Mes fraises

Mes fraises

Depuis deux semaines maintenant, je cultive des fraises. A distance.

Dans un espace numérique de terrain (ENT) nouvellement configuré. Avec plein de nouvelles pousses qui ont produit des gourmands partout et ainsi saturé mon ENT habituel. Car nous sommes nombreux à cultiver les fraises sur les ENT. Des milliers, des millions d’heures de cours y poussent. Tout ce qui se déroule habituellement dans des salles de classe avec des enseignants et des élèves se retrouve aujourd’hui sur les ENT et ce n’est pas rien. Je connais quelqu’un qui a investi dans un cours payant au CNED et qui, en ce moment, n’a plus accès à ses contenus. Cette culture-là, ce n’est pas de la culture hors-sol, c’est de la culture en bande passante et en zones blanches.

Alors, je me suis mise à la recherche de mes fraises. En tout, j’en ai 121. Vendredi 20 mars 2020, j’en avais retrouvé 59 : 52 m’avait rendu leur mission de fraise, les 7 autres m’avaient juste donné un signe de vie. Le mercredi 25 mars 2020, j’en avais 99, il m’en manquait 22. Pour pouvoir les suivre, je me suis fait un tableau sur mon calculateur : 0 pour celles dont je n’ai pas de nouvelles, 1 pour celles dont j’ai des nouvelles par fraise interposée, 2 pour celles qui m’ont contactée directement, 3 pour celles qui ont effectué partiellement le travail, 4 pour celles qui l’ont fait en entier. En clair, cela veut dire que j’ai récolté 99 productions de petites fraises que j’ai regardées. J’ai fait part de mes fraises manquantes à mon grand jardinier de proximité. Il est allé à leur recherche avec son téléphone et mes petites fraises sont réapparues. Parmi elles, il y en a pour qui ce n’est pas facile. L, par exemple : ses deux parents sont réquisitionnés dans le cadre du covid 19, elle est l’ainée de trois enfants. C’est la grande fraise du lot : la continuité pédagogique dans ce contexte ne sera certainement pas simple. L, est en seconde, travaille, rencontre des difficultés mais fait actuellement la classe à sa petite soeur. Quelle orientation après le covid 19 ? Pour l’instant, c’est sa santé et son moral qui comptent, mais après ? Dommage collatéral ou rebond ?

Sinon, dans le cadre des épreuves communes de contrôle et de confinement (E3C), j’ai revu la configuration de mon grand jardin (ENT). En élaguant, selon le principe d’Umberto Ecco : pratiquer « l’art du filtrage », en pédagogie. Un dépôt par semaine, pour que mes petites fraises puissent s’organiser plus facilement, surtout si leurs parents sont en télétravail, surtout aussi parce que 25 % d’entre elles n’ont pas d’ordinateurs mais seulement un smartphone. Avec des formats facilement téléchargeables pour que les connexions ne s’épuisent pas (la 4G non plus) et que les petites fraises puissent accomplir leur mission de petites fraises tranquillement toutes seules et qu’elles me les renvoient en une seule fois sur l’ENT. Avec des corrections et des corrigés en retour. Et pour celles qui ont de la chance (la chance de pouvoir se connecter) une permanence à l’heure du dessert (de 13 heures à 14 heures) du lundi au vendredi : l’occasion de chatter en temps réel. C’est une façon non contagieuse de les saupoudrer de mots de présence.

Voilà donc comment ces deux dernières semaines, j’ai cultivé mes fraises. J’avais envie de vous les servir sur un plateau. Je vous laisse maintenant déguster.