’elles sont encore gelées, quand elles fondent, les sons qu’elles émettent renvoient au comique. Rabelais multiplie les onomatopées : « hin,hin,hin », « frr, frr, frr », « bou, bou, bou », « tracc, trac », « trr, trr,trr, trrr, trrrrr », « on, on, ououououon ». Il  joue également sur les accumulations, les glissements progressifs de sonorités et les allitérations : « hin, his, tic, torche, lorgne, brededin, brededac » ». Il n’hésite pas non plus devant l’allusion grossière : « Un seul fit exception, assez gros qui, frère Jean l’ayant échauffé entre des mains, produisit un son semblable à celui que font les châtaignes jetées dans la braise sans être entamées ». On retrouve la figure de Frère Jean, bien peu moine, mais toujours associé à la trivialité du corps.

3) Jeux de mots

Enfin bien sûr, le comique allié à la parole fait naître le  jeu de mots et c’est ce que l’on trouve ici à de nombreuses reprises. Déjà l’invention de la bataille des Arismapiens et des Néphélibates évoque de manière détournée les enjeux de la situation : les Arismapiens, dont le nom est emprunté à l’historien grec Hérodote,  sont une peuplade de Scythie (Royaume au Nord de la Mer Noire dans l’Antiquité) dont le nom signifierait « qui n’a qu’un œil », allusion possible aux compagnons de Pantagruel, qui au début du passage, entendent sans rien voir. Quant aux Nephélibates, littéralement « qui marche sur les nuages », ils ressemblent aux paroles gelées que Pantagruel cueille dans les nuages avant de les laisser tomber sur le pont du bateau.

Mais c’est surtout avec les sens multiples de « gueule » que Rabelais s’amuse dans ce passage : si le terme désigne la couleur rouge, il renvoie aussi à la bouche dans un langage plutôt relâché. De là, il suggère les plaisirs de la nourriture et de la boisson (« être une fine gueule »), l’émission de la voix articulée (« fort en gueule », « pousser un coup de gueule »), ou même un sentiment d’hilarité (« se fendre la gueule »). Ainsi les premiers « mots de gueule », à côte des « mots d’azur » et de « sinople » sont clairement de couleur rouge, mais que sont « les mots de gueule » que le narrateur veut « mettre en conserve dans l’huile » ? Le contexte fait penser à la nourriture et à la gourmandise, mais les « mots de gueule » dont parle Pantagruel comme « ce qui ne manque jamais et qu’on a toujours sous la main […] parmi les bons et joyeux Pantagruélistes » rappellent plutôt les plaisanteries et les moqueries des compagnons du géant. Rabelais multiplie les sens possibles et s’amuse de la confusion du lecteur.

Mais bien sûr, cette confusion est encore plus grande si l’on cherche à décrypter cet épisode.

III Une réflexion symbolique

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Illustration d’Albert Robida, 1894, « le dégel des paroles »

Beaucoup de critiques ont envisagé la portée symbolique de ce texte et de très nombreuses interprétations ont pu en être proposées. On retrouve ici l’impossibilité d’enfermer Rabelais dans une seule et unique lecture. Au mieux, peut-on suggérer des pistes de réflexion.

1) Une réflexion sur les textes sacrés ?

Pantagruel (lui-même un géant) met à disposition de ses compagnons des paroles qu’il arrache du ciel, paroles jusque là « gelées » (inaccessibles, intouchables). Il  jette ces paroles « sur le tillac » (le pont supérieur du bateau, c’est-à-dire à un niveau inférieur, proche de la terre), il leur fait « voir » ces paroles, et Panurge fait directement allusion à la parole divine que Moïse retransmet au peuple hébreu : « Il me souvient d’avoir lu qu’au pied de la montagne où Moïse reçut la loi des juifs, le peuple voyait les voix sensiblement ».

Les compagnons de Pantagruel s’emparent de ces paroles qui deviennent des sons après « avoir été échauffés entre nos mains ». Dans le contexte du XVIème siècle, où les humanistes défendent le contact direct avec les textes sacrés, cet épisode peut illustrer cette volonté de mettre à disposition les écritures et de permettre leur connaissance réelle.

2) Une réflexion sur le langage et sur les langues

Avec la différence que fait Rabelais entre les paroles gelées (visibles, les mots) et les paroles dégelées (les sons), on a le sentiment qu’il préfigure la distinction établie au XXème siècle entre le mot et ce qu’il signifie, entre le signifiant (arbitraire) et le signifié.

A deux reprises, Rabelais évoque la difficulté de compréhension : il parle ici d’un « langage barbare » (barbare au sens premier renvoie à celui qui ne parle pas la même langue) et cite ensuite « got et magoth », deux peuples cités dans la Bible, qui deviennent chez lui, synonymes de langages étrangers. L’accent est ici mis sur la diversité des langues. Pour un humaniste dont l’intérêt premier se porte sur l’apprentissage des langues, et plus particulièrement des langues anciennes (des langues « gelées » ?), cet épisode traduit à la fois la fascination et la difficulté de l’entreprise de compréhension, de traduction et de diffusion à l’origine du mouvement.

Notons également que le Quart Livre met en scène un groupe, les compagnons de Pantagruel, les « bons et joyeux Pantagruélistes », qui partagent les mêmes intérêts et les mêmes valeurs. L’importance de cette communauté, à laquelle appartient le narrateur du livre, le toujours bien nommé Alcofribas Nasier, se lit dans les dernières paroles de Pantagruel, qui glorifie la conversation et la facilité que ses compagnons et lui-même à inventer « des mots de gueule ».

3) Une réflexion sur l’écriture ?

A plusieurs reprises dans son œuvre, Rabelais raconte des batailles et des combats, souvent en choisissant un angle parodique, qu’il s’agisse de Frère Jean défendant l’abbaye de Seuillé ou des compagnons de Pantagruel attaqués par une armée d’andouilles. Ici encore il s’agit d’un combat entre deux peuples imaginaires, que l’auteur tente de restituer uniquement par le son : « les paroles et les cris des hommes et des femmes, les chocs des masses d’armes, les heurts des armures, des caparaçons, les hennissements des chevaux et tout autres vacarmes de combat ».

La description des paroles remplace la description du champ de bataille : le choix de l’héraldique se justifie pleinement, elle fait surgir blasons et drapeaux et elle-même ne se fonde que sur le symbole. L’emploi des adjectifs « piquantes, sanglantes, horrifiques, assez mal plaisantes », caractérisant les paroles suggèrent la violence des coups et des blessures, tandis que la confusion des onomatopées manifeste le chaos du combat. La mention finale des sons de « tambours et de fifres », « de clairons et de trompettes » reste dans la tonalité guerrière des hymnes clôturant le combat. Toute la bataille est ainsi restituée par l’oreille, sans aucune description visuelle.

Conclusion

Un passage caractéristique de l’œuvre rabelaisienne, autant par sa fantaisie que par son comique, et qui toujours se moque gentiment du lecteur, en lui laissant en main le travail d’interprétation, sans assurance de certitude. L’entreprise humaniste est avant tout celle de former des esprits curieux, sensibles au doute, capables de rire d’eux-mêmes et de d’interroger en permanence ce qui fonde leur quête et leur action.

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