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Une vie sans examen ne vaut pas la peine d'être vécue

Parole et pensée – Textes

« Et je m’étais ici particulièrement arrêté à faire voir que, s’il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure d’un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux ; au lieu que, s’il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu’elles ne seraient point pour cela de vrais hommes. Dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles ni d’autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées. Car on peut bien concevoir qu’une machine soit tellement faite qu’elle profère des paroles, et même qu’elle en profère quelques-unes à propos des actions corporelles qui causeront quelques changements en ses organes ; comme si on la touche en quelque endroit, qu’elle demande ce qu’on veut lui dire, si en un autre, qu’elle crie qu’on lui fait mal, et choses semblables ; mais non pas qu’elle les arrange diversement pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second est que, bien qu’elles fissent plusieurs choses aussi bien ou peut-être mieux qu’aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu’elles n’agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. Car, au lieu que la raison est un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière ; d’où vient qu’il est moralement impossible qu’il y en ait assez de divers en une machine, pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie de même façon que notre raison nous fait agir. Or, par ces deux mêmes moyens, on peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes. Car c’est une chose bien remarquable qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées, et qu’au contraire il n’y a point d’autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont faute d’organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer d’eux-mêmes quelques signes par lesquels ils se font entendre à ceux qui étant ordinairement avec eux ont loisir d’apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins le raison que les hommes mais qu’elles n’en ont point du tout. »

DescartesDiscours de la Méthode, 1637, 5e partie, La Pléiade, p. 164-165.

« C’est une chose bien remarquable qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire il n’y a point d’autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont faute d’organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer d’eux-mêmes quelques signes par lesquels ils se font entendre à ceux qui étant ordinairement avec eux ont loisir d’apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout. Car on voit qu’il n’en faut que fort peu pour savoir parler ; et d’autant qu’on remarque de l’inégalité entre les animaux d’une même espèce aussi bien qu’entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n’est pas croyable qu’un perroquet qui serait des plus parfaits de son espèce n’égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé, si leur âme n’était d’une nature du tout différente de la nôtre. Et on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels qui témoignent des passions, et peuvent être imités par des machines aussi bien que par des animaux ; ni penser, comme quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n’entendions pas leur langage. Car, s’il était vrai, puisqu’elles ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourraient aussi bien se faire entendre à nous qu’à leurs semblables. C’est aussi une chose fort remarquable que, bien qu’il y ait plusieurs animaux qui témoignent plus d’industrie que nous en quelques-unes de leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n’en témoignent point du tout en beaucoup d’autres: de façon que ce qu’ils font mieux que nous ne prouve pas qu’ils ont de l’esprit, car à ce compte ils en auraient plus qu’aucun de nous, et feraient mieux en toute autre chose ; mais plutôt qu’ils n’en ont point, et que c’est la nature qui agit en eux selon la disposition de leurs organes : ainsi qu’on voit qu’une horloge qui n’est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps plus justement que nous avec toute notre prudence. »

DescartesDiscours de la Méthode, 1637, 5e partie, La Pléiade, p. 164-165.

« Enfin il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui ne puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d’être à propos des sujets qui se présentent bien qu’il ne suive pas la raison ; et j’ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux ; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu’elle la voit arriver, ce ne peut être qu’en faisant que la prolation [1] de cette parole devienne le mouvement de quelqu’une de ses passions ; à savoir, ce sera un mouvement de l’espérance qu’elle a de manger, si l’on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise, lorsqu’elle l’a dit ; et ainsi toutes les choses qu’on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu’ils les peuvent faire sans aucune pensée. Or, il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie, ne convient qu’à l’homme seul. Car, bien que Montaigne et Charron aient dit qu’il y a plus différence d’homme à homme, que d’homme à bête, il ne s’est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions ; et il n’y a point d’homme si imparfait, qu’il n’en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu’elles n’ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu’elles parlent entre elles ; mais que nous ne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s’ils en avaient ».

Descartes, « Lettre du 23 novembre 1646 au Marquis de Newcastle », in Oeuvres et Lettres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1953, p. 1255-1256.[1] Prolation : action de proférer.
« L’usage général de la parole est de transformer notre discours mental en discours verbal, et l’enchaînement de nos pensées en un enchaînement de mots ; et ceci en vue de deux avantages : d’abord d’enregistrer les consécutions de nos pensées ; celles-ci, capables de glisser hors de notre souvenir et de nous imposer ainsi un nouveau travail, peuvent être rappelées par les mots qui ont servi à les noter ; le premier usage des dénominations est donc de servir de marques ou de notes en vue de la réminiscence. L’autre usage consiste, quand beaucoup se servent des mêmes mots, en ce que ces hommes se signifient l’un à l’autre, par la mise en relation et l’ordre de ces mots, ce qu’ils conçoivent ou pensent de chaque question, et aussi ce qu’ils désirent, ou qu’ils craignent, ou qui éveille en eux quelque autre passion. Dans cet usage, les mots sont appelés des signes. »

HobbesLéviathan, 1651, Chapitre 4, Folio essais, p. 97-98.

 

« PANCRACE, dit en même temps, sans écouter Sganarelle : La parole a été donnée à l’homme, pour expliquer sa pensée; et tout ainsi que les pensées sont les portraits des choses, de même nos paroles sont-elles les portraits de nos pensées : mais ces portraits diffèrent des autres portraits, en ce que les autres portraits sont distingués partout de leurs originaux, et que la parole enferme en soi son original, puisqu’elle n’est autre chose que la pensée, expliquée par un signe extérieur: d’où vient que ceux qui pensent bien, sont aussi ceux qui parlent le mieux. Expliquez-moi donc votre pensée par la parole, qui est le plus intelligible de tous les signes. »

MolièreLe mariage forcé, 1664, Acte I, Scène 4.

« Je ne saurais exprimer un jugement avec des mots, si, dès l’instant que je vais prononcer la première syllabe, je ne voyais pas déjà toutes les idées dont mon jugement est formé. Si elles ne s’offraient pas toutes à la fois, je ne saurais par où commencer, puisque je ne saurais pas ce que je voudrais dire. Il en est de même lorsque je raisonne ; je ne commencerais point, ou je ne finirais point un raisonnement, si la suite des jugements qui le composent, n’était pas en même temps présente à mon esprit. Ce n’est donc pas en parlant que je juge et que je raisonne. J’ai déjà jugé et raisonné, et ces opérations de l’esprit précèdent nécessairement le discours. En effet nous apprenons à parler, parce que nous apprenons à exprimer par des signes les idées que nous avons, et les rapports que nous apercevons entre elles. Un enfant n’apprendrait donc pas à parler, s’il n’avait pas déjà des idées, et s’il ne saisissait pas déjà des rapports. Il juge donc et il raisonne avant de savoir un mot d’aucune langue. Sa conduite en est la preuve, puisqu’il agit en conséquence des jugements qu’il porte. Mais parce que sa pensée est l’opération d’un instant, qu’elle est sans succession, et qu’il n’a point de moyen pour la décomposer, il pense, sans savoir ce qu’il fait en pensant ; et penser n’est pas encore un art pour lui. Si une pensée est sans succession dans l’esprit, elle a une succession dans le discours, où elle se décompose en autant de parties qu’elle renferme d’idées. Alors nous pouvons observer ce que nous faisons en pensant, nous pouvons nous en rendre compte ; nous pouvons par conséquent, apprendre à conduire notre réflexion. Penser devient donc un art, et cet art est l’art de parler. »

CondillacCours d’études pour l’instruction du Prince de Parme, 1798, in Œuvres complètes, tome sixième, 1821, p. 285.

« Les idées générales ne peuvent s’introduire dans l’esprit qu’à l’aide des mots, et l’entendement ne les saisit que par des propositions. C’est une des raisons pour quoi les animaux ne sauraient se former de telles idées, ni jamais acquérir la perfectibilité qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter d’une noix à l’autre, pense-t-on qu’il ait l’idée générale de cette sorte de fruit, et qu’il compare son archétype à ces deux individus ? Non sans doute ; mais la vue de l’une de ces noix rappelle à sa mémoire les sensations qu’il a reçues de l’autre, et ses yeux, modifiés d’une certaine manière, annoncent à son goût la modification qu’il va recevoir. Toute idée générale est purement intellectuelle ; pour peu que l’imagination s’en mêle, l’idée devient aussitôt particulière. Essayez de vous tracer l’image d’un arbre en général, jamais vous n’en viendrez à bout, malgré vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé, et s’il dépendait de vous de n’y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voient de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle vous en donne la véritable idée : sitôt que vous en figurez un dans votre esprit, c’est un tel triangle et non pas un autre, et vous ne pouvez éviter d’en rendre les lignes sensibles ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des propositions, il faut donc parler pour avoir des idées générales ; car sitôt que l’imagination s’arrête, l’esprit ne marche plus qu’à l’aide du discours. »

RousseauDiscours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754, Première partie, Le livre de poche, 1996, p. 94-95.

« Si l’étude des langues n’était que celle des mots, c’est-à-dire des figures ou des sons qui les expriment, cette étude pourrait convenir aux enfants, mais les langues ne modifient pas seulement les signes, elles modifient aussi les idées qu’ils représentent. Les têtes se forment sur les langages, les pensées prennent la teinte des idiomes, la raison seule est commune, l’esprit dans chaque langue a sa forme particulière. De ces formes diverses l’habitude en donne une à l’enfant et c’est la seule qu’il garde jusqu’à l’âge de raison. Pour en avoir deux il faudrait qu’il sût comparer des idées, et comment les comparerait-il quand il est à peine en état de les concevoir ? Chaque chose peut avoir pour lui mille signes différents mais chaque idée ne peut avoir qu’une forme ; il ne peut donc apprendre et parler qu’une langue. Il en apprend cependant plusieurs, me dit-on. Je le nie. J’ai vu de ces petits prodiges qui croyaient parler cinq ou six langues. Je les ai entendus successivement parler allemand en termes latins, en termes français, en termes italiens. Ils se servaient à la vérité de cinq ou six dictionnaires, mais ils ne parlaient qu’allemand. En un mot, donnez aux enfants tant de synonymes que vous voudrez, ils pourront prononcer plusieurs mots mais ils n’apprendront jamais qu’une langue. »

RousseauÉmile ou De l’éducation, 1762, Livre II.

« Le langage n’est pas seulement le revêtement extérieur de la pensée ; c’en est l’armature interne. Il ne se borne pas à la traduire au-dehors une fois qu’elle est formée ; il sert à la faire. Cependant, il a une nature qui lui est propre, et, par suite, des lois qui ne sont pas celles de la pensée. Puisque donc il contribue à l’élaborer, il ne peut manquer de lui faire violence en quelque mesure et de la déformer […].

Penser, en effet, c’est ordonner nos idées ; c’est, par conséquent, classer. Penser le feu, par exemple, c’est le ranger dans telle ou telle catégorie de choses, de manière à pouvoir dire qu’il est ceci ou cela, ceci et non cela. Mais, d’un autre côté, classer, c’est nommer ; car une idée générale n’a d’existence et de réalité que dans et par le mot qui l’exprime et qui fait, à lui seul, son individualité. Aussi la langue d’un peuple a-t-elle toujours une influence sur la façon dont sont classées dans les esprits et, par conséquent, pensées les choses nouvelles qu’il apprend à connaître ; car elles sont tenues de s’adapter aux cadres préexistants. Pour cette raison, la langue que parlaient les hommes, quand ils entreprirent de se faire une représentation élaborée de l’univers, marqua le système d’idées qui prit alors naissance d’une empreinte ineffaçable. »

DurkheimLes Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912, Quadrige, PUF, p. 106-107.

« La langue est un instrument à penser. Les esprits que nous appelons paresseux, somnolents, inertes, sots, vraisemblablement surtout incultes, et en ce sens qu’ils n’ont qu’un petit nombre de mots et d’expressions ; et c’est un trait de vulgarité bien frappant que l’emploi d’un mot tout fait. Cette pauvreté est encore bien riche, comme tes bavardages et les querelles te font voir ; toutefois ta précipitation du débit et le retour des mêmes mots montrent bien que ce mécanisme n’est nullement dominé. L’expression « ne pas savoir ce qu’on dit » prend alors tout son sens. On observera ce bavardage dans tous les genres d’ivresse et de délire. Et je ne crois même point qu’il arrive à l’homme de déraisonner par d’autres causes ; l’emportement dans le discours fait de la folie avec des lieux communs. Aussi est-il vrai que le premier éclair de pensée, en tout homme et en tout enfant, est de trouver un sens à ce qu’il dit. Si étrange que cela soit, nous sommes dominés par la nécessité de parler sans savoir ce que nous allons dire ; et cet état sibyllin est originaire en chacun ; l’enfant parle naturellement avant de penser, et il est compris des autres bien avant qu’il se comprenne lui-même. Penser, c’est donc parler à soi. »

AlainLes idées et les âges, 1927, in Les Passions et la Sagesse, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1960, p. 319.

« Certains processus mentaux sont, semble t-il, inséparables de l’exercice du langage, et conditionnent son fonctionnement. J’entends ici les processus de compréhension et de signification. Eux seuls peuvent donner vie aux signes du langage, et l’on dirait que l’unique fonction des signes est d’être l’amorce de ces processus qui seuls, en fin de compte, devraient nous intéresser. Si l’on nous demande alors quelle sorte de lien rattache 1e substantif à la chose qu’il désigne, nous serons tentés de répondre qu’il s’agit d’une relation psychologique pensant sans doute plus particulièrement aux mécanismes de l’association. On a tendance à voir dans l’utilisation du langage deux opérations distinctes : une opération extérieure et formelle : la manipulation des signes ; et une opération organique : comprendre les signes leur donner un sens, les interpréter, penser. Cette dernière opération se déroule semble-t-il dans un étrange milieu, l’esprit ; et les mécanismes de l’esprit dont la nature apparemment nous échappe, produisent des effets tout différents de ceux d’un quelconque mécanisme matériel. La pensée, qui est un de ces produits, peut s’accorder à la réalité ou la mettre en doute […]

C’est donc une source d’erreurs que de parler d’activité mentale à propos de la pensée. Nous dirons que la caractéristique essentielle de la pensée, c’est qu’elle est une activité qui utilise des signes. Quand nous écrivons, la main est l’agent opératoire, quand nous parlons, la pensée s’exprime par la gorge ou le larynx, et quand nous ne faisons qu’imaginer des signes ou des images, il n’y a pas de mécanisme intermédiaire de la pensée. Et si vous me dites alors que c’est l’esprit qui pense, je répondrai qu’il s’agit là d’une métaphore, et que l’esprit ne peut agir de façon identique à celle de la main rédigeant la pensée écrite. »

Ludwig WittgensteinLe cahier bleu et le cahier brun (écrit en 1933-1935, publ. Posth., 1958), trad. G. Durand, Gallimard, Tel, 1965, p. 28-29, 33.

« On s’aperçut que l’infrastructure linguistique (autrement dit, la grammaire) de chaque langue ne constituait pas seulement « l’instrument » permettant d’exprimer des idées, mais qu’elle en déterminait bien plutôt la forme, qu’elle orientait et guidait l’activité mentale de l’individu, traçait le cadre dans lequel s’inscrivaient ses analyses, ses impressions, sa synthèse de tout ce que son esprit avait enregistré. La formulation des idées n’est pas un processus indépendant, strictement rationnel dans l’ancienne acception du terme, mais elle est liée à une structure grammaticale déterminée et diffère de façon très variable d’une grammaire à l’autre. Nous découpons la nature suivant les voies tracées par notre langue maternelle. Les catégories et les types que nous isolons du monde des phénomènes ne s’y trouvent pas tels quels, s’offrant d’emblée à la perception de l’observateur. Au contraire, le monde se présente à nous comme un flux kaléidoscopique d’impressions que notre esprit doit d’abord organiser, et cela en grande partie grâce au système linguistique que nous avons assimilé. Nous procédons à une sorte de découpage méthodique de la nature, nous l’organisons en concepts, et nous lui attribuons telles significations en vertu d’une convention qui détermine notre vision du monde, – convention reconnue par la communauté linguistique à laquelle nous appartenons et codifiée dans les modèles de notre langue. Il s’agit bien entendu d’une convention non formulée, de caractère implicite, mais ELLE CONSTITUE UNE OBLIGATION ABSOLUE. Nous ne sommes à même de parler qu’à la condition expresse de souscrire à l’organisation et à la classification des données, telles qu’elles ont été élaborées par convention tacite.

Ce fait est d’une importance considérable pour la science moderne, car il signifie qu’aucun individu n’est libre de décrire la nature avec une impartialité absolue, mais qu’il est contraint de tenir compte de certains modes d’interprétation même quand il élabore les concepts les plus originaux. Celui qui serait le moins dépendant à cet égard serait un linguiste familiarisé avec un grand nombre de systèmes linguistiques présentant entre eux de profondes différences. Jusqu’ici aucun linguiste ne s’est trouvé dans une situation aussi privilégiée. Ce qui nous amène à tenir compte d’un nouveau principe de relativité, en vertu duquel les apparences physiques ne sont pas les mêmes pour tous les observateurs, qui de ce fait n’aboutissent pas à la même représentation de l’univers, à moins que leurs infrastructures linguistiques soient analogues ou qu’elles puissent être en quelque sorte normalisées. […]

On aboutit ainsi à ce que j’ai appelé le « principe de relativité linguistique », en vertu duquel les utilisateurs de grammaires notablement différentes sont amenés à des évaluations et à des types d’observations différents de faits extérieurement similaires, et par conséquent ne sont pas équivalents en tant qu’observateurs, mais doivent arriver à des visions du monde quelque peu dissemblables. […] À partir de chacune de ces visions du monde, naïves et informulées, il peut naître une vision scientifique explicite, du fait d’une spécialisation plus poussée des mêmes structures grammaticales qui ont engendré la vision première et implicite. Ainsi l’univers de la science moderne découle d’une rationalisation systématique de la grammaire de base des langues indo-européennes occidentales. Évidemment, la grammaire n’est pas la CAUSE de la science, elle en reçoit seulement une certaine coloration. La science est apparue dans ce groupe de langues à la suite d’une série d’événements historiques qui ont stimulé le commerce, les systèmes de mesure, la fabrication et l’invention technique dans la partie du monde où ces langues étaient dominantes. »
Benjamin Lee Whorf, « Science et linguistique », 1940, in Linguistique et anthropologie, 1956, trad. Claude Carme, Denoël, 1969, p. 125-126, 139.
« […] il semble que chez l’enfant comme chez nous le langage serve à l’individu à communiquer sa pensée. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Tout d’abord, l’adulte, par sa parole, cherche à communiquer différents modes de la pensée. Tantôt son langage sert à la constatation : les mots font part de réflexions objectives, informent et restent liés à la connaissance : « le temps se gâte », « les corps tombent… », etc. Tantôt au contraire le langage communique des ordres ou des désirs, sert à critiquer, à menacer, bref, à éveiller des sentiments et à provoquer des actes : « partons », « quelle horreur ! » etc. Si l’on connaissait approximativement pour chaque individu le rapport de ces deux catégories de communications, on serait en possession de données psychologiques intéressantes. Mais il y a plus. Est-il sûr que, même chez l’adulte, le langage serve toujours à commu­niquer la pensée ? Sans parler du langage intérieur, un grand nombre de gens du peuple, ou d’intellectuels distraits, ont l’habitude de parler tout seuls, de monologuer à haute voix. Il y a peut-être dans ce phéno­mène une préparation au langage social : le parleur solitaire s’en prend parfois à des interlocuteurs fictifs, comme l’enfant aux êtres de son jeu. Il y a peut-être aussi dans ce phénomène un choc en retour d’habitudes sociales tel que l’a décrit Baldwin : l’individu répète vis-à-vis de lui­-même une manière de taire qu’il a adoptée primitivement vis-à-vis des autres seulement. Il se parlerait, dans ce cas, à lui-même pour se faire travailler, simplement parce qu’il a pris l’habitude de parler aux autres pour agir sur eux. Que l’on adopte l’une ou l’autre explication, la fonc­tion du langage est ici déviée : l’individu qui parle pour lui en éprouve un plaisir et une excitation qui le distraient passablement du besoin de  communiquer à d’autres sa pensée. En troisième lieu, si la fonction du langage était uniquement de « communiquer », on s’expliquerait mal le phénomène du verbalisme. Comment les mots, astreints par leur usage à des significations précises, parce que destinées à être comprises, en arriveraient-ils à voiler le vague de la pensée, à créer même l’obscurité en multipliant les entités verbales, bref à empêcher dans bien des cas la  pensée d’être communicable ? Sans vouloir renouveler ici les discussions sur les rapports du langage et de la pensée, remarquons seulement que l’existence même de ces discussions prouve la complexité des fonctions du langage, et l’impossibilité de ramener ces fonctions à une fonction unique : celle de communiquer la pensée. »

Jean PiagetLe Langage et la pensée chez l’enfant, 1948, 9e édition, Delachaux et Niestlé, 1976, p. 13-14.

« Si la parole présupposait la pensée, si parler c’était d’abord se joindre à l’objet par une intention de connaissance ou par une représentation, on ne comprendrait pas pourquoi la pensée tend vers l’expression comme vers son achèvement, pourquoi l’objet le plus familier nous paraît indéterminé tant que nous n’en avons pas retrouvé le nom, pourquoi le sujet pensant lui-même est dans une sorte d’igno­rance de ses pensées tant qu’il ne les a pas formulées pour soi ou même dites et écrites, comme le montre l’exemple de tant d’écrivains qui commencent un livre sans savoir au juste ce qu’ils y mettront. Une pensée qui se contenterait d’exister pour soi, hors des gênes de la parole et de la communication, aussitôt apparue tomberait à l’inconscience, ce qui revient à dire qu’elle n’existerait pas même pour soi. À la fameuse question de Kant[1], nous pouvons répondre que c’est en effet une expérience de penser, en ce sens que nous nous donnons notre pensée par la parole intérieure ou extérieure. Elle progresse bien dans l’instant et comme par fulgurations, mais il nous reste ensuite à nous l’approprier et c’est par l’expres­sion qu’elle devient nôtre. La dénomination des objets ne vient pas après la reconnaissance, elle est la recon­naissance même. »

 Maurice Merleau-PontyPhénoménologie de la perception, 1945, « Tel » Gallimard, 1978, L. I,Chap. 6, p. 206-207.

[1] Qu’est-ce que penser ?
« La parole n’est pas le « signe » de la pensée, si l’on entend par là un phénomène qui en annonce un autre comme la fumée annonce le feu. La parole et la pensée n’admettraient cette relation extérieure que si elles étaient l’une et l’autre thématiquement données ; en réalité elles sont enveloppées l’une dans l’autre, le sens est pris dans la parole et la parole dans l’existence extérieure du sens.

Nous ne pourrons pas davantage admettre, comme on le fait d’ordinaire, que la parole soit un simple moyen de fixation, ou encore l’enveloppe et le vêtement de la pensée. Pourquoi serait-il plus aisé de se rappeler des mots ou des phrases que de se rappeler des pensées, si les prétendues images verbales ont besoin d’être reconstruites à chaque fois ? Et pourquoi la pensée chercherait-elle à se doubler ou à se revêtir d’une suite de vociférations, si elles ne portaient et ne contenaient en elles-mêmes leur sens ? Les mots ne peuvent être les « forteresses de la pensée » et la pensée ne peut chercher l’expression que si les paroles sont par elles-mêmes un texte compréhensible et si la parole possède une puissance de signification qui lui soit propre. Il faut que, d’une manière ou de l’autre, le mot et la parole cessent d’être une manière de désigner l’objet ou la pensée, pour devenir la présence de cette pensée dans le monde sensible, et, non pas son vêtement, mais son emblème ou son corps. […] Des malades peuvent lire un texte en « mettant le ton » sans cependant le comprendre. C’est donc que la parole ou les mots portent une première couche de signification qui leur est adhérente et qui donne la pensée comme style, comme valeur affective, comme mimique existentielle, plutôt que comme énoncé conceptuel. Nous découvrons ici sous la signification conceptuelle des paroles une signification existentielle, qui n’est pas seulement traduite par elles, mais qui les habite et en est inséparable. Le plus grand bénéfice de l’expression n’est pas de consigner dans un écrit des pensées qui pourraient se perdre, un écrivain ne relit guère ses propres ouvrages, et les grandes oeuvres déposent en nous à la première lecture tout ce que nous en tirerons ensuite. L’opération d’expression, quand elle est réussie, ne laisse pas seulement au lecteur et à l’écrivain lui-même un aide-mémoire, elle fait exister la signification comme une chose au coeur même du texte, elle la fait vivre dans un organisme de mots, elle l’installe dans l’écrivain ou dans le lecteur comme un nouvel organe des sens, elle ouvre un nouveau champ ou une nouvelle dimension à notre expérience. »
Maurice Merleau-PontyPhénoménologie de la perception, 1945, p. 211-212.

« Le plus grand bénéfice de l’expression n’est pas de consigner dans un écrit des pensées qui pourraient se perdre, un écrivain ne relit guère ses propres ouvrages, et les grandes oeuvres déposent en nous à la première lecture tout ce que nous en tirerons ensuite. L’opération d’expression, quand elle est réussie, ne laisse pas seulement au lecteur et à l’écrivain lui-même un aide-mémoire, elle fait exister la signification comme une chose au cœur même du texte, elle la fait vivre dans un organisme de mots, elle l’installe dans l’écrivain ou dans le lecteur comme un nouvel organe des sens, elle ouvre un nouveau champ ou une nouvelle dimension à notre expérience. Cette puissance de l’expression est bien connue dans l’art et par exemple dans la musique. La signification musicale de la sonate est inséparable des sons qui la portent : avant que nous l’ayons entendue, aucune analyse ne nous permet de la deviner ; une fois terminée l’exécu­tion, nous ne pourrons plus, dans nos analyses intellectuelles de la musique, que nous reporter au moment de l’expérience, pendant l’exécu­tion, les sons ne sont pas seulement les « signes » de la sonate, mais elle est là à travers eux, elle descend en eux.

De la même manière l’actrice devient invisible et c’est Phèdre qui apparaît. La signification dévore les signes, et Phèdre a si bien pris possession de la Berma que son extase en Phèdre nous paraît être le comble du naturel et de la facilité. L’expression esthétique confère à ce qu’elle exprime l’existence en soi, l’ins­talle dans la nature comme une chose perçue accessible à tous, ou inversement arrache les signes eux-mêmes ? la personne du comédien, les couleurs et la toile du peintre ? à leur existence empirique et les ravit dans un autre monde. Personne ne contestera qu’ici l’opération expressive réa­lise ou effectue la signification et ne se borne pas à la traduire.

Il n’en va pas autrement, malgré l’apparence, de l’expression des pensées par la parole. La pensée n’est rien d’« intérieur », elle n’existe pas hors du monde et hors des mots. Ce qui nous trompe là?dessus, ce qui nous fait croire à une pensée qui existerait pour soi avant l’expression, ce sont les pensées déjà constituées et déjà exprimées que nous pouvons rappeler à nous silencieusement et par lesquelles nous nous donnons l’illusion d’une vie intérieure. Mais en réalité ce silence prétendu est bruissant de paroles, cette vie intérieure est un langage intérieur. »

Maurice Merleau-PontyPhénoménologie de la perception1945, « Tel » Gallimard, 1978, L. I, Chap. 6,  p. 211?213.

« La pensée n’est rien « d’intérieur », elle n’existe pas hors du monde et hors des mots. Ce qui nous trompe là-dessus, ce qui nous fait croire à une pen­sée qui existerait pour soi avant l’expression, ce sont les pensées déjà constituées et déjà exprimées que nous pou­vons rappeler à nous silencieusement et par lesquelles nous nous donnons l’illusion d’une vie intérieure. Mais en réalité ce silence prétendu est bruissant de paroles, cette vie intérieure est un langage intérieur. La pensée « pure » se réduit à un certain vide de la conscience, à un vœu ins­tantané. L’intention significative nouvelle ne se connaît elle-même qu’en se recouvrant de significations déjà disponi­bles, résultat d’actes d’expression antérieurs. Les significations disponibles s’entrelacent soudain selon une loi in­connue, et une fois pour toutes un nouvel être culturel a commencé d’exister. La pensée et l’expression se consti­tuent donc simultanément, lorsque notre acquis culturel se mobilise au service de cette loi inconnue, comme notre corps soudain se prête à un geste nouveau dans l’acquisi­tion de l’habitude. La parole est un véritable geste et elle contient son sens comme le geste contient le sien. C’est ce qui rend possible la communication. Pour que je com­prenne les paroles d’autrui, il faut évidemment que son vo­cabulaire et sa syntaxe soient « déjà connus » de moi. Mais cela ne veut pas dire que les paroles agissent en suscitant chez moi des « représentations » qui leur seraient associées et dont l’assemblage finirait par reproduire en moi la « re­présentation » originale de celui qui parle. Ce n’est pas avec des « représentations » ou avec une pensée que je com­munique d’abord, mais avec un sujet parlant, avec un cer­tain style d’être et avec le « monde » qu’il vise. De même que l’intention significative qui a mis en mouvement la pa­role d’autrui n’est pas une pensée explicite, mais un cer­tain manque qui cherche à se combler, de même la re­prise par moi de cette intention n’est pas une opération de ma pensée, mais une modulation synchronique de ma pro­pre existence, une transformation de mon être. Nous vi­vons dans un monde où la parole est instituée. Pour toutes ces paroles banales, nous possédons en nous-mêmes des si­gnifications déjà formées. Elles ne suscitent en nous que des pensées secondes ; celles-ci à leur tour se traduisent en d’autres paroles qui n’exigent de nous aucun véritable effort d’expression et ne demanderont à nos auditeurs aucun ef­fort de compréhension. Ainsi le langage et la compréhen­sion du langage paraissent aller de soi. Le monde linguisti­que et intersubjectif ne nous étonne plus, nous ne le distinguons plus du monde même, et c’est à l’intérieur d’un monde déjà parlé et parlant que nous réfléchissons. Nous perdons conscience de ce qu’il y a de contingent dans l’ex­pression et dans la communication, soit chez l’enfant qui apprend à parler, soit chez l’écrivain qui dit et pense pour la première fois quelque chose, enfin chez tous ceux qui transforment en parole un certain silence. Il est pourtant bien clair que la parole constituée, telle qu’elle joue dans la vie quotidienne, suppose accompli le pas décisif de l’ex­pression. Notre vue sur l’homme restera superficielle tant que nous ne remonterons pas à cette origine, tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt ce silence. La parole est un geste et sa signification un monde. »

Maurice Merleau-PontyPhénoménologie de la perception, 1945, « Tel » Gallimard, 1978, L. I,Chap. 6, p. 213-214.

 

« Le but du novlangue était, non seulement de fournir un mode d’expression aux idées générales et aux habitudes mentales des dévots de l’angsoc, mais de rendre impossible tout autre mode de pensée. Il était entendu que lorsque le novlangue serait une fois pour toutes adopté et que l’ancilangue serait oublié, une idée hérétique – c’est-à-dire une idée s’écartant des principes de l’angsoc – serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots. Le vocabulaire du novlangue était construit de telle sorte qu’il pût fournir une expression exacte, et souvent très nuancée, aux idées qu’un membre du Parti pouvait, à juste titre, désirer communiquer. Mais il excluait toutes les autres idées et même les possibilités d’y arriver par des méthodes indirectes. L’invention de mots nouveaux, l’élimination surtout des mots indésirables, la suppression dans les mots restants de toute signification secondaire, quelle qu’elle fût, contribuaient à ce résultat. Ainsi le mot  »libre » existait encore en novlangue, mais ne pouvait être employé que dans des phrases comme « le chemin est libre ». Il ne pouvait être employé dans le sens ancien de « liberté politique » ou de « liberté intellectuelle ». Les libertés politique et intellectuelle n’existaient en effet plus, même sous forme de concept. Elles n’avaient donc nécessairement pas de nom. […]

Une personne dont l’éducation aurait été faite en novlangue seulement, ne saurait pas davantage que égal avait un moment eu le sens secondaire de « politiquement égal » ou que « libre » avait un moment signifié « libre politiquement » que, par exemple, une personne qui n’aurait jamais entendu parler d’échecs ne connaîtrait le sens spécial attaché à « reine » et à « tour ». Il y aurait beaucoup de crimes et d’erreurs qu’il serait hors de son pouvoir de commettre, simplement parce qu’ils n’avaient pas de nom et étaient par conséquent inimaginables. »

George Orwell1984, 1949, tr. fr. Amélie Audiberti, Paris, Gallimard, 1950, p. 422, 436-437.

 

 

« La parole joue toujours sur fond de parole, elle n’est jamais qu’un pli dans l’immense tissu du parler. Nous n’avons pas, pour la comprendre, à consulter quelque lexique intérieur qui nous donnât, en regard des mots ou des formes, de pures pensées qu’ils recouvriraient : il suffit que nous nous prêtions à sa vie, à son mouvement de différenciation et d’articulation, à sa gesticulation éloquente.

Il y a donc une opacité du langage : nulle part il ne cesse pour donner place à du sens pur, il n’est jamais limité que par du langage encore et le sens ne paraît en lui que serti dans les mots. Comme la charade, il ne se comprend que par l’interaction des signes dont chacune pris à part est équivoque ou banal, et dont la réunion seule fait sens. […]

Nos analyses de la pensée font comme si, avant d’avoir trouvé ses mots, elle était déjà une sorte de texte idéal que nos phrases chercheraient à traduire. Mais l’auteur lui-même n’a aucun texte qu’il puisse confronter avec son écrit, aucun langage avant le langage. Si sa parole le satisfait, c’est par un équilibre dont elle définit elle-même les conditions, par une perfection sans modèle.

Beaucoup plus qu’un moyen, le langage est quelque chose comme un être et c’est pourquoi il peut si bien nous rendre présent quelqu’un : la parole d’un ami au téléphone nous le donne lui-même, comme s’il était tout dans cette manière d’interpeller et de prendre congé, de commencer et de finir ses phrases, de cheminer à travers les choses non dites. Le sens est le mouvement total de la parole et c’est pourquoi notre pensée traîne dans le langage. C’est pourquoi aussi elle le traverse comme le geste dépasse ses points de passage. »

 

Merleau-PontySignes, Gallimard, 1960, p. 53-54.
« Pour moi, la pensée ne se confond pas avec le langage. Il fut un temps où l’on définissait la pensée indépendamment du langage comme quelque chose d’insaisissable, d’ineffable, qui préexistait à l’expression. Aujourd’hui on tombe dans l’erreur inverse. On voudrait nous faire croire que la pensée c’est seulement du langage, comme si le langage lui-même n’était pas parlé.
En réalité, il y a deux niveaux. À un premier niveau, le langage se présente, en effet, comme un système autonome, qui reflète l’unification sociale. Le langage est un élément du  » pratico-inerte « , une matière sonore unie par un ensemble de pratiques. Le linguiste prend comme objet d’étude cette totalité de relations, et il a le droit de le faire puisqu’elle est déjà constituée. C’est le moment de la structure, où la totalité apparaît comme la chose sans l’homme, un réseau d’oppositions dans lequel chaque élément se définit par un autre, où il n’y a pas de terme, mais seulement des rapports, des différences. Mais cette chose sans l’homme est en même temps matière ouvrée par l’homme, portant la trace de l’homme. […] Chaque élément du système renvoie à un tout, mais ce tout est mort si quelqu’un ne le reprend pas à son compte, ne le fait pas fonctionner. À ce deuxième niveau, il ne peut plus être question de structures toutes faites, qui existeraient sans nous. Dans le système du langage , il y a quelque chose que l’inerte ne peut pas donner seul, la trace d’une pratique. La structure ne s’impose à nous que dans la mesure où elle est faite par d’autres. Pour comprendre comment elle se fait, il faut donc réintroduire la praxis, en tant que processus totalisateur. »

 

Sartre, « Jean-Paul Sartre répond », in Revue de L’Arc, n° 301, 1966, page 88.
« Pour moi, la pensée ne se confond pas avec le langage. Il fut un temps où l’on définissait la pensée indépendamment du langage comme quelque chose d’insaisissable, d’ineffable, qui préexistait à l’expression. Aujourd’hui on tombe dans l’erreur inverse. On voudrait nous faire croire que la pensée c’est seulement du langage, comme si le langage lui-même n’était pas parlé.
En réalité, il y a deux niveaux. À un premier niveau, le langage se présente, en effet, comme un système autonome, qui reflète l’unification sociale. Le langage est un élément du « pratico-inerte », une matière sonore unie par un ensemble de pratiques. Le linguiste prend comme objet d’étude cette totalité de relations, et il a le droit de le faire puisqu’elle est déjà constituée. C’est le moment de la structure, où la totalité apparaît comme la chose sans l’homme, un réseau d’oppositions dans lequel chaque élément se définit par un autre, où il n’y a pas de terme, mais seulement des rapports, des différences. Mais cette chose sans l’homme est en même temps matière ouvrée par l’homme, portant la trace de l’homme. […] Chaque élément du système renvoie à un tout, mais ce tout est mort si quelqu’un ne le reprend pas à son compte, ne le fait pas fonctionner. À ce deuxième niveau, il ne peut plus être question de structures toutes faites, qui existeraient sans nous. Dans le système du langage, il y a quelque chose que l’inerte ne peut pas donner seul, la trace d’une pratique. La structure ne s’impose à nous que dans la mesure où elle est faite par d’autres. Pour comprendre comment elle se fait, il faut donc réintroduire la praxis, en tant que processus totalisateur. L’analyse structurale devrait déboucher sur une compté  dialectique. […] Que nous disent Lacan et les psychanalystes qui se réclament de lui ? L’homme ne pense pas, il est pensé, comme il est parlé pour certains linguistes. Le sujet, dans ce processus, n’occupe plus une position centrale. Il est un élément parmi d’autres, l’essentiel étant la « couche », ou si vous préférez la structure dans laquelle il est pris et qui le constitue. […]
Mais le décentrement initial qui fait que l’homme disparaît derrière les structures implique lui-même une négativité, et l’homme surgit de cette négation. Il y a sujet, ou subjectivité si vous préférez, dès l’instant où il y a effort pour dépasser en la conservant la situation donnée. Le vrai problème est celui de ce dépassement. Il est de savoir comment le sujet ou la subjectivité se constitue sur une base qui lui est antérieure, par un processus perpétuel d’intériorisation et de réextériorisation.
On ne peut donc pas dire que le langage, par exemple, est ce qui se parle dans le sujet. Car le linguiste lui-même définit le langage comme totalité par ses actes. Il faut qu’il y ait un sujet linguiste pour que la linguistique devienne une science, et un sujet parlant pour dépasser les structures du langage vers une totalité qui sera le discours du linguiste. Autrement dit, la subjectivité apparaît comme l’unité d’une entreprise qui renvoie à elle-même, qui est dans une certaine mesure translucide à elle-même, et qui se définit à travers sa praxis. »

 

Sartre, « Jean-Paul Sartre répond », in Revue de L’Arc, n° 301, 1966, p. 88-89 et p. 92-93.

 

« Quels que soient les critères de l’intelligence que l’on adopte […], tout le monde est d’accord pour admettre l’existence d’une intelligence avant le langage. Essentiellement pratique, c’est-à-dire tendant à des réussites et non pas à énoncer des vérités, cette intelligence n’en parvient pas moins à résoudre finalement un ensemble de problèmes d’action (atteindre des objets éloignés, cachés, etc.), en construisant un système complet de schèmes d’assimilation, et à organiser le réel selon un ensemble de structures spatio-temporelles et causales. Or, faute de langage et de fonction symbolique, ces constructions s’effectuent en s’appuyant exclusivement sur des perceptions et des mouvements, donc par le moyen d’une coordination sensori-motrice des actions sans qu’intervienne la représentation ou la pensée. »

 

Jean Piaget et Bärbel InhelderLa psychologie de l’enfant, 1966, Chapitre I, 1, PUF, p. 10-11.
« L’existence d’une pensée non parlée semble attestée par l’observation intérieure. La pensée est antérieure à la parole d’une antériorité à la fois de temps et de causalité. Cette antériorité de temps peut être plus ou moins longue. Bien souvent elle est si courte qu’on la prendrait pour une quasi-simultanéité, mais même alors, ce que je désire me dire à moi-même ou dire aux autres est quelque chose qui n’a pas encore été dit. On en parle comme d’une chose, bien que ce ne soit peut-être pas réellement une chose, disons donc si l’on veut que cet x, qui n’a pas encore été dit, doit être de quelque manière présent à ma pensée, autrement je ne pourrais pas essayer de le dire. Si j’en fais prématurément l’essai, je m’aperçois aussitôt que « ce n’est pas ce que je voulais dire ». C’est ce qu’on appelle « chercher une idée ». L’idée en question peut être un souvenir qui momentanément nous échappe, ou ce peut être une notion que nous sentons présente à la pensée bien que pour le moment, elle refuse de faire surface et d’émerger des profondeurs de l’esprit ; de toute façon nous savons qu’elle est déjà là. Elle l’est si assurément que nous la reconnaîtrons aussitôt dès qu’elle aura reparu et que jusqu’à ce moment-là, nous rejetons tous les autres souvenirs qui tenteraient de se faire accepter à sa place.

Cette sorte de pensée antérieure à tout logos, même intérieur, est ce que nous pensons comme un « encore à dire », soit parce que, jusqu’à présent, cela n’a pas encore été dit, soit parce que nous éprouvons le désir de le dire une fois encore, plus explicitement ou sous une forme différente, afin de nous mieux assurer de ce que nous pensons. »

 

Étienne GilsonLinguistique et philosophie, 1969, Vrin, p. 123-124.

 

« […] selon la célèbre hypothèse du déterminisme linguistique de Sapir-Whorf, les pensées sont déterminées par les catégories offertes par leur langue. Du coup, les différences entre les langues entraîneraient des différences entre les pensées de leurs locuteurs. Ceux qui n’ont gardé qu’un petit vernis de leurs études universitaires peuvent au moins débiter ces factoïdes : que les langues découpent le spectre à des endroits différents pour nommer les couleurs, que le concept du temps est fondamentalement différent chez les Hopis, et que les Eskimos dis- posent de plusieurs douzaines de mots pour désigner la neige. Cette théorie a une lourde implication : les catégories de base de la réalité ne seraient pas « dans » le monde, mais nous seraient imposées par notre culture. (On pourrait donc les contester, ce qui explique peut- être l’attrait persistant que cette hypothèse exerce sur la sensibilité des jeunes étudiants.)

Or tout cela est faux, totalement faux. L’idée selon laquelle le langage serait la même chose que la pensée est un exemple de ce qu’on peut appeler une « absurdité de convention » : une affirmation qui va à l’encontre de tout sens commun, mais à laquelle chacun adhère parce qu’il se souvient vaguement l’avoir entendue quelque part et parce qu’elle a de nombreuses implications. […] Réfléchissez. Nous avons tous fait cette expérience de dire ou d’écrire une phrase, puis de nous arrêter en réalisant que ce n’était pas exactement ce que nous voulions dire. Pour que nous éprouvions cette sensation, il faut qu’il y ait un « voulu dire », qui soit différent de ce qui est dit. Parfois, nous éprouvons des difficultés à trouver aucun mot qui exprime une pensée de façon adéquate. Quand nous entendons ou quand nous lisons quelque chose, en général nous nous souvenons de la substance, pas des mots exacts. Il faut donc bien qu’il y existe quelque chose comme une substance qui ne soit pas la même chose qu’un groupe de mots, Si les pensées dépendaient des mots, comment pourrait-on fabriquer un mot nouveau ? Comment un enfant pourrait-il apprendre un mot au départ ? Comment pourrait-on traduire d’une langue à l’autre ? »

 

Steven PinkerL’instinct du langage, 1994, tr. fr. Marie-France Desjeux, Odile Jacob, 1999, p. 55-56.

 

« […] the famous Sapir-Whorf hypothesis of linguistic determinism, stating that people’s thoughts are determined by the categories made available by their language, and its weaker version, linguistic relativity, stating that differences among languages cause differences in the thoughts of their speakers. People who remember little else from their college education can rattle off the factoids: the languages that carve the spectrum into color words at different places, the fundamentally different Hopi concept of time, the dozens of Eskimo words for snow. The implication is heavy : the foundational categories of reality are not “in” the world but are imposed by one’s culture (and hence can be challenged, perhaps accounting for the perennial appeal of the hypothesis to undergraduate sensibilities).

But it is wrong, all wrong. The idea that thought is the same thing as language is an example of what can be called a conventional absurdity : a statement that goes against all common sense but that everyone believes because they dimly recall having heard it somewhere and because it is so pregnant with implications. […] Think about it. We have all had the experience of uttering or writing a sentence, then stopping and realizing that it wasn’t exactly what we meant to say. To have that feeling, there has to be a “what we meant to say” that is different from what we said. Sometimes it is not easy to find any words that properly convey a thought. When we hear or read, we usually remember the gist, not the exact words, so there has be such a thing a gist is not the same as a bunch of words. And if thoughts depended on words, how could a new word ever be coined ? How could a child learn a word to be with ? »

 

Steven PinkerThe language instinct, 1994, William Morrow and Company, Inc., New York, pp. 57-58.

 

« […] on ne pense pas en anglais, en chinois ou en apache, on pense dans le langage de la pensée. Celui-ci ressemble probablement un peu à toutes ces langues, il est vraisemblable qu’il ait des symboles pour des concepts, et des organisations de symboles correspondant à qui fait quoi et à qui […]. Cependant, si on le compare avec n’importe quelle langue donnée, le mentalais doit être plus riche pour certaines choses, et plus simple pour d’autres. Il doit être plus riche, par exemple en ce que des symboles conceptuels différents doivent correspondre à un même mot donné dans une langue particulière, comme mains ou tonneaux. Il doit y avoir un attirail supplémentaire qui différencie de façon logique des types de concepts distincts, comme les défenses de Ralph et les défenses en général, et qui relie différents symboles référant à la même chose, comme le grand homme blond à la chaussure noire et l’homme. En revanche, le mentalais doit être plus simple que les langues parlées ; les mots et les constructions relatifs à la conversation (comme un et le) sont absents, et les informations sur la prononciation des mots ou même sur leur place sont inutiles. Maintenant, il se pourrait que les personnes qui parlent anglais pensent dans une sorte de quasi-anglais, simplifié et annoté, selon le mode que je viens de décrire, et que celles qui parlent apache pensent dans un quasi-apache simplifié et annoté. Cependant, pour que ces langues de pensée servent le raisonnement de manière adéquate, il faudrait qu’elles se ressemblent entre elles beaucoup plus qu’aucune d’entre elles ne ressemble à sa contrepartie parlée, et il y a bien des chances qu’elles soient pareilles, à savoir qu’il s’agisse d’un mentalais universel.

Savoir une langue, c’est donc savoir traduire le mentalais en séquences de mots, et inversement. Les personnes qui n’ont pas de langue auraient quand même le mentalais, et on peut penser que les bébés, et de nombreux animaux non humains, ont des dialectes plus simples. En effet, si les bébés n’avaient pas un mentalais pour traduire de et en anglais, on ne voit pas bien comment ils pourraient apprendre l’anglais, ni même ce que cela pourrait vouloir dire que d’apprendre l’anglais. »

 

Steven Pinker, L’instinct du langage, 1994, tr. fr. Marie-France Desjeux, Odile Jacob, 1999, p. 78-79.

 

« People do not think in English or Chinese or Apache; they think in a language of thought. This language of thought probably looks a bit like all these languages; presumably it has symbols for concepts, and arrangements of symbols that correspond to who did what to whom […]. But compared with any given language, mentalese must be richer in some ways and simpler in others. It must be richer, for example, in that several concept symbols must correspond to a given English word like stool or stud. There must be extra paraphernalia that differentiate logically distinct kinds of concepts, like Ralph’s tusks versus tusks in general, and that link different symbols that refer to the same thing, like the tall blond man with one black shoe and the man. On the other hand, mentalese must be simpler than spoken languages; conversation-specific words and constructions (like a and the) are absent, and information about pronouncing words, or even ordering them, is unnecessary. Now, it could be that English speakers think in some kind of simplified and annotated quasi-English, with the design I have just described, and that Apache speakers think in a simplified and annotated quasi- Apache. But to get these languages of thought to subserve reasoning properly, they would have to look much more like each other than either one does to its spoken counterpart, and it is likely that they are the same: a universal mentalese.

Knowing a language, then, is knowing how to translate mentalese into strings of words and vice versa. People without a language would still have mentalese, and babies and many nonhuman animals presumably have simpler dialects. Indeed, if babies did not have a mentalese to translate to and from English, it is not clear how learning English could take place, or even what learning English would mean. »

 

Steven Pinker, The language instinct, 1994, William Morrow and Company, Inc., New York, pp. 81-82.
« Il est banal et il est vrai de dire que le langage n’est pas un objet philosophique comme les autres. Le langage ne peut pas être seulement un objet d’analyse, car il est toujours en même temps son moyen. Il est possible de philosopher sur la perception les yeux fermés, mais impossible de savoir ce qu’est le langage sans rien dire. Rien n’est pensé distinctement, et donc pas le langage, sans le langage, qui est toujours pris dans ses propres rets. Il est peut-être même chimérique de vouloir savoir ce qu’il est en lui-même, puisqu’on ne le sait que par lui. Il ne peut donc exister comme une chose ni être posé comme un objet. Étant la condition de toute pensée – du moins de toute pensée philosophique – il ne peut être pensé qu’à pouvoir se réfléchir.

Mais après tout, cette réflexivité caractérise aussi d’autres « objets » : la raison, le concept, la philosophie, par exemple. Ce que le langage a de plus, c’est qu’il semble n’avoir pas d’extérieur. Tout est dedans. Aussi loin que l’on tente de le mettre à distance, il est encore là, il est déjà là. Tenter de penser sans langage, c’est encore une tentative de langage. On ne peut par définition dire ce qu’il y a hors de lui. Il n’est donc pas seulement le moyen de penser tout objet, dont lui-même, mais aussi le « milieu », l’élément, dans lequel se donne toute pensée. Il n’est réductible à rien d’autre, mais tout est réductible à lui. C’est pourquoi il est peut-être faux mais il est sensé de dire : tout, du moins tout ce que l’on peut penser, est langage.

Le langage est donc réfléchissant et totalisant. Il est à la fois ce par quoi on pense nécessairement et ce dans quoi on pense toutes choses – par conséquent ce par quoi et ce dans quoi lui-même est pensé. Cela peut se dire d’un mot: le langage fait monde. »

 

Francis WolffDire le monde, Introduction, Éd. Des PUF, 1997, p. 5-6.

 

« Faisons appel maintenant à l’auto-observation d’un philosophe devenu aphasique. L’auteur se nomme Eldwin Alexander. Vu l’intérêt que les philosophes portent au langage, son témoignage est particulièrement intéressant. « Pour l’aphasique, dit-il, les idées, les connaissances, la compréhension, les signes, la sémantique, les pensées, les souvenirs et les raisons viennent en premier, et le langage en second. Je ne parle pas des organes des sens et des émotions sensibles qui accompagnent tout particulièrement la perte soudaine du langage. Il est après l’attaque, la même personne, avec les mêmes idéologies et les mêmes préjugés. Simplement, il ne parle plus… Je ne savais pas ce qui m’arrivait, mais je me rendais compte que tous les détails du langage m’échappaient. » Nous passerons sur les éléments qui ne font que confirmer le récit de Lordat, pour nous en tenir aux points les plus originaux. « Dans l’ambulance, poursuit-il, je fis mentalement la somme de ce qui fonctionnait encore en moi…. Je ressentais de l’intérêt devant le commencement de mon aventure avec le langage et le concept. Je possédais encore les concepts mais non le langage. J’avais la compréhension du monde, de moi-même et des relations sociales, sans rien savoir, en fait, ni de la grammaire ni du vocabulaire que j’avais utilisés toute ma vie. Jusqu’à ma guérison, je ne cessai de me servir de concepts ; ce qui changea pour moi, ce fut la possibilité d’entrer en contact avec les autres et de communiquer ces concepts par le langage. » et plus loin: « Par exemple, un aphasique connaît le concept abstrait de solidarité ou celui des dix commandements. » et encore, « pendant deux mois, j’eus le concept très net d’un certain philosophe grec, mais j’avais oublié son nom. » Envisageant l’avenir des aphasiques, il écrit : « Ceci implique la reconstruction de la grammaire, de la syntaxe et des phonèmes et la récupération du vocabulaire. Je laisse de côté la signification, la compréhension et les règles sémiotiques, parce que l’aphasique n’a pas perdu la mémoire de ce qu’est le langage. » Il aurait été certainement utile de demander à l’auteur de préciser sa pensée sur ce point. Il est cependant bien net que la signification et la compréhension sont conservées. Citons encore cette phrase révélatrice : « l’aphasique sait mieux que quiconque à quel point il faut sans cesse lutter pour inscrire la pensée dans le langage. » »

 

Dominique LaplaneLa pensée d’outre-motLa Pensée sans langage et la relation pensée-langage, 1998, Institut d’édition Sanofi-Synthélabo.

 

« L’examen des oeuvres produites par la langue ne confirme pas davantage la thèse selon laquelle la représentation ne ferait que dénoter les objets déjà reconnus par la perception. Il serait impossible de rendre par là pleine justice à la richesse profonde de la langue. Celle-ci ôtée, c’en est fini du concept, mais c’en est fini aussi de l’objet pour l’âme, puisque l’objet extérieur ne peut accéder qu’au moyen du concept à l’essentialité capable de la faire reconnaître par l’âme. Car le mot s’enracine précisément dans une telle perception ; plutôt qu’une réplique de l’objet en soi, il l’est de l’image que cet objet a produite dans l’âme. La subjectivité étant inévitablement entrelacée à toute perception objective, il est permis, indépendamment même du langage, de considérer que chaque noyau d’individualité humaine est un centre original de perspective projeté sur le monde. Il en est à plus forte raison ainsi avec la langue, car le mot s’érige en objet, face à l’âme, le fait, comme nous verrons plus loin, en se lestant d’auto-signification et en important une manière d’être originale. […]
L’homme s’entoure d’un univers sonore, afin de recueillir et d’élaborer en lui l’univers des objets. De telles expressions n’outrepassent nullement la plus élémentaire vérité. Les rapports que l’homme entretient avec les objets sont fondamentalement et, osons le dire, puisque aussi bien l’affectivité et l’activité dont il est le théâtre dépendent de ses représentations, exclusivement réglés par la manière dont le langage les lui transmet. C’est par un seul et même acte qu’il tisse autour de lui la trame de la langue et qu’il se tisse en elle ; chacune décrit autour du peuple dont elle relève un cercle dont il n’est possible de s’échapper que pour pénétrer, au même instant, dans un autre. Il faudrait donc voir dans l’apprentissage d’une langue étrangère la conquête d’une perspective nouvelle et le renouvellement de la vision du monde qui dominait jusque-là ; […]
La langue est, dès ses premiers pas, entièrement humaine et a des ressources pour s’avancer, hors de toute préméditation, à la rencontre de tous les objets, qu’ils soient donnés fortuitement par la perception sensible ou qu’ils soient élaborés par l’activité intérieure. »
Wilhelm von HumboldtIntroduction à l’oeuvre sur le kavi (posthume, 1906), trad. P.Caussat, Éd. du Seuil, 1974, p. 199-201.
« Quand je me promène pour la première fois, par exemple, dans une ville où je séjournerai, les choses qui m’entourent produisent en même temps sur moi une impression qui est destinée à durer, et une impression qui se modifiera sans cesse. Tous les jours j’aperçois les mêmes maisons, et comme je sais que ce sont les mêmes objets, je les désigne constamment par le même nom, et je m’imagine aussi qu’elles m’apparaissent toujours de la même manière. Pourtant, si je me reporte, au bout d’un assez long temps, à l’impression que j’éprouvai pendant les premières années, je m’étonne du changement singulier, inexplicable et surtout inexprimable, qui s’est accompli en elle. Il semble que ces objets, continuellement perçus par moi et se peignant sans cesse dans mon esprit, aient fini par m’emprunter quelque chose de mon existence consciente ; comme moi ils ont vécu, et comme moi vieilli. Ce n’est pas là illusion pure ; car si l’impression d’aujourd’hui était absolument identique à celle d’hier, quelle différence y aurait-il entre percevoir et reconnaître, entre apprendre et se souvenir ? Pourtant cette différence échappe à l’attention de la plupart ; on ne s’en apercevra guère qu’à la condition d’en être averti, et de s’interroger alors scrupuleusement soi-même. La raison en est que notre vie extérieure et pour ainsi dire sociale a plus d’importance pratique pour nous que notre existence intérieure et individuelle. Nous tendons instinctivement à solidifier nos impressions, pour les exprimer par le langage. De là vient que nous confondons le sentiment même, qui est dans un perpétuel devenir, avec son objet extérieur permanent, et surtout avec le mot qui exprime cet objet. »

 

BergsonEssai sur les données immédiates de la conscience, 1889, PUF, Quadrige, 2011, p. 96-97.

 

« Telle saveur, tel parfum m’ont plu quand j’étais enfant, et me répugnent aujourd’hui. Pourtant je donne encore le même nom à la sensation éprouvée, et je parle comme si, le parfum et la saveur étant demeurés identiques, mes goûts seuls avaient changé. Je solidifie donc encore cette sensation ; et lorsque sa mobilité acquiert une telle évidence qu’il me devient impossible de la méconnaître, j’extrais cette mobilité pour lui donner un nom à part et la solidifier à son tour sous forme de goût. Mais en réalité il n’y a ni sensations identiques, ni goûts multiples ; car sensations et goûts m’apparaissent comme des choses dès que je les isole et que je les nomme, et il n’y a guère dans l’âme humaine que des progrès. Ce qu’il faut dire, c’est que toute sensation se modifie en se répétant, et que si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c’est parce que je l’aperçois maintenant à travers l’objet qui en est cause, à travers le mot qui la traduit. Cette influence du langage sur la sensation est plus profonde qu’on ne le pense généralement. Non seulement le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée. Ainsi, quand je mange d’un mets réputé exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît, alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire. Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s’exprimer par des mots précis ; mais ces mots, à peine formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité. »

 

BergsonEssai sur les données immédiates de la conscience, 1889, PUF, Quadrige, 2011, p. 97-98.
« Chacun de nous a sa manière d’aimer et de haïr et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n’a-t-il pu fixer que l’aspect objectif et impersonnel de l’amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l’âme. Nous jugeons du talent d’un romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait ainsi fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante individualité. Mais de même qu’on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions d’un mobile sans jamais combler l’espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage. »

 

BergsonEssai sur les données immédiates de la conscience, 1889, Chapitre III : De l’organisation des états de conscience. La liberté, PUF, 2011, p. 123-124.
« Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette ten­dance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces ; et fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. »
BergsonLe rire, 1900, PUF, p.117-118.

 

« [Les] concepts sont inclus dans les mots. Ils ont, le plus souvent, été élaborés par l’organisme social en vue d’un objet qui n’a rien de métaphysique. Pour les former, la société a découpé le réel selon ses besoins. Pourquoi la philosophie accepterait-elle une division qui a toutes chances de ne pas correspondre aux articulations du réel ? Elle l’accepte pourtant d’ordinaire. Elle subit le problème tel qu’il est posé par le langage. […] J’ouvre un traité élémentaire de philosophie. Un des premiers chapitres traite du plaisir et de la douleur. On y pose à l’élève une question telle que celle-ci : « Le plaisir est-il ou n’est-il pas le bonheur ? » Mais il faudrait d’abord savoir si plaisir et bonheur sont des genres correspondant à un sectionnement naturel des choses. À la rigueur, la phrase pourrait signifier simplement : « Vu le sens habituel des termes plaisir et bonheur, doit-on dire que le bonheur soit une suite de plaisirs ? » Alors, c’est une question de lexique qui se pose ; on ne la résoudra qu’en cherchant comment les mots « plaisir » et « bonheur » ont été employés par les écrivains qui ont le mieux manié la langue. On aura d’ailleurs travaillé utilement ; on aura mieux défini deux termes usuels, c’est-à-dire deux habitudes sociales. Mais si l’on prétend faire davantage, saisir des réalités et non pas mettre au point des conventions, pourquoi veut-on que des termes peut-être artificiels (on ne sait s’ils le sont ou ils ne le sont pas, puisqu’on n’a pas encore étudié l’objet) posent un problème qui concerne la nature même des choses ? Supposez qu’en examinant les états groupés sous le nom de plaisir on ne leur découvre rien de commun, sinon d’être des états que l’homme recherche : l’humanité aura classé ces choses très différentes dans un même genre, parce qu’elle leur trouvait à tous le même intérêt pratique et réagissait à tous de la même manière. »
BergsonLa Pensée et le Mouvant, 1934, II, Paris, éd. Alcan, p. 62-63, PUF, 1998, p. 51 et p. 52-53.

 

« Les gens ont tendance à croire qu’il y a un monde de faits opposé à un monde de mots qui décrivent ces faits. Cette idée ne me satisfait pas vraiment. Prenez un exemple. Nous avons l’habitude de voir la couleur comme une « qualité » des objets, ce qui veut dire que la couleur ne peut pas subsister par elle-même, mais doit être inhérente à une chose. Cette conception naît de la façon dont nous nous exprimons. Quand on utilise un adjectif pour exprimer la couleur, on la conçoit comme un attribut des choses, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas avoir d’existence indépendante. Ce n’est pourtant pas la seule façon de concevoir la couleur. Il y a des langues comme le russe, l’allemand, l’italien qui utilisent des verbes pour exprimer la couleur. Si nous devions imiter cet usage en français, en admettant des formes telles que « le ciel bleut », nous serions alors confrontés à cette question : est-ce que je veux parler du même fait quand je dis « le ciel bleut » et « le ciel est bleu » ? Je ne pense pas. Nous disons « le soleil brille », « les bijoux étincellent », « la rivière miroite », « les fenêtres reluisent », « les étoiles scintillent », etc. Autrement dit, dans le cas des phénomènes de brillance, nous faisons usage d’un mode d’expression verbal. Or, en exprimant les phénomènes de couleur par des verbes, nous les rapprochons des phénomènes de brillance ; et de ce fait, nous ne modifions pas seulement notre façon de parler, mais aussi notre façon toute entière d’appréhender la couleur. Nous voyons à présent le bleu différemment – un indice du fait que le langage affecte notre mode d’appréhension tout entier. Dans le mot « bleuant », nous avons clairement conscience d’un élément actif, verbal. Pour cette raison, « être bleu » n’est pas tout à fait équivalent à « bleuant », parce que cette expression manque de ce qui est spécifique au mode d’expression verbal. Le ciel qui « bleut » est vu comme quelque chose qui produit sans arrêt du bleu – il irradie du bleu, pour ainsi dire ; le bleu ne lui est pas inhérent comme une simple qualité, mais il est bien plutôt ressenti comme la pulsation vitale du ciel. Il y a la vague suggestion qu’une force opère derrière le phénomène. Il est difficile de ressentir cela en français ; peut-être cela vous aiderait-il de comparer ce mode d’expression avec la façon de peindre des impressionnistes, qui est au fond une nouvelle façon de voir : l’impressionniste voit dans la couleur une manifestation immédiate de la réalité, un agent libre qui n’est plus lié au choses.
Il y a donc différents moyens linguistiques d’exprimer la couleur. Lorsqu’on le fait au moyen d’adjectifs, la couleur est conçue comme un attribut des choses. Apprendre un tel langage implique pour tous ceux qui le parlent d’avoir l’habitude de voir la couleur comme une « qualité » des objets. Cette conception s’incorpore ainsi à leur image du monde. Le mode d’expression verbal détache la couleur des choses : il nous permet de voir la couleur comme un phénomène ayant une vie propre. Adjectifs et verbes représentent donc deux mondes de pensée différents. »

 

Friedrich Waismann, « La vérifiabilité », 1930, tr. fr. Delphine Chapuis-Schmitz et Sandra Laugier, in Philosophie des sciences – Théories, expériences et méthodes, Vrin, 2004, p. 352-353.

 

« Supposez encore qu’il y ait une tribu dont les membres comptent « un, deux, trois, quelques, beaucoup ». Supposez qu’un homme de cette tribu dise, en regardant un vol d’oiseaux, « quelques oiseaux », alors que je dirais « cinq oiseaux » -est-ce le même fait pour lui et pour moi ? Si, dans un cas de ce genre, je passe à un langage ayant une structure différente, je ne peux plus décrire « le même » fait, mais seulement un autre fait qui ressemble plus ou moins au premier. Quelle est alors la réalité objective que le langage est censé décrire ?
Ce qui s’oppose en nous à une telle suggestion, c’est le sentiment que le fait est là objectivement, quelle que soit la manière dont nous l’exprimons. Je perçois quelque chose qui existe et je le mets en mots. Il semble s’ensuivre qu’un fait est quelque chose qui existe indépendamment du langage, et avant lui ; le langage sert simplement de moyen de communication. Ce que nous risquons de ne pas apercevoir, ici, c’est que la façon dont nous voyons un fait – c’est-à-dire ce que nous soulignons et ce que nous négligeons – c’est notre travail. « Les rayons du soleil tremblant sur le flot des marées » (Pope). Ici, un fait est quelque chose qui émerge d’un arrière-plan, et qui prend forme sur lui. Cet arrière-plan peut être, par exemple, mon champ visuel ; quelque chose qui éveille mon attention se détache de ce champ, est placé en ligne de mire et appréhendé au moyen du langage ; voilà ce que nous appelons un fait. Un fait est remarqué ; et en étant remarqué il devient un fait. « N’était-ce donc pas un fait avant que vous ne le remarquiez ? ». C’en était un, s’il est vrai que j’aurais pu le remarquer. Dans un langage où il n’y a que la série de nombres « un, deux, trois, quelques, beaucoup », un fait comme « il y a cinq oiseaux » ne peut pas être perçu. »

 

Friedrich Waismann, « La vérifiabilité », 1930, tr. fr. Delphine Chapuis-Schmitz et Sandra Laugier, in Philosophie des sciences – Théories, expériences et méthodes, Vrin, 2004, p. 355-356.

 

« Supposez encore qu’il y ait une tribu dont les membres comptent « un, deux, trois, quelques, beaucoup ». Supposez qu’un homme de cette tribu dise, en regardant un vol d’oiseaux, « quelques oiseaux », alors que je dirais « cinq oiseaux » –  est-ce le même fait pour lui et pour moi ? Si, dans un cas de ce genre, je passe à un langage ayant une structure différente, je ne peux plus décrire « le même » fait, mais seulement un autre fait qui ressemble plus ou moins au premier. Quelle est alors la réalité objective que le langage est censé décrire ?
Ce qui s’oppose en nous à une telle suggestion, c’est le sentiment que le fait est là objectivement, quelle que soit la manière dont nous l’exprimons. Je perçois quelque chose qui existe et je le mets en mots. Il semble s’ensuivre qu’un fait est quelque chose qui existe indépendamment du langage, et avant lui ; le langage sert simplement de moyen de communication. Ce que nous risquons de ne pas apercevoir, ici, c’est que la façon dont nous voyons un fait – c’est-à-dire ce que nous soulignons et ce que nous négligeons – c’est notre travail. « Les rayons du soleil tremblant sur le flot des marées » (Pope). Ici, un fait est quelque chose qui émerge d’un arrière-plan, et qui prend forme sur lui. Cet arrière-plan peut être, par exemple, mon champ visuel ; quelque chose qui éveille mon attention se détache de ce champ, est placé en ligne de mire et appréhendé au moyen du langage ; voilà ce que nous appelons un fait. Un fait est remarqué ; et en étant remarqué il devient un fait. « N’était-ce donc pas un fait avant que vous ne le remarquiez ? ». C’en était un, s’il est vrai que j’aurais pu le remarquer. Dans un langage où il n’y a que la série de nombres « un, deux, trois, quelques, beaucoup », un fait comme « il y a cinq oiseaux » ne peut pas être perçu.
Pour rendre ce que je veux dire encore plus clair, considérons un langage dans lequel la description ne prend pas la forme de phrases. Une carte, un langage d’images, un film, une notation musicale fourniraient des exemples d’une telle description. On ne devrait pas considérer une carte, par exemple, comme une conjonction d’énoncés isolés, dont chacun décrit un fait séparé. Car quelle est, diriez-vous, la limite d’un fait ? Où commence l’un et où finit l’autre? Si nous pensons à des descriptions de ce type, nous ne sommes plus tentés de dire d’un pays, d’une histoire racontée dans un film, ou d’une mélodie, qu’ils doivent consister en « faits ». Ici, nous commençons à voir à quel point l’idée selon laquelle le monde est un amas de faits est source de confusion – comme si c’était une sorte de mosaïque faite de petites pierres colorées. La réalité est indivise. Ce que nous avons à l’esprit, c’est peut-être que le langage contient des unités, à savoir des phrases. En décrivant la réalité, en utilisant des phrases, nous y traçons pour ainsi dire des lignes, nous en délimitons une partie, et ce qui correspond à une telle phrase, nous l’appelons un fait. Autrement dit, le langage est le couteau avec lequel nous découpons les faits. (Cette présentation est simplificatrice car elle ne prend pas en considération les énoncés faux).
La réalité, n’est donc pas constituée de faits au sens où une plante est faite de cellules, une maison de briques, une pierre de molécules. Si vous voulez une comparaison, un fait est présent, plutôt, au sens où un caractère se manifeste sur un visage. Je n’invente pas le caractère avant de le lire sur le visage ; non, le caractère est en quelque sorte écrit sur le visage, mais personne ne dirait pour autant qu’un visage est « constitué » de traits qui symbolisent tel ou tel caractère. Tout comme nous devons interpréter un visage, nous devons interpréter la réalité. Les éléments d’une telle interprétation sont déjà présents dans le langage sans que nous en ayons conscience, par exemple dans des matrices telles que les notions de chosité, de causalité, de nombre, ou encore dans la façon dont nous exprimons la couleur, etc.
Remarquer un fait, cela peut être comparé au fait de voir un visage dans un nuage, une figure dans un arrangement de points, ou au fait de prendre soudain conscience de la solution d’une énigme picturale : on voit un complexe d’éléments comme un, on y lit une sorte d’unité, etc. Le langage nous fournit un moyen de comprendre et de catégoriser, et différents langages catégorisent différemment.
« Mais remarquer un visage dans un nuage, ce n’est certainement pas l’inventer ? ». Bien sûr que non ; seulement il se pourrait que vous ne le remarquiez pas si vous n’aviez pas déjà eu l’occasion de voir des visages humains ailleurs. Cela n’éclaire-t-il pas ce en quoi consiste l’acte de remarquer des faits ? Pas un instant je ne voudrais dire que je les invente ; il se pourrait cependant que je sois incapable de les percevoir si je n’avais pas certaines matrices de compréhension toutes prêtes, à portée de main. Ces formes, je les emprunte au langage. Le langage contribue donc à la formation et participe à la constitution d’un fait ; ce qui ne signifie évidemment pas qu’il produise ce fait. »

 

Friedrich Waismann, « La vérifiabilité », 1930, tr. fr. Delphine Chapuis-Schmitz et Sandra Laugier, in Philosophie des sciences – Théories, expériences et méthodes, Vrin, 2004, p. 355-357.

 

« Le langage re-produit la réalité. Cela est à entendre de la manière la plus littérale : la réalité est produite à nouveau par le truchement du langage. Celui qui parle fait renaître par son discours l’événement et son expérience de l’événement. Celui qui l’entend saisit d’abord le discours et, à travers ce discours, l’événement reproduit. Ainsi la situation inhérente à l’exercice du langage, qui est celle de l’échange et du dialogue, confère à l’acte de discours une fonction double : pour le locuteur, il représente la réalité ; pour l’auditeur, il recrée cette réalité. Cela fait du langage l’instrument même de la communication intersubjective.

Ici surgissent aussitôt de graves problèmes que nous laisserons aux philosophes, notamment celui de l’adéquation de l’esprit à la « réalité ». Le linguiste pour sa part estime qu’il ne pourrait exister de pensée sans langage, et que par suite la connaissance du monde se trouve déterminée par l’expression qu’elle reçoit. Le langage reproduit le monde, mais en le soumettant à son organisation propre. Il est logos, discours et raison ensemble, comme l’ont vu les Grecs. Il est cela du fait même qu’il est langage articulé, consistant en un arrangement organique de parties, en une classification formelle des objets et des procès. Le contenu à transmettre (ou, si l’on veut, la « pensée ») est ainsi décomposé selon un schéma linguistique. La « forme » de la pensée est configurée par la structure de la langue. Et la langue à son tour révèle dans le système de ses catégories sa fonction médiatrice. Chaque locuteur ne peut se poser comme sujet qu’en impliquant l’autre, le partenaire qui, doté de la même langue, a en partage le même répertoire de formes, la même syntaxe d’énonciation et la même manière d’organiser le contenu. À partir de la fonction linguistique, et en vertu de la polarité je : tu, individu et société ne sont plus termes contradictoires, mais termes complémentaires.

C’est en effet dans et par la langue qu’individu et société se déterminent mutuellement. L’homme a toujours senti – et les poètes ont souvent chanté – le pouvoir fondateur du langage, qui instaure une réalité imaginaire, anime les choses inertes, fait voir ce qui n’est pas encore, ramène ici ce qui a disparu. C’est pourquoi tant de mythologies, ayant à expliquer qu’à l’aube des temps quelque chose ait pu naître de rien, ont posé comme principe créateur du monde cette essence immatérielle et souveraine, la Parole. Il n’est pas en effet de pouvoir plus haut, et tous les pouvoirs de l’homme, sans exception, qu’on veuille bien y songer, découlent de celui-là. La société n’est possible que par la langue; et par la langue aussi l’individu. L’éveil de la conscience chez l’enfant coïncide toujours avec l’apprentissage du langage, qui l’introduit peu à peu comme individu dans la société.

Mais quelle est donc la source de ce pouvoir mystérieux qui réside dans la langue ? Pourquoi l’individu et la société sont-ils, ensemble et de la même nécessité, fondés dans la langue ?

Parce que le langage représente la forme la plus haute d’une faculté qui est inhérente à la condition humaine, la faculté de symboliser.

Entendons par là, très largement, la faculté de représenter le réel par un « signe » et de comprendre le « signe » comme représentant le réel, donc d’établir un rapport de « signification » entre quelque chose et quelque chose d’autre. »

Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1954, Éd. Gallimard, 1966, p. 25-26.

 

 

« Nous disséquons la nature selon des lignes tracées par notre langue d’origine. Il est faux de croire que les catégories et les types que nous que nous dégageons du monde des phénomènes, nous les y trouvons parce qu’ils sautent aux yeux de tous les observateurs ; au contraire, le monde se présente dans un flux kaléidoscopique d’impressions qui doit être organisé par notre pensée (et cela signifie surtout par le système linguistique qui est présent dans notre pensée). Nous découpons la nature, nous l’organisons en concepts et nous attribuons des significations comme nous le faisons, surtout parce que nous sommes impliqués dans un accord pour l’organiser ainsi (accord qui tient dans toute notre communauté de langue, et qui est codifié dans les schèmes de notre langue). Cet accord est, bien sûr, implicite et non établi, mais ses termes sont absolument obligatoires ; nous ne pouvons pas parler sans appliquer les règles d’organisation et de classification de données imposées par cet accord. »

 

Benjamin Lee Whorf, « Science et linguistique », 1956, tr. fr. Claude Carme, in Linguistique et anthropologie, Paris, Denoël, 1956, p. 125.

 

 

« We dissect nature along lines laid down by our native language. The categories and types that we isolate from the world of phenomena we do not find there because they stare every observer in the face; on the contrary, the world is presented in a kaleidoscope flux of impressions which has to be organized by our minds – and this means largely by the linguistic systems of our minds. We cut nature up, organize it into concepts, and ascribe significances as we do, largely because we are parties to an agreement to organize it in this way – an agreement that holds throughout our speech community and is codified in the patterns of our language. The agreement is, of course, an implicit and unstated one, but its terms are absolutely obligatory ; we cannot talk at all except by subscribing to the organization and classification of data which the agreement decrees […] We are thus introduced to a new principle of relativity, which holds that all observers are not led by the same physical evidence to the same picture of the universe, unless their linguistic backgrounds are similar, or can in some way be calibrated. »

 

Benjamin Lee Whorf, « Science and linguistics », 1956, in Language, thought and reality, Carroll; Ed, pp. 213–214.

 

 

« Sous sa forme première, quand il fut donné aux hommes par Dieu lui-même, le langage était un signe des choses absolument certain et transparent, parce qu’il leur ressemblait. Les noms étaient déposés sur ce qu’ils désignaient, comme la force est écrite dans le corps du lion, la royauté dans le regard de l’aigle, comme l’influence des planètes est marquée sur le front des hommes : par la forme de la similitude. Cette transparence fut détruite à Babel pour la punition des hommes. Les langues ne furent séparées les unes des autres et ne devinrent incompatibles que dans la mesure où fut effacée d’abord cette ressemblance aux choses qui avait été la première raison d’être du langage. […]

Mais si le langage ne ressemble plus immédiatement aux choses qu’il nomme, il n’est pas pour autant séparé du monde ; il continue, sous une autre forme, à être le lieu des révélations et à faire partie de l’espace où la vérité, à la fois, se manifeste et s’énonce. Certes, il n’est plus la nature dans sa visibilité d’origine, mais il n’est pas non plus un instrument mystérieux dont quelques-uns seulement, privilégiés, connaîtraient les pouvoirs. Il est plutôt la figure d’un monde en train de se racheter et se mettant enfin à l’écoute de la vraie parole. […]
Pour établir le grand tableau sans faille des espèces, des genres, et des classes, il a fallu que l’histoire naturelle utilise, critique, classe et finalement reconstitue à nouveaux frais un langage. […] Les choses et les mots sont très rigoureusement entrecroisés : la nature ne se donne qu’à travers la grille des dénominations, et elle qui, sans de tels noms, resterait muette et invisible, scintille au loin derrière eux, continûment présente au-delà de ce quadrillage qui l’offre pourtant au savoir et ne la rend visible que toute traversée de langage. »

 

Michel FoucaultLes mots et les choses, Paris, Ed. Gallimard, 1966, p. 51 et p. 173.

 

« Il est vraisemblable que l’intérêt porté à certaines questions ou à certains objets engendre un vocabulaire permettant de traiter de ces questions ou objets de façon adéquate ; mais il est également vraisemblable qu’un individu né dans un milieu d’une culture spécifique pensera dans des termes en usage dans sa société, et que, par conséquent, la nature de sa pensée en sera affectée. […]
On dit que la langue arabe contient environ six mille mots se reportant plus ou moins directement au chameau [1], y compris les mots dérivés du chameau et les attributs qui lui sont associés – catégories de chameaux selon leurs fonctions, les noms de différentes races, états de grossesse, etc. Il est à peine nécessaire de rappeler que ceci reflète l’importance exceptionnelle du chameau dans la civilisation arabe. De même […] il y a une grande variété de mots utilisés par les Esquimaux pour établir une différenciation entre les aspects multiples de la neige, ce qui pour nous constitue un phénomène unique. Exemple analogue, les Tchouktchees de la Sibérie du Nord-Est ont un grand choix de mots pour désigner le renne.
Cela veut-il dire que nous voyons le monde (dans ce cas les chameaux ou la neige) autrement que ceux qui parlent arabe ou esquimau ? Il faut répondre négativement à cette question, si nous la comprenons comme se rapportant à la capacité de voir. Nous, qui parlons toujours français ou anglais, pouvons apprendre à distinguer des variétés de neige ou des catégories de chameaux, si nous savons ce qu’il faut chercher comme critères de différenciation. Il paraît très probable, cependant, que nous pourrons plus facilement faire de telles distinctions si notre vocabulaire contient des termes spécifiques pour les nommer.

 

Otto Klineberg, « Langage, pensée, culture », Bulletin de Psychologie, janvier 1966, pp. 656-657.

 

[1] Il s’agit en fait du dromadaire.

 

« […] il y a deux ordres de connaissance, deux sortes de références pour l’homme. Celles qui se rapportent à cette réalité concrète, expérimentale qui l’entoure, et celles qui proviennent de cet univers parlé, qu’il invente, qu’il institue, qu’il « origine » par la parole, où il puise sens et compréhension, où il dépasse cette condition réelle de sa vie pour entrer dans un autre univers, qu’on l’appelle fantasmatique, schizophrène, imaginaire, tout ce que l’on veut, peu m’importe : je constate que depuis que l’homme est homme il a éprouvé la nécessité impérieuse de se constituer un autre univers que le constatable et qu’il l’a constitué par la parole, et que cela, il l’a dénommé vérité. Que Mumford fasse du rêve d’un autre monde, que Castoriadis fasse de l’imaginaire, que Caillois fasse du mythe le spécifiant de l’homme, sa singularité unique, peu m’importe, ce qui compte pour moi, c’est que la valeur unique de la parole réside là. Elle n’est pas liée au réel, mais à sa capacité de création de cet univers autre, sur-réel si on veut, méta-réel, métaphysique, que par commodité on peut donc nommer l’ordre du vrai. La parole est créatrice, fondatrice, génératrice du vrai. En faisant bien attention au fait que je n’établis pas là une hiérarchie, d’un réel médiocre et sans valeur à une vérité transcendante. J’établis deux ordres différents. Je ne parle pas encore de Vérité, mais simplement de l’ordre du vrai (qui est aussi celui du non-vrai, de l’erreur et du mensonge, assurément !). Ce n’est pas à dire que la parole n’ait rien à faire avec la réalité. […] Mais je cherche le spécifique. Celui-ci réside dans ce que rien d’autre que la parole ne peut atteindre ni instituer, l’ordre du vrai. »

 

 

Jacques EllulLa parole humiliée, 1981, Éditions du Seuil, p. 26-27.
« Comment fait-on l’expérience du monde ? N’est-ce pas toujours par le langage que nous approchons des faits et n’est-ce pas le langage qui préforme toutes les possibilités d’interpréter les résultats de nos observations ? S’il est vrai que le langage est tellement décisif dans notre approche des choses, on trouvera peut-être que cela met en péril la valeur  de  notre  connaissance  du  monde.  Mais  je  crois qu’on sous-estime en ce cas les possibilités du langage ; le relativisme que l’on soupçonne en considérant la variété et la multiplicité des langues me semble être chose très fictive. Il y a le phénomène de la traduction, on sait apprendre une langue étrangère, l’utiliser, et employer plusieurs schématismes linguistiques, et on ne pense aucunement perdre quelque chose en se plongeant dans une langue nouvelle. Au contraire, on se rend compte que tout devient plus vaste, plus large, que tout est nouveau et c’est pourquoi c’est intéressant et instructif. La théorie qui permet de décrire ce résultat est la théorie de l’herméneutique. Cela veut dire que chaque langue a  la possibilité de tout dire. Et c’est pourquoi chaque langue n’est pas  du tout une limitation de notre  expérience et qu’elle est seulement un intermédiaire qui nous rapproche des choses. Sans doute, c’est toujours un rapprochement un peu limité, mais on peut changer de vue, on peut se rapprocher  d’un  autre  point  de  vue,  dans  une  autre langue, etc. C’est pourquoi le cas de l’herméneutique est beaucoup plus fondamental et n’est pas limité à une question de méthodologie des sciences humaines. Car se rapprocher  du monde par  le  langage,  ce  n’est  pas  l’affaire propre des sciences humaines mais c’est la situation humaine en général. Pour rendre compte de cette situation, on doit naturellement examiner toutes ces formes, toutes ces possibilités du langage et je crois qu’il y a là un rapprochement  très  fertile,  qui  n’est  pas  encore  assez  utilisé, entre l’analyse de la langue quotidienne en Angleterre et notre tradition continentale. »

 

Hans-Georg GadamerL’Art de comprendre. Écrits I: herméneutique et tradition philosophique, 1982, Trad. de l’allemand par M. Simon, Paris, Aubier- Montaigne, p. 46.
« La parole est bien sûr le premier et le plus indispensable moyen de diffusion de l’information. Elle fait de nous des humains, nous permet de rester humains – elle est la caractéristique même de l’humain. Ceci ne veut pas dire pour autant que les humains parleraient tous avec la même facilité des mêmes choses et de façon similaire s’ils n’avaient pas d’autres moyens de communication. Nous savons que les différences dans les systèmes linguistiques entraînent des différences dans ce qu’on peut appeler la « conception du monde ». La structure grammaticale propre à chaque langue a une influence considérable sur la manière dont chaque peuple conçoit le temps, l’espace, les choses et les phénomènes. Il faut donc admettre que tous les hommes n’ont pas la même compréhension de l’organisation du monde. Si on considère maintenant le nombre et la diversité des moyens de communication autres que la parole, on peut imaginer l’importance des divergences dans la conception du monde selon les différentes cultures. Bien que la culture soit une création de la parole, elle est « recréée à nouveau » par chaque moyen de communication – de la peinture aux hiéroglyphes, de l’alphabet à la télévision. En donnant une nouvelle orientation à la pensée, à l’expression et à la sensibilité, chaque média, comme le fait le langage, ne rend possible qu’un seul mode de discours. »

 

Neil PostmanSe distraire à en mourir, 1985, tr. fr. Thérésa de Chérisey, Nova Éditions, 2010, p. 27.
« Si, pour les hommes, l’univers possède une existence c’est dans la mesure où leurs langues donnent des noms à ce que leurs sens et leurs machines peuvent en percevoir. Il importe peu aux choses d’avoir des noms ou de n’en pas avoir. Mais il importe beaucoup à l’espèce qui vit au milieu d’elles de leur en donner. Vérité sur le langage que rappelle, dans un autre contexte mais aussi clairement que les traités théoriques, le plus linguistique des ouvrages de fiction, Alice au pays des merveilles : « Est-ce que les insectes répondent à leurs noms ? » : demande le taon. Sur quoi Alice : « Pas à ma connaissance, » « À quoi leur sert », réplique le taon, « d’avoir des noms, si ce n’est pour y répondre ?». À cela, Alice répartit : « À eux, ça ne sert à rien mais j’imagine que cela a une utilité pour les gens qui les nomment. Autrement, pourquoi les choses auraient-elles de noms ? »[1]
Cependant, nommer n’est pas reproduire, mais classer. Donner un nom aux choses, ce n’est pas leur attribuer une étiquette. Construire ou interpréter des phrases, ce n’est pas prendre ou contempler une photo­graphie d’objets. Si les mots des langues n’étaient que des images des choses, aucune pensée ne serait possible. Le monde ne sécrète pas de pensée. Or, il est pensable pour l’homme, qui tient des discours sur lui. C’est donc que les mots, et plus précisément ce qu’en linguistique on appelle signes, ne sont pas de simples étiquettes dont l’ensemble constituerait les langues en purs inventaires. Ce ne sont pas les articles énumérables d’une taxinomie. Ce sont des sources de concepts. Par eux, l’univers se trouve ordonné en catégories concep­tuelles. Des catégories, donc, qui ne sont d’aucune manière inhérentes à la nature des choses. La langue reconstruit à son propre usage, en se les appropriant, les objets et notions du monde extérieur (qui, comme on l’a vu, constituent ce que les linguistes appellent le réfé­rent). Et cette construction est elle-même soumise à modifications,  puisque tes emplois dans des situations de discours sont toujours variables, comme les modèles idéologiques qui s’y déploient.
Ainsi les langues, en parlant le monde, le réinventent. Elles ordonnent objets et notions selon ce qu’on pourrait appeler un principe de double structuration.
La première structuration est celle qui crée des catégories par abstraction, et les hiérarchise. Le monde ne contient pas d’objets qui représentent la pluralité, la singularité, la dualité, l’animé, l’humain, la qualité, la quantité, la possession, la détermination, l’agent, le patient, la transitivité, la couleur, la parenté. Mais ces catégories sont présentes dans les langues en tant qu’universaux : non pas toutes à la fois selon les mêmes structures formelles dans n’importe quelle langue, mais en tant qu’ensemble d’éléments possibles, au sein duquel chacune occupe une position.
La seconde structuration est interne. C’est celle qui organise les langues elles-mêmes, à plusieurs niveaux, en réseaux de solidarités. Le signifié d’un signe, au sein du lexique et, en particulier, d’une zone sémantique, est défini par sa différence. »

 

Claude HagègeL’Homme de paroles, 1985, Folio essais, 2002, p. 169-171.

[1] L. Carroll, Alice’s adventures in wonderland, Potter, 1960, p. 225.

 

« […] d’une langue à l’autre, la mise en forme se réalise de manière différente, et parfois considérablement. Il est difficile de savoir ce qu’il y a lieu de conclure de cette observation déjà ancienne. Elle est au coeur de l’hypothèse dite de Sapir-Whorf, du nom des linguistes américains qui lui ont donné sa forme la plus dramatique. « Nous disséquons la nature selon les lignes tracées à l’avance par nos langues maternelles. »[1] Chaque langue est un système complexe de structures grâce auquel une culture organise les catégories dans lesquelles le locuteur analysera l’expérience, relèvera ou négligera certains types de rapports et de phénomènes, et maîtrisera ses raisonnements. Étudiant le système verbal du hopi (parlé dans l’Arizona), Whorf montre qu’il ne comporte pas de forme se rapportant directement à l’expression du temps, mais qu’il est en revanche structuré selon des modalités qui relèvent de ce que les grammairiens appellent l’aspect, et contraint par exemple les Hopis à prêter attention aux processus vibratoires ou ondulatoires. Seraient-ils alors plus proches que ceux qui parlent une langue indo-européenne de la vision du monde que fournit la physique contemporaine ? En le soutenant parfois, Whorf ne semble pas penser que ce genre d’affirmation se retourne contre sa thèse, du moins dans ses versions les plus fortes : car ce sont précisément des savants dont les langues maternelles étaient indo-européennes qui ont élaboré la physique, montrant par là qu’une langue n’impose pas une vision du monde dont il soit impossible de s’affranchir par un travail qui se concrétise dans l’élaboration d’une langue spécialisée permettant d’exprimer les phénomènes considérés.

À côté de cet argument spéculatif, nous avons depuis les années soixante-dix des raisons positives pour infirmer la thèse culturaliste. E. Rosch, ayant constaté que les Danis (Nouvelle-Guinée) ne disposent que de deux termes pour les couleurs, dont l’un s’applique aux teintes claires et chaudes, et l’autre aux teintes sombres et froides, se demanda quels effets pouvait avoir un vocabulaire aussi limité sur les comportements relatifs aux couleurs. Pensant obtenir une confirmation de la position de Whorf, elle soumit les Danis à deux tests distincts, l’un de nomination, l’autre de reconnaissance. Disposant devant les sujets de son expérience quarante échantillons de teinte ou de clarté différente, elle leur demanda d’abord de les nommer ; ensuite, après avoir montré un échantillon à un Dani, elle le faisait attendre dans l’ombre, puis lui demandait de retrouver l’échantillon parmi les quarante. La même procédure était reprise avec des Américains. Au premier test, les résultats furent ceux qu’on attendait : avec leurs deux termes de couleur, les Danis eurent beaucoup de difficultés. Mais la surprise vint du second test : les Danis reconnaissaient à peu près les couleurs de la même manière que les Américains. Les différences dans le vocabulaire disponible n’avaient guère d’influence sur les mécanismes de stockage en mémoire ou de rappel : la mémoire et la reconnaissance dépendent moins de la structure du lexique que de celle du système nerveux. La relativité culturelle a des effets beaucoup plus limités qu’on ne s’y attendait. »

 

Jean-Claude Pariente, « Le langage », in Notions de philosophie, I, Folio essais, 1995, p. 404-405.

[1] B. L. Whorf, Language, Thought and Reality, New York, 1958, p. 213.

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One comment

  1. Commentaire by alice durer on 28 mai 2021 at 15 h 48 min

    Merci beaucoup pour ce contenu! Tout est vraiment très intéressant et bien choisit.

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