Ils m’ont appelée Eva
Joan M. Wolf
Résumé : Nous sommes en mai 1942. Milada est une petite fille tchèque de dix ans qui vit dans la ville de Lidice, en Tchécoslovaquie. Elle coule des jours heureux au milieu de sa famille : ses parents Antonin et Jana, son grand-frère Jaroslav, sa petite-sœur Anechka et Babichka, sa grand-mère. Malgré la présence étouffante des nazis, la vie n’est pas si mal ; Milada a même pu fêter ses dix ans et programme dejà celui de Terezie, sa meilleure amie. Pourtant, sa vie va basculer trois semaines après son anniversaire. Un soir, des soldats allemands font irruption chez ses parents et les emmènent. La famille est séparée : sa grand-mère, sa mère, sa petite sœur et elle d’un côé, son père et son grand-frère de l’autre . Milada ne les reverra jamais. Plus tard, elle sera séparée de sa mère et envoyée dans ce que l’on appelle un « Centre« . Elle comprendra que ses cheveux blonds et ses yeux bleus l’ont sauvée du massacre : elle a les traits aryens que recherchent les nazis. A partir de ce jour, Milada devra oublier qui elle est, d’où elle vient, pour devenir une parfaite petite allemande au service du führer, Adolph Hitler. Elle deviendra Eva. Mais, elle ne peut oublier ce que lui a dit Babichka, en lui remettant sa broche en grenat : « Tu dois la garder et ne rien oublier. Rappelle-toi toujours qui tu es. Rappelle-toi d’où tu viens. Toujours« .
Mon avis : Ce roman, inspiré de faits réels, est tout simplement bouleversant. Je ne savais pas que les nazis kidnappaient les yeux aux « traits aryens » pour les « rééduquer » de la sorte. Ils appelaient cela le programme Lebensborn, la « source de vie« . La petite Milada ne comprend pas ce qui lui arrive. Elle est totalement désorientée, mais qui ne le serait pas ? Séparée de sa famille, elle est forcée de devenir une autre : elle doit apprendre une nouvelle langue, oublier sa famille, sa vie d’avant, jusqu’à son prénom qui sera transformé en Eva, un prénom bien allemand. Tout cela parce qu’elle a des cheveux blonds et des yeux bleus. Le récit, écrit à la première personne, décrit bien la peur qu’a Milada d’oublier sa vie d’avant. On se rend compte qu’au fur et à mesure, elle oublie sa langue, son prénom, la voix de ses proches, ses souvenirs s’embrouillent. Elle se bat désespérément contre l’oubli et le désespoir, la broche que lui a donné sa grand-mère est son repère, son point d’ancrage. Plus tard, quand elle sera adoptée par la famille Werner, elle aura du mal à ne pas s’attacher à sa nouvelle famille, particulièrement Elsbeth, sa sœur adoptive. Exécuter le salut hitlérien deviendra une habitude, presque un réflexe… L’auteure décrit bien le processus des nazis pour laver le cerveau des enfants qu’ils enlevaient sans aucun scrupule à leurs parents. Les sentiments des enfants sont aussi très bien exprimés : angoisse, confusion, dépression… Pourtant, ce n’est pas le cas de tous : Ruja, qui vient de Lidice comme Milada, oublie très vite son passé et entre avec une facilité déconcertante dans la peau de Franziska, une parfaite petite nazie… Je vous recommande ce livre, inspiré de faits réels, à lire avec du recul tout de même. 
Extrait : « Et d’un seul coup, j’ai revu très nettement tout ce qui s’était passé à Lidice : le visage de Papa, sa main qui ne lâchait pas celle de mMaman jusqu’àce qu’on l’entraîne, ses yeux exprimant une telle souffrance. Et j’ai senti à nouveau l’odeur du foin dans le gymnase où nous avions attendu des heures, des jours. Et j’ai retrouvé le contact des doigts de Maman sur les miens juste avant qu’on m’emmène. Furieuse d’un sel coup, j’ai rejeté mes couvertures. Franziska s’est assise dans son lit et je me suis tournée vers elle :
« Tu t’en souviens. Tu étais là. On t’a enlevée, toi aussi.
_ Non », a-t-elle répondu d’une voix très assurée.
Ce « non » m’a fait aussi mal que la gifle de Fraülein Krüger le premier jour au Centre.
« Quoi ? ça veut dire quoi, « non » ? Comment peux-tu avoir oublié ? Les soldats, les fusils, les camions, le gymnase ? Qu’est-ce que tu racontes ? »
J’étais debout, maintenant, tellement en colère que j’en avais mal à la tête.
« Mes parents sont morts, ils ont été tués pendant un bombardement allié. »
Son ton était devenu bizarre, on aurait dit que les mots ne parvenaient plus à sortir de sa gorge. D’un seul coup, j’ai eu froid et ma fureur est retombée. (…)
Une fois au lit, j’ai caressé du doigt la petite broche de Babichka. C’était tout ce qui me restait de ma vie d’avant. Et j’ai repensé à mon beau téléscope, le cadeau d’anniversaire de Papa. Quelqu’un s’en servait-il maintenant pour observer les étoiles ? Je me suis souvenue aussi de ce soir où Terezie et moi avions fait des projets pour ma fête, discutant des chansons qu’on chanterait, des jeux qu’on organiserait. Puis nous avions regardé les étoiles. « Eva, regarde ! » s’était exclamée Terezie en désignant une étoile filante qui traversait le ciel. Mais non, quelque chose n’allait pas. J’ai essayé de revoir la scène en entier. Terezie avait bien dit « Regarde ! » mais pas « Eva ». Elle ne m’avait pas appelée Eva — mais alors, comment ? J’ai brusquement eu peur. A la place de mon vrai nom, il y avait un blanc, comme le trou qu’on a dans la bouche après avoir perdu une dent. Longtemps, dans le noir, j’ai cherché, cherché, essayant de retrouver comment on m’appelait avant. Avant le Centre. Mais aucun nom ne m’est revenu.
Les semaines suivantes, ce trou est devenu une espèce de brouillard qui a tout recouvert. J’ai essayé de continuer à sourire, à faire tout ce qu’on me demandait, à bien apprendre mes leçons, tellement j’avais peur d’être renvoyée comme Heidi et Elsa. Tous les soirs, je touchais du doigts la broche de Babichka en cherchant mon nom, mais sans le trouver, ce qui me rendait de plus en plus triste. par contre, je me rappelais très bien ce qu’elle m’avait dit en me la donnant : »Rappelle-toi toujours qui tu es. Rappelle-toi d’où tu viens. Toujours. »
Je n’avais pas tenu ma promesse. »